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Chapitre V. les transformations de l’art musical

5. LA NOTION DE DÉTERMINISME HUMAIN

73 L’ouvrage en trois de volumes de Juvenal de Carlencas, Essais sur l’histoire des belles-

lettres, des sciences et des arts (1749) a des ambitions très larges. Il se veut un survol

historique de toutes les productions de l’esprit humain, de la mécanique à la peinture en passant par l’horlogerie et la musique. Dans sa préface, l’auteur évoque le courant général de l’histoire :

« On y [histoire des sciences] suit les démarches de l’esprit humain dans l’invention des Arts, dans leur progrès, & dans leur perfection. On y observe l’affoiblissement où il tombe ensuite, après s’être épuisé ; les ténèbres qui le couvrent quelquefois ; les foibles lueurs qui s’échappent à travers ces sombres nuages, & qui recueillies avec soin, répandent souvent une vive lumière.68 »

74 Pas de schéma préconçu donc avant toute analyse particulière, dans lequel il aurait pu

arranger les événements spécifiques. Le rythme évolutif d’une science semble être celui de l’homme. Cette assertion se justifie lorsque l’on analyse les quelques pages consacrées à la musique.

75 Ce qu’il retient de la musique depuis sa création ne reflète pas vraiment l’état des

connaissances érudites vers 1740, loin de là. Constatation qui se justifie par la conception de l’ouvrage : survol de toutes les productions de l’esprit humain en trois volumes sans se méprendre ou ignorer des détails relève du défi. Cela n’empêche qu’il se montre lecteur attentif des recherches récentes comme celles sur le moyen âge de l’abbé Lebeuf, celles sur l’antiquité grecque de Pierre-Jean Burette et ses détracteurs, et aussi lecteur assidu de la Bible. Cependant, Juvenal de Carlancas ne se sent pas toujours à l’aise.

76 Ses considérations sur l’antiquité sont claires. Il n’y a aucun doute possible. Son

attachement à l’Ecriture sainte l’incite à insister sur la musique dans le monde hébraïque, d’une manière exagérée et peu objective69 :

« La Musique des Israélites étoit grave & majestueuse, douce & agréable, quelquefois triste & lugubre.70 »

77 Israël est le lieu d’origine de toutes les musiques : de Jérusalem, elle est transmise vers

l’Egypte mais aussi vers le monde oriental. L’auteur reconnaît que l’art musical s’adapte dès ce temps-là au génie et au caractère de chaque peuple :

« Les Arts prennent une teinture des mœurs des Peuples qui les cultivent.71 »

78 D’Egypte en Grèce, la musique subit une transformation notoire qui sera à nouveau

renversée au crépuscule de l’Empire romain : d’abord uniquement destinée au culte, elle s’élargit au monde profane pour finalement « après l’extinction du Paganisme, & la clôture du théâtre72 » revenir à sa seule fonction au sein de la religion. Jusque-là, le schéma de Juvenel est élaboré selon des critères précis, non originaux mais organisés.

79 Le moyen âge le plonge dans un certain embarras, un peu comme s’il plaquait l’une

après l’autre les informations puisées dans différentes sources. Deux conceptions se suivent. La première hérite de connaissances communes dès le XVIIe siècle, consistant en une vision « paléographique » de l’évolution de l’art musical. Saint Grégoire, Guy d’Arezzo et Jean de Muris marquent les trois étapes de ce développement de la notation : de l’alphabet à la notation sur ligne pour aboutir à la notation proportionnelle. Une seconde conception concentre l’attention, comme il se doit, sur la France. Là, le survol est encore plus rapide : Charlemagne introduit le chant grégorien, toute la musique dégénère, François Ier tente de la relever. La difficulté est d’autant plus grande pour Juvenel de Carlencas qu’il dissocie plain-chant et musique profane comme s’il s’agissait de deux mondes, certes issus de la même souche mais devenus indifférents :

« De ce que nous venons d’observer il s’ensuit que quoique le Plain-chant & la Musique aient la même origine, &, pour ainsi dire, le même berceau, ils se ressemblent fort peu.73 »

80 Ses critères de différenciation demeurent de même ordre que ceux mis en œuvre pour

qualifier la musique des Hébreux. Si la « Musique » est fait d’« enjouement », « gaîté » et « rafinements », le plain-chant reste « simple », « naturel », animé de « noblesse » et de « majesté ».

