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Chapitre VI. La musique des anciens

1. La musique des Hébreu

3 Dans un milieu où nombre d’abbés, moines et savants férus de théologie et de musique

rédigent des ouvrages concernant l’histoire, il semble normal qu’une attention particulière soit portée à la musique des Hébreux. Les théories des origines de la musique, tant qu’elles s’inscrivaient encore dans la tradition mythistorique religieuse, commençaient obligatoirement avec les Hébreux4. La Bible, source unique de connaissance de ce passé reculé, fournit la preuve irréfutable d’une pratique musicale ancestrale chez le peuple juif.

4 Trois moments privilégiés pour l’historiographie de la musique des Hébreux scandent

les XVIIe et XVIIIe siècles. Au début de sa carrière, Marin Mersenne consacre plusieurs colonnes de ses Quaestiones in Genesim (1624) à la musique des Hébreux au départ d’une analyse des textes bibliques5. Les deux premières décennies du XVIIIe siècle sont

marquées par les recherches parallèles de Dom Calmet et du père Lamy qui aboutirent à deux publications6. A la veille de la Révolution, Philippe Du Contant de la Molette fait éditer un Traité sur la poésie et la musique des Hébreux (1781)7. Cette production quantitativement faible peut étonner dans deux siècles qui ont vu se développer un intérêt incessant pour l’antiquité. Il faut savoir qu’il n’était pas vu d’un bon œil d’être hébraïsant au XVIIIe siècle. La querelle du spinozisme qui avait débouché sur la condamnation de cet « athée » qui savait l’hébreux, le rejet des théories de Richard Simon qui s’appuyaient sur des principes philologiques, contribuèrent sans doute – et le rôle de Bossuet est primordial –, à discréditer les études d’hébraïologie8. Le reflet de cette méfiance transparaît dans la quasi-absence de thèmes de ce genre lors des conférences de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il convient d’ailleurs de constater que ni Mersenne ni Calmet ou Lamy n’avaient une réputation de spécialiste de l’hébreu. En revanche, tous les trois produisirent nombre d’ouvrages de théologie, et c’est chaque fois dans le cadre de l’un d’eux qu’ils disséminèrent leurs résultats sur la musique du premier peuple juif.

5 Des premiers juifs effectivement. Par prudence, a-priori ou ignorance, ce qui est plus

vraisemblable, tous évitent de discuter de la musique des juifs modernes, signalant tout au plus qu’elle perdit tôt son unité originelle. De plus, excepté l’ouvrage de Contant de La Molette, il ne fut question que du message biblique, sa signification réelle pour ce qui concerne la connaissance de la musique du temps de la splendeur de la civilisation juive. L’usage de cette source unique justifie l’absence de querelles sur un sujet qui aurait dû en provoquer en cette époque friande de polémiques : définition exacte des types d’instruments, pratique ou non de la polyphonie, usage de l’accompagnement. Aucune violence ne transparaît au long des textes de Mersenne, Calmet et Lamy qu’Ugolinus présente en longues colonnes.

6 Les ouvrages de ces trois savants s’organisent de manière presque identique. Ils suivent

pas à pas le texte biblique et en commentent les passages où il est fait allusion à la musique. En cela, ils s’inscrivent non pas dans la catégorie des ouvrages d’histoire de la musique mais plutôt de théologie. Aucun des trois auteurs ne se risque à critiquer, à l’aide de comparaisons avec d’autres civilisations les informations transmises par l’Ancien Testament. Lorsque Calmet propose une description détaillée des instruments,

il ne recourt jamais aux recherches de Bernard de Montfaucon sur l’iconographie grecque et romaine. Le mauriste, comme le père Lamy et le père Mersenne, s’intéresse à la musique des Hébreux dans un souci purement apologétique. Cette attitude permet d’expliquer le retard de leurs recherches sur celles effectuées sur la musique grecque. Certes, Mersenne vit un demi-siècle avant les moments chauds de la querelle des Anciens et des Modernes. Il n’en demeure pas moins que son scepticisme ne portera jamais sur les descriptions fournies par la Bible alors qu’il critiquera abondamment les auteurs grecs qui d’une « mouche font un éléphant ».

7 Le bilan des trois traités de Mersenne, Calmet et Lamy est faible, alors que tous ont

montré ailleurs des qualités d’historien, de philologue et de penseur. Cette constatation vaut plus encore pour les deux auteurs du début du XVIIIe siècle qui connaissent certainement les travaux de Richard Simon et de Pierre Bayle. La médiocrité des études sur la musique des Hébreux ne sera compensée qu’à la fin de l’Ancien Régime, lorsque Contant de La Molette, loin des appréhensions négatives qui entouraient les recherches hébraïsantes, publie sa Poésie et musique des Hébreux.

