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Chapitre II. Les facteurs de l’intérêt historique

1. DE SALOMON DE CAUS À ANTOINE PARRAN

2 Ce qui rend la période baroque fascinante, c’est sans doute sa complexité dissimulée

sous une apparence de confort et de confiance en soi, voire sous une arrogance remuante, parfois rejetée2. Le baroque, ainsi défini, ne peut offrir qu’un foisonnement d’idées diverses, contradictoires, complémentaires. Le XVIIe siècle doit assumer ce que l’on a nommé la révolution galiléenne, et la France, foyer culturel actif de ce siècle, vécut intensément la constitution d’un nouvel univers ontologique, d’un nouvel univers cosmique3.

3 De Salomon de Caus à Antoine Parran, la France passe de l’humanisme au mécanisme et

au cartésianisme. Le XVIe siècle avait légué un corpus impressionnant d’écrits historiques qui poursuivent, de manière générale, l’absolutisme théologique qui avait prévalu dès le moyen âge4. Seul le recours à l’explication théologique a valeur : à l’unité et à la totalité du monde correspond une universalité de l’histoire. Pas de place pour la multiplicité de la réflexion historique.

4 D’un autre côté, il y a ces théoriciens des arts et leurs praticiens qui se tournent

résolument vers l’antiquité. Intérêt historique ou intérêt esthétique ? La volonté de ressusciter la musique antique relève d’une attitude historique ; la recherche d’un idéal musical effacé par plus de dix siècles nécessite une prospection. Les humanistes italiens, effectivement les premiers, vont proposer des éditions modernes des sources

de la connaissance de la musique grecque au travers des écrivains de l’antiquité et du haut moyen âge5. Une pléiade d’auteurs va contribuer à présenter ces théories à la lumière des connaissances d’un savant des XVe et XVIe siècles. Tout cela a été dit. Il convient pourtant d’insister sur le fait que cette « résurrection » ne s’attache qu’au seul aspect théorique de la musique grecque et, à de rares exceptions près, par ailleurs douteuses, ne concerne pas la musique notée. Deux aires de recherche vont prévaloir : les modes et le monocorde sans jamais porter un regard historique détaillé.

5 L’Académie de Baïf occupe une position assez particulière dans la mesure où elle définit

ses ambitions historiographiques : restaurer la civilisation des « Grecs et Romains, au temps que ces deux nations estoient florissantes ». Guy le Fèvre de la Boderie (1541-1598) insère dans La Gaillarde ou de la Révolution des Arts et Sciences (Paris, 1578) une illustration plus précise des ambitions du cercle réuni autour d’Antoine de Baïf. Pour lui, un retour à la Gaule, à l’Égypte, à la Grèce, à la Judée, à Rome et à l’Italie s’impose. D’évoquer alors les effets de la musique dans plusieurs de ces civilisations afin de prouver l’utilité de la fusion poésie-musique. Vauquelin de la Fresnaye (c.1536-1607) et Pierre de Ronsard (1524-1585) procèdent de manière identique ; sans esprit critique, cherchant à justifier leurs thèses plutôt qu’à tirer une leçon nouvelle6.

6 Le principe d’un idéal antique qu’il importe de reconstruire est établi et animera les

recherches de plusieurs théoriciens français dont le moindre n’est certes pas Marin Mersenne qui, en disciple de Jacques Mauduit (1557-1627), se passionnera pour les effets de la musique antique7. D’autre part, les théories modales et les expériences sur le monocorde ne pouvaient que susciter l’esprit critique des savants, comme Salomon de Caus8.

7 René Descartes va porter un coup violent à la tradition historiographique française.

Développant une philosophie libre de toute présupposition, surgissant spontanément de la raison, il introduit l’idée moderne de progrès. Celle-ci provient de deux expériences formatrices de l’époque moderne. Premièrement, elle est due au dépassement de la science aristotélicienne comme « statu quo » par l’idée d’un progrès scientifique à long terme guidé par la méthode. Elle résulte, deuxièmement, du dépassement dans le domaine littéraire et esthétique de l’idée d’un art antique considéré comme modèle permanent et seul valable, en faveur de l’idée d’un art représentant l’esprit créateur de chaque âge et qui serait aussi valable que celui de l’antiquité.