81 La rupture entre le moyen âge et l’époque suivante est abrupte. De François Ier, Juvenel

de Carlencas passe directement à l’opéra lullyste et pré-ramiste, reprenant alors les lieux communs de l’esthétique lyrique et en mentionnant les œuvres majeures qui scandèrent la vie musicale parisienne de 1680 à 1730.

82 Il ne faut pas s’attendre dans un tel ouvrage à une élaboration originale et raffinée

d’une histoire de la musique. Toutefois, l’égalitarisme qui régit, de manière certes un peu variable, le traitement de chaque science imprime à l’histoire de la musique un caractère nouveau. Il faut essayer que le lecteur ne se perde pas dans une profusion de détails techniques qui noyeraient la musique et obscurciraient sa situation par rapport aux autres sciences et arts. Conception précise de l’antiquité, du moyen âge comme un tout allant de la fin du paganisme au dynamisme insufflé par François Ier et de la perfection de l’art moderne au travers de l’opéra. Il y a bien des prémonitions de cette périodisation chez René Ouvrard ou Bonnet-Bourdelot. Cependant, chez ce dernier, le schéma disparaît sous un amas d’éléments secondaires, tandis que Juvenel de Carlencas tente, tant bien que mal, de rendre tout cela évident pour quiconque. Finalement, il réussit dans le but qu’il s’était assigné dans sa préface.

« On ne doit permettre à l’esprit que des progrès utiles.74 »

83 Cette phrase du premier tome de L’esprit des beaux-arts (1753) d’Estève laisse entrevoir

quelles pourraient-être les conceptions qu’il se fait des transformations de l’art musical, art qui occupe une place de choix parmi les « beaux-arts » représentés par « l’Art de la Parole75 », les « expressions Sonores76 », les « mouvemens du corps & de leur représentation77 », « l’Architecture78 ». Titre également significatif évoquant l’ouvrage très diffusé et influent de l’abbé Batteux. Estève se donne d’ailleurs pour tâche, dans sa préface, « de ramener les Beaux Arts à quelque principe primitif & constant ». Il y a entre la préface et la phrase citée en exergue une contradiction évidente. Comment accepter le progrès de l’esprit humain si l’on s’efforce de rechercher un principe simple et fondamental aux arts, d’une manière quelque peu nostalgique ? Les XVIIe et XVIIIe siècles sont empreints d’une nostalgie pour une antiquité idéale. Le fait est suffisamment connu. Mais cette antiquité idéale n’est plus uniquement représentée par la Grèce classique ; elle peut l’être par une forme idéale d’expression qui répond à des préceptes tels que simplicité, clarté, pureté. Estève veut insister sur ce point sans tomber dans la trop commune admiration des productions grecques. Nostalgie et optimisme sont conciliables si l’esprit humain découvre un équilibre et ne le rompt pas. L’histoire devient ainsi le champ d’investigation de cet état idéal.

84 Le plaisir est la clef de voûte de la réflexion esthétique d’Estève. Mais il avance cette

condition avec beaucoup de précaution, n’assimilant pas savant et désagréable : « Jusqu’à présent le goût gothique n’a été distingué que dans l’Ecriture, l’Architecture, la Sculpture & la Peinture. Se pourroit-il que tous les autres Arts ne fussent préservés de la dégradation ? Que pensons-nous d’une Eloquence pleine de sophismes, d’une Musique sçavante & non agréable : n’est-ce pas là encore du gothique ?79 »

85 Une fois encore, Estève use avec ambiguïté de sa terminologie. La musique savante est-

elle nécessairement désagréable ? Il faut pour résoudre ce problème analyser l’ouvrage qu’il avait publié deux ans avant L’esprit des beaux-arts, Nouvelle découverte du principe de

l’harmonie avec un Examen de ce que M. Rameau a publié sous le titre de Démonstration de ce principe (Paris, 1751). Dans l’introduction de cet opuscule, ce membre de la Société

Royale des Sciences de Montpellier discute longuement de l’apport de la réflexion théorique à la pratique et donc à la connaissance du fonctionnement des sentiments. Tout provient de la découverte théorique. Celle-ci se précipite trop souvent dans l’application et évite de longues et plus profondes interrogations sur sa valeur :

« Cette science [la musique] ne peut être perfectionnée par l’habitude seule d’y travailler, & voilà pourquoi elle est encore si près de son commencement.

