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l’hégémon au k-groupe

1.3.2. La thèse de Snidal : k-groupe et puissance partagée

À la suite de Keohane, Duncan Snidal (1985)61 explique et démontre qu’un leader unique n’est pas nécessaire à la production d’un bien collectif. Selon Snidal, un leadership collectif, assumé conjointement par plusieurs grandes puissances, peut se mettre en place, assurant ainsi la fourniture d’un bien public dans un domaine donné (ang. “issue-area”). Nous allons étayer sa théorie par la suite.

Snidal reprend les bases de la théorie de la stabilité hégémonique et entame son argument par discuter le concept de taille, concept qu’il met en rapport avec la bienveillance et/ou la coercition du leadership hégémonique.

i) Pour ce qui concerne le leadership bienveillant, l’auteur explique que la taille absolue du plus grand acteur a plus d’intérêt à ce que le bien public soit produit (1985 : 588). C’est la situation que décrit Kindleberger, dans laquelle ce qui importe c’est la taille en absolu de l’État qui détermine son intérêt à agir.

ii) La deuxième situation correspond au leadership coercitif, situation dans laquelle c’est la taille relative de l’État qui compte ; ce qui importe dans ce cas, c’est la capacité de l’hégémon à maintenir sa supériorité par rapport aux autres. Ce qui est central, ce sont les coûts associés à la production du bien collectif. Ceux-ci peuvent augmenter avec l’élargissement du système, par exemple en raison de la croissance des autres pays. Ce dernier aspect, concernant la montée en puissance des autres pays, peut déboucher sur une situation de contestation de l’hégémon. Ainsi, Snidal explique que ce qui compte c’est la capacité d’obliger les autres États à contribuer à la fourniture du bien, et que cette capacité repose principalement sur la puissance relative des États (1985 : 589).

Snidal poursuit son analyse en apportant une précision concernant la relation entre la volonté et la capacité de l’hégémon par rapport à la production du bien public (les deux critères étant mis en rapport avec la taille de l’hégémon). L’auteur explique que, si l’hégémon a l’avantage d’une taille absolue, alors ce sont ses intérêts qui prédominent dans la coopération, ses capacités étant implicitement au rendez-vous (1985 : 589). Si l’hégémon a l’avantage d’une taille relative plus importante, alors c’est l’inverse, et l’intérêt est subordonné aux capacités (1985 : 589). Autrement dit, l’intérêt de l’hégémon relatif est tributaire à l’évolution des autres puissances qui peuvent contester, comme nous l’avons dit, sa légitimité et in fine ses moyens

61 Snidal D. (1985). The limits of hegemonic stability theory. International Organization, 39, (4), pp. 579-614.

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de coercition. Cela étant, ajoute l’auteur, les deux modèles ne sont pas exclusifs, un modèle hybride de coopération étant également susceptible de se mettre en place.

Le point de départ : le dilemme du prisonnier

Dans la théorie de Snidal, il y a trois hypothèses de départ. Les deux premières représentent les deux conditions dérivées du bien public : la non-exclusivité et la non-rivalité62, alors que la troisième, qui est en fait une contre-hypothèse (reprise chez Kindleberger), rejette l’impossibilité de l’action collective en l’absence d’un hégémon. Cette dernière prémisse a comme appui la coopération avérée (après-guerre) entre l’Allemagne et le Japon après le déclin des USA (1985 : 590-598). À partir de ces hypothèses, l’auteur démontre, sur la base de la représentation de Schelling (1978)63, qu’un leader unique n’est pas strictement nécessaire à la production d’un bien collectif. Nous présentons le cœur du raisonnement de Snidal par la suite.

Le modèle de Schelling est une représentation du dilemme du prisonnier à n joueurs (États), qui ont des intérêts communs et peuvent choisir de coopérer ou non dans un domaine donné. La coopération étant couteuse, il est plus avantageux pour un État de se soustraire à l’effort, à condition que les autres États bien évidemment coopèrent, et qu’ils produisent le bien en question (Figure 1.3). Cette situation est rendue sur la figure par le fait que la droite correspondant à la situation de non coopération est toujours supérieure à celle correspondant à la coopération.

Figure 1.3. Dilemme du prisonnier à n joueurs

Source : Snidal 1985. Dans le plan de la Figure 1.3, les deux droites correspondent donc aux gains, mesurés en ordonnée, compte tenu du statut de la coopération et compte tenu du nombre total d’États qui coopèrent. Les gains augmentent pour un État (i) au fur et à mesure que le nombre de pays qui choisissent la coopération augmente. En même temps, les gains sont plus importants pour

62 La non-rivalité signifie que la consommation du bien par un agent n’a pas d’effet sur la quantité disponible de ce bien pour les autres, alors que la non-exclusion indique qu’une fois le bien public produit, tout le monde peut en bénéficier.

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l’État en question s’il est le seul (ou enfin parmi les seuls) à se comporter en passager clandestin, pendant que les autres assurent tout de même la production du bien. À l’évidence, si tous les États adoptent une position de passager clandestin, alors le système trouve son point d’équilibre en zéro et donc les gains sont nuls.

Ce qui est crucial, dans le raisonnement initial de Schelling, comme dans celui de Snidal