8 Contant de La Molette sent encore le besoin, en 1781, d’énoncer les arguments qui

plaident en faveur des qualités de la musique des Hébreux :

Les nombreux témoignages de pratique musicale dans l’Ancien Testament méritent l’attention.

La multitude des musiciens, instrumentistes plus particulièrement, provoque nécessairement l’émulation.

Les effets relatés dans les textes sacrés prouvent que « la Musique des Hébreux dévoit être merveilleuse9 ».

9 Ayant ainsi justifié ses recherches, Contant va tenter de définir I’« Etat de la musique

chez les Hébreux ». Son attitude est comparable à celle de la plupart des historiens de la musique grecque au début du XVIIIe siècle lorsque, découvrant les musiques extra- européennes, ils y voyaient une survivance des pratiques anciennes :

« Pour se former une idée juste de la Musique des Hébreux, il faut la supposer telle que fut toujours la science des sons chez les anciens peuples, qu’elle l’est encore chez diverses Nations, & en particulier chez les Chinois, c’est-à-dire, comme consistant que dans la simple mélodie.10

10 Contant cherche à définir les principes de cette mélodie en prenant pour point de

départ les travaux de l’abbé Roussier. Se référant aux recherches de ce savant11, il peut, se détachant alors d’une tradition qui avait prévalu jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, poser des principes d’analyse mélodique qui ne doivent en rien découler des techniques modernes :

« On verra ainsi, qu’en suivant nos principes il est impossible, non seulement de rien statuer touchant la Musique des Anciens en général, mais de se faire même aucune idée de l’effet que pouvoit produire cette Musique, puisque les Anciens entonoient d’une façon, & que, selon nos principes, nous entonons d’une autre.12

11 Contant synthétise les calculs de Roussier et, y joignant les travaux de Burette sur la

musique grecque, il propose des principes généraux pour la musique des anciens qui ne présentent aucune originalité13.

12 Après une soixantaine de pages de description des systèmes anciens, Contant aborde

enfin le cœur du sujet, à savoir la musique des Hébreux telle qu’elle était appliquée au chant des psaumes. Confronté à une pénurie documentaire, il conclut sur un constat

1. 2. 3.

d’échec, d’autant que la musique des juifs pratiquée à son époque, ne correspond en rien à ce qu’elle fut dans l’antiquité :

« La Musique sur laquelle les Juifs modernes chantent leurs Pseaumes, n’est pas uniforme dans tous les pays ; elle n’est autre chose qu’une ancienne mélodie empruntée des diverses nations chez lesquelles ils ont eu ou ont encore des Synagogues.14 »

13 Il reconnaît que des investigations à Jérusalem pourraient conduire à des résultats

puisque des juifs héritiers de traditions ancestrales y vivent encore. Comme il ne s’y est pas attaché, il préfère « conjecturer » en usant de caractéristiques peu particularisées, applicables à n’importe quelle musique ancienne.

14 Contant ajoute quelques réflexions sur divers sujets dont la plus intéressante traite des

« Canaux par où l’Art musical se communiquoit de race en race chez les Hébreux ». Le problème de la transmission des traditions a peu touché les historiens de la musique au XVIIIe siècle. Il n’y eut guère que les médiévistes qui se passionnèrent pour un tel sujet, pour les mêmes raisons que Contant : comment peut survivre une tradition musicale alors qu’aucune preuve de notation ne fut découverte ? Contant articule son système de transmission autour de « Menatseach », le « préfet de la musique » auquel le poète confiait son texte et qui avait pour tâche de « méditer » sur le caractère musical à lui confier avant de l’enseigner aux interprètes. Aucune étape ne mentionne la mise en notation de cette inspiration, inspiration qui pût se maintenir tant que la qualité littéraire était toujours élevée, car elle seule suscitait la verve compositionnelle. Contant associe ainsi le déclin de la musique des Hébreux au déclin de leur poésie, suite aux diverses catastrophes politiques et à la destruction du Royaume d’Israël.

15 De Calmet à Contant transparaît une évolution de la méthodologie des recherches sur la

musique des Anciens. Tandis que les premiers historiens s’attachaient à une description du message direct des sources, ici, l’Ancien Testament et les Psaumes en particulier, celui de la seconde moitié du XVIIIe siècle pousse plus loin l’investigation non seulement dans le sens d’une interprétation des textes mais surtout d’une compréhension de ceux-ci. Contant ne se contente pas de mentionner l’existence d’un « préfet de Musique » : il veut en évaluer le rôle. D’un autre côté, le relativisme des systèmes musicaux l’autorise à poser un regard différent sur ce qu’aurait pu être la pratique compositionnelle. Loin de l’assimiler au système moderne, qu’il soit celui des grands maîtres occidentaux ou des juifs modernes, l’historien de la musique des Hébreux parvient à entrevoir une idée de spécification musicale d’une civilisation.