Une autre raison du peu de progrès de la Musique théorique, c’est qu’on a désiré peut-être trop tôt d’en venir à la pratique.80 »

86 Les conséquences incontrôlées d’une découverte théorique reviennent dans l’ouvrage

de 1753 :

« Avant que de se livrer aux combinaisons harmoniques, n’auroit-il pas fallu s’assurer si elles pourroient permettre la grande vérité de la mélodie.81 »

87 Dans le même ouvrage, sans aucune volonté de critique acerbe, bien au contraire,

Estève évoque déjà ce « principe méchanique & primitif » que Rameau avait entrevu. Cette remarque autorise donc à affirmer que si Estève est un nostalgique, il ne l’est pas à la manière de Rousseau puisque les recherches harmoniques savantes et leurs

applications tout aussi savantes ne rendent pas nécessairement la musique désagréable : elles ouvrent la voie vers la découverte du principe premier.

88 Estève aurait pu éviter un recours à l’histoire et se concentrer sur son projet de

géométrisation des sentiments dans leurs rapports avec la musique, découverte qui ne pourrait que conduire à la gloire :

« Appliquer la règle & le compas au tumulte du sentiment, trouver la relation de vérité numérique aux mouvemens de l’âme, soumettre à des proportions & au calcul les passions & les plaisirs, ce seroit sans doute une découverte qui, de notre siècle, ferait une époque.82 »

89 Et pourtant, l’écrivain n’a de cesse de recourir à l’histoire que ce soit de manière

générale dans son introduction ou de manière particulière dans les diverses sections de son ouvrage. Il ne s’explique jamais sur son choix. On ne peut que supposer deux raisons : d’une part, rechercher dans le passé s’il y eut un état idéal de connivence entre production artistique et émotion ; d’autre part, montrer la contribution de chaque découverte au perfectionnement de l’esprit humain qui ne peut que conduire à cet équilibre idéal entre œuvre et spectateur.

***

90 Le Traité du mélodrame (1772) de Garcin offre en quelques pages une histoire des

conditions de la musique depuis ses origines jusqu’au XVIIIe siècle. L’auteur ne revendique pas l’originalité de son point de vue :

« Voyez sur-tout l’Ouvrage Anglois intitulé : Dissertation on the Rise, Union and Power, &c of Poëtry and Music, d’où j’ai tiré la plus grande partie de ces détails83.

91 Que signifie en fait « histoire des conditions de la musique » ? Chez Garcin, ce vocable

recouvre – il ne l’utilise pas –, l’ensemble des facteurs sociaux qui contribuent à favoriser ou défavoriser les progrès de l’art. Plutôt qu’à se référer à des particularités de langage, à des œuvres ou à des compositeurs, l’auteur de cette poétique d’un genre lyrique cherche dans l’organisation sociale un moyen de bâtir son schéma historique. L’idée n’est pas totalement neuve en France pour ce qui est de l’histoire des productions de l’esprit humain en général, mais n’avait jamais été ébauchée pour la musique que par Jean-Jacques Rousseau d’une manière beaucoup plus large, sans un usage constant de la référence aux événements.

92 Pourtant, Garcin ne compte pas parmi les émules des théories rousseauistes. Son

interprétation des premiers temps de l’art musical s’oppose fondamentalement à celle énoncée dans l’Essai sur l’origine des langues :

« Tant qu’une Nation, dans ses commencemens, n’a point passé de la barbarie à l’état de civilisation, rien de plus grossier, ni de plus imparfait que l’expression qu’elle donne aux passions & aux mouvemens de l’âme.84 »

