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Chapitre VI. La musique des anciens

3. Polyphonie ou monodie

48 La question technique fondamentale à laquelle tentèrent de répondre les historiens de

la musique fut celle de savoir si les Grecs connurent ou non la polyphonie. L’enjeu est d’importance mais surtout a valeur différente suivant les moments. Les débats prennent une tournure spécifique selon que la polyphonie est considérée comme preuve de perfection ou preuve de dégénérescence. Deux facteurs entrent en jeu dans l’établissement de cette valeur : la conception générale de l’évolution du langage musical et la recherche d’un idéal d’expression. Cette dernière se développe en trois phases au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.

49 L’humanisme, tout comme plus d’un siècle plus tard la théorie rousseauiste, voyait en

la mélodie et sa relation au texte dans un rapport où ce dernier domine l’organisation musicale, une perfection à atteindre. Au contraire, à la fin du XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe siècle, l’écriture polyphonique représente l’expression la plus raffinée, celle qui fait preuve d’un avancement de la technique. Les schémas évolutifs transparaissent derrière de telles conceptions. Considérer que la musique n’a cessé d’évoluer pour connaître son état de perfection dans la pratique polyphonique de l’époque baroque suppose un état primitif dans l’antiquité ; état qui put être supérieur au haut moyen âge mais qui ne pourrait jamais rivaliser avec celui que les historiens vivent. Au contraire, imaginer la musique grecque comme modèle de perfection soulève quelques ambiguïtés. D’un côté, humanistes et « mélodistes » y voient le lieu d’un raffinement idéal où l’harmonie n’avait pas encore dénaturé les relations entre texte et musique. D’autre part, il est tout aussi possible, dans le cadre de cette idéalisation également suivie d’une dégénérescence consécutive aux invasions barbares, de trouver dans la Grèce antique des preuves de l’existence d’une polyphonie ; présence qui ne peut qu’ennoblir l’état actuel de la musique. Se prévaloir de la Grèce revêt donc deux aspects contradictoires mais distingués chronologiquement. Les humanistes et les chercheurs d’une « unité de mélodie » encadrent la querelle des Anciens et des Modernes, celle de la fin du XVIIe siècle, durant laquelle le mythe de l’antiquité parfaite se voit attribuer une fonction courtisane envers le monarque apollinien46 :

humanisme imperfection

polyphonie rousseauisme

perfection théories mythistoriques

monodie

perfection rousseauisme

50 Une fois encore, la réflexion est conditionnée par l’expression polémique, étant donné

qu’un même principe se voit taxé de deux vocables, parfait et imparfait, suivant les moments. L’expression polémique entraîne également un traitement des sources « orienté ». Surtout, les prétentions tardives comme celles des Encyclopédistes et de Jean-Jacques Rousseau en particulier bénéficient de l’apport de cent cinquante ans de recherches passionnées et reposent donc sur des bases qu’ils considèrent quasiment irréfutables. Il leur suffit de revendiquer l’œuvre de tel ou tel historien pour n’avoir pas à proposer de longs développements. Cette situation historique rend les travaux publiés à partir de 1740 moins intéressants puisqu’ils n’offrent que des confirmations. Il va donc falloir montrer quels furent les arguments mis en jeu pour ou contre l’existence de la polyphonie jusqu’aux années 1740 lorsque les échanges d’articles entre Burette et Guillaume Hyacinthe Bougeant et le père du Cerceau, tous les deux collaborateurs aux Mémoires de Trévoux, eurent épuisé le sujet47. C’est à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle que le débat commence à prendre plus d’ampleur.

51 Les réflexions de Claude-François Ménestrier à propos de la polyphonie chez les

Anciens prennent place dans ses recherches sur les représentations en musique, c’est- à-dire sur une définition du langage musical des tragédies et comédies antiques grecques. Il n’exclut pas l’idée de l’existence de l’écriture polyphonique. Ce qui le préoccupe, c’est la place qu’elle pouvait occuper dans leur théâtre :

« Le peu d’usages qu’eurent les Grecs de la Musique à plusieurs parties, ou de contrepoint, dans leurs pièces dramatiques, a fait douter si leur Musique avoit été aussi parfaite que la nôtre.48 »

52 En prenant la présence de la polyphonie comme un fait acquis, Ménestrier pouvait se

concentrer sur son objet. Il justifie l’apparente absence, car jamais il ne donne un exemple, qui confirmerait son « peu d’usages » cité ci-dessus, de polyphonie au théâtre par le fait qu’elle convient peu et en tous les cas moins bien que l’air solo ou le récitatif. En effet, l’objectif des dramaturges était de toucher l’âme de sorte qu’ils remarquèrent très tôt que « les inflexions de la voix, le nombre & la cadence des paroles, les caractères des sentimens pouvaient faire ces grands effets49 ». Or, rien de tel que la monodie pour remplir cette mission « pour que cette harmonie où les parties s’entre- choquent, ne fait qu’un bruit confus où les paroles ne se distinguent presque point ». La preuve de ce choix réside dans la place qu’occupe la monodie depuis la « résurrection » de l’opéra en Italie à la fin du XVIe siècle. L’argument exploité pour soutenir l’existence de la polyphonie ne repose que sur les récits merveilleux. Si la musique produisait de tels effets, cela signifie que la polyphonie était familière aux compositeurs grecs.