8 L’érudition historique, s’il est permis d’utiliser semblable terme pour la première

moitié du XVIIe siècle, se ressent de ces mouvements. Une crise des certitudes ébranle l’édifice élevé par la critique, et les lecteurs réclament de l’histoire des analyses plus générales afin de dresser un tableau du mouvement des civilisations. Parallèlement, provoquant une contestation de l’érudition sur un double front, les libertins élaborent une conception « dilettante » de l’histoire. Un modèle pour les esprits : les histoires antiques, celles de Cicéron, de Lucien, de Denys d’Halicarnasse. L’histoire doit faire œuvre de littérature et non d’érudition ainsi que le proclame La Mothe le Vayer (1588-1672), un savant avec lequel Mersenne entretenait des relations :

« Or tous les maistres ont convenu que l’histoire estoit une des principales parties de l’art oratoire, opus oratorium maxime, dit Cicéron...Aussi voyons nous qu’elle fait des harangues qui ne le cèdent en rien à celles de la Rhétorique... L’historien a encore cela de commun avec l’orateur qu’il est pathétique, et esmeut souvent les affections comme luy... Mais l’historien ne doit pas seulement orner son stile de l’éloquence oratoire, il faut qu’il se serve encore de l’éloquence poétique.9 »

9 Cette citation illustre une attitude répandue de dédain pour l’érudition ennuyeuse et

pédantesque.

10 La situation de Marin Mersenne mérite une attention particulière pour ses qualités de

savant impliqué dans les recherches scientifiques récentes, de théologien avisé fortement opposé aux libertins, de grand connaisseur en matière de théorie musicale. Bref, en ce minime sont rassemblées les différentes orientations mentionnées ci- dessus : rejet de l’histoire dans les théories cartésiennes, importance primordiale du récit biblique, notamment dans la lutte contre les athées et les libertins. Et pourtant, loin de négliger le passé au nom d’une supériorité des modernes, loin de poursuivre le théologisme historique, plus loin encore de sacrifier à la mode, Marin Mersenne fait de l’histoire. Certes, l’emprise de la Bible reste grande, particulièrement pour la question des origines, mais ce qu’il importe de souligner, c’est comment Mersenne parvient à intégrer mécanisme et histoire. Grâce à la formulation d’une physique des lois, l’auteur de l’Harmonie universelle peut poser les bases d’une critique des témoignages, puisque l’argument d’autorité ne suffit plus, même si le miracle demeure respecté. Ainsi, Mersenne reste fidèle à la tradition mais impose une certaine hardiesse. Il illustre remarquablement, comme quelques autres savants du milieu du XVIIe siècle, tels Roberval ou Gassendi, cette grande disparité des modes d’approche10. L’histoire y est encore un outil au service d’une démonstration, mais cette dernière se déroule sur d’autres plans, théologique et théorique.

11 Dans cette ambiance fondamentalement dubitative à l’égard de l’histoire, il est plus que

normal de ne trouver qu’un nombre réduit d’ouvrages traitant de l’histoire de la musique. Le cas d’Antoine Parran peut aussi servir d’exemple à la définition de cette période. Exemplaire, il l’est par sa formation jésuite et sa carrière dans l’ordre. Le minime Marin Mersenne et le jésuite Antoine Parran font-ils de l’histoire parce qu’elle comporte un enseignement moral ? Des éléments biographiques pourraient le laisser croire : l’un lutte ardemment contre les athées, l’autre enseigne dans les collèges. L’idée d’histoire comme véhicule d’une morale joue un rôle important dans la société française du XVIIe siècle. L’enseignement moral de l’histoire vaut parce qu’il repose sur des exemples réels, parce qu’il se fonde sur une expérience dûment vérifiée. L’essor du roman historique appuie cette vogue. Sans céder au genre littéraire, les deux théoriciens de la musique firent, dans leurs analyses historiques, écho à cette tendance. L’hypothèse prend plus de poids chez Mersenne qui exécuta ses premières recherches historiques sur la musique dans le cadre d’un ouvrage théologique écrit à un moment chaud de la lutte contre l’expansion de l’athéisme et le pouvoir des libertins : les

Quaestionnes in Genesim (Paris, 1624). Quant à Parran, si son traité reflète une partie de

son enseignement, il y insiste, pour des raisons qui ne peuvent être qu’édification, sur quelques sujets d’histoire de la musique.

12 C’est dans un contexte épistémologique fluctuant, mais sur des concepts généraux plus

ou moins solides, ou tout au moins bien défendus, que s’élaborent les premiers pas de l’historiographie musicale française.