93 Garcin part de la conception d’un art global réunissant « ces trois choses, chant, geste &

poësie » pour expliquer que la musique put, au-delà du passage de l’état de barbarie à celui de civilisation, connaître un développement rapide. Il ne doute pas de son assertion, s’appuyant sur des témoignages contemporains ramenés des « Sauvages Américains » ou des « Peuples d’Orient ». Cette union des trois arts devait jouer en faveur de leur considération au sein des premières civilisations dont la plus brillante reste la grecque :

« Un Art aussi étendu que celui de la Musique dans ces anciens temps, devoit nécessairement entrer en grande considération, & être employé à beaucoup d’usages.85 »

94 Cette idée est très importante dans la démarche de Garcin. Elle lui permet, par exemple,

d’expliquer les effets merveilleux de la musique grecque. Puisqu’elle occupait une place si grande, il fallait en faire un outil de conditionnement. Les modes, le rythme, la mélodie sont adoptés pour répondre à des effets précis et répétés :

« Par de tels procédés, on accoutumoit les esprits à l’association de certaines idées, on rendoit la Musique capable de produire certains effets constans & déterminés. 86 »

95 Les conséquences d’un tel usage n’appartiennent pas à l’idée de progrès. En effet, cet

asservissement de la musique à des objectifs précis impliquait un abandon des nouveautés :

« C’est que la Musique étoit tellement liée aux moeurs, à la Religion, à l’Etat civil, que ses moindres changemens devoient nécessairement s’étendre sur la constitution même de la République.87 »

96 Paradoxalement, cette fonction sociale de la musique la maintenait également à un

certain niveau de qualité immuable. Lorsque la musique abandonna son rôle pour la religion et la politique, s’amorça sa décadence. Garcin ne considère qu’un facteur à ce qu’il nomme une révolution qu’il ne cherche pas à situer dans le temps avec précision :

« Cette cause, c’étoient les prix de Musique, institués dans les principales villes.88 »

97 L’émulation et la vanité inhérentes à ces compétitions, en impliquant la rivalité,

détournent les musiciens du service de la religion, de l’état, les réduisant au statut d’artistes. Une seconde conséquence de ces concours réside dans la spécification de la musique en dehors de ses deux arts sœurs, la poésie et la danse. Les résultats de cette dissolution de l’unité s’inscrivent dans le même cadre que celle des concours : un déplacement de l’utilité publique vers le plaisir :

« ... dans les âges suivans, la mélodie devint une science à part, qui ne conserve de l’ancienne Musique que le nom, qui fut réputée un Art frivole, & dont le plaisir fut l’unique fin.89 »

98 Ce nouvel état n’empêcha pas la musique d’être cultivée. Mais elle le fut dans

l’ignorance volontaire de ce qu’elle avait été ; seul recours pour sa survie. Les siècles qui suivirent l’heure de gloire de la civilisation grecque ne firent qu’accentuer la décadence de la musique, parallèle à celle des mœurs jusqu’à l’invention de l’opéra.

99 L’opéra s’offre comme une tentative de résurrection de l’union des arts telle qu’elle

était appliquée dans la Grèce antique, puisqu’il s’agit d’un drame chanté où intervient la religion et dont les sujets sont puisés dans l’histoire grecque. Il se rattache à l’antiquité également par son emploi des masques et l’usage des chؔœurs. Cette résurrection eut lieu à Venise dont la situation politico-géographique se présentait comme le seul havre pour les « Arts éplorés, fuyant la main de ces destructeurs barbares90. »

100 Il n’est pas permis de ramener les thèses de Garcin à leur unique conclusion :

« Tout ici néanmoins se borne à conclure, que les effets de l’ancienne Musique, sont moins improbables qu’on ne l’a cru pendant si longtemps.91 »

101 Garcin est un défenseur ardent de l’opéra et de son interprétation historique qui

occulte volontairement, tout comme le faisait le traité de son inspirateur anglais, des événements qui devraient modifier ses vues. Il cherche à prouver, en l’intégrant dans

un schéma cyclique commun à l’historiographie musicale française du XVIIIe siècle, que la musique connaît une vogue riche de promesses depuis qu’elle a ressuscité les principes de la tragédie grecque. Il reste malheureusement impossible de déterminer si son discours, louant les pouvoirs de la religion et de la politique sur l’art, se veut uniquement flatteur ou particulièrement objectif.