53 Perrault prend pour point de départ de sa réflexion deux définitions de la musique : elle

est une « modulation du simple chant » et « mélange de plusieurs parties ensembles50 ». L’ingénieur-architecte regarde cette seconde sorte de musique comme la plus belle mais aussi « celle que l’on peut dire avoir été ignorée par les anciens51 ». Si quelques théoriciens anciens font des allusions évasives à la polyphonie, ce qu’ils en disent laisse plus de place aux conjectures qu’aux raisonnements et aux analyses. Perrault se donne pour tâche de résumer les préceptes des anciens de manière à ce qu’aucune ambiguïté

n’apparaisse dans l’idée que les modernes peuvent en avoir. Puisque les écrivains anciens définissent la musique comme l’art de composer en chant, c’est dans ce sens qu’il faut comprendre leur usage du terme harmonie. La musique harmonique figure à côté de cinq autres genres et diffère en ce qu’elle donne les règles du chant tandis que la rythmique s’occupe de la danse, la récitative de la récitation, l’organique du jeu des instruments, la poétique des vers et de leur structure, l’hypocrétique des gestes de la pantomime.

54 Ainsi défini l’objet spécifique de la musique harmonique par rapport aux autre genres

de musique, il ne restait à Perrault qu’à prouver qu’aucun de ses éléments ne pouvait être utilisé pour l’élaboration de la polyphonie. L’argumentation repose sur deux points. Les systèmes, c’est-à-dire l’ensemble des intervalles, ne servaient pas à la formation d’accords mais à aider les chanteurs à entonner juste. Leur distinction des intervalles consonants et dissonants ne laisse pas imaginer une écriture accordique. Certes, Plutarque mentionne l’usage de deux voix simultanées à la quarte, à la quinte, à l’octave, à la douzième et à la quinzième, mais ce sont là des simultanéités qui ont peu d’intérêt à en juger par les compositions modernes puisqu’elles excluent les deux intervalles les plus utiles, à savoir la sixte et la tierce. Perrault ajoute à ces deux arguments l’absence dans Plutarque d’une mention d’un inventeur de la polyphonie qu’il n’aurait pas négligé de citer s’il avait existé :

« Car comme il est croyable que l’on a chanté à une seule voix, avant que d’avoir chanté à plusieurs, Plutarque n’aurait pas manqué de marquer les inventeurs de ces deux genres de Musique, pour faire voir le progrès qu’elle a fait en différens temps. 52 »

55 Chateauneuf, ardent défenseur des anciens, reprend encore l’Essai de physique de

Perrault pour point de départ de sa réflexion. Non seulement, il prouve que les théoriciens anciens discutèrent de l’écriture polyphonique mais aussi que certains instruments étaient construits de manière à produire plusieurs voix en même temps. Son premier argument repose sur trois remarques :

L’usage d’un vocabulaire spécifique (« consonances, accompagnemens, concours, complications des tons ») chez Macrobe et Ptolémée.

Les requêtes de Platon contre l’introduction de « l’usage des différentes parties dans les accompagnemens ».

Les descriptions de pratiques polyphoniques chez Sénèque.

56 Les descriptions de la lyre, et particulièrement du nombre des cordes, et du « zeugos »,

la double flûte, entraînent Chateauneuf à assimiler l’élaboration de l’instrument à un jeu polyphonique.

57 Pierre-Jean Burette va raffiner l’argumentation de Perrault qui ne laissait pas, malgré

ses prétentions, de provoquer quelques ambiguïtés et des attaques comme celle de Chateauneuf. Tout comme son prédécesseur, il part de la définition du terme harmonie dans le sens où l’entendaient les Grecs :

« ... l’arrangement de plusieurs sons, qui se succèdent les uns aux autres ; & jamais le mélange de ces sons, qui frappent l’oreille en même temps.53 »

58 Par contre, « symphonie » prend la signification chez les Anciens que le mot

« harmonie » possède au XVIIIe siècle :

« l’union de plusieurs sons harmonieux, qui s’accordent tous ensemble, pour former ce qu’on appelle vulgairement un Concert.54 »

1. 2. 3.

59 Burette distribue ces symphonies en trois catégories selon qu’elles sont vocales,

instrumentales ou une combinaison des deux. Or chacune de ces catégories renferme deux manières d’exécution : homophonique ou antiphonique. C’est cette deuxième manière qui soulève quelques difficultés, car, s’il est communément admis qu’existait l’antiphonie à l’octave, la pratique d’une antiphonie à la tierce laisse planer des doutes. Certains, ajoute Burette, se sont référés à Athénée pour prouver l’existence d’antiphonies à la tierce dans la symphonie vocale. Ces tentatives reposent – et il le montre par des citations –, sur des incompréhensions des textes originaux. Au contraire, ce qui existait, ce sont les concerts sur différents modes avec les instruments. Il semble donc que les Grecs connurent l’antiphonie à la tierce, et Burette est bien obligé de le signaler même s’il s’empresse de préciser qu’il « ne sache point d’auteur qui le dise en termes formels55 ». La quarte et la quinte, consonances reconnues, apparaissent dans les concerts en antiphonie mais seulement au temps de Plutarque.

60 Pierre-Jean Burette ne clôturait pas complètement le débat. Cependant, il argumentait

solidement son étude de sorte que les attaques que voulurent lui porter quelques partisans de la polyphonie tournèrent court au profit de l’Académicien. Ses théories furent abondamment lues de même que ses éditions de monuments de la musique grecque et ses recherches sur des points particuliers comme le rythme. De Caffiaux à Laborde, rien de neuf ne paraît sur la musique grecque. Les démonstrations de l’abbé Roussier, même si elles se veulent fondées sur la musique des anciens, relèvent de l’élucubration mathématique dont la portée concerne plus les théories ramistes que les théories grecques. Les travaux d’organologie restent aussi précis que les sources iconographiques sont douteuses. La compréhension des systèmes modaux n’apporte rien de fondamentalement neuf à ce qui avait été dit par les humanistes italiens. Laborde peut seulement se prévaloir de clarifier par des tableaux de lecture relativement aisée les explications sur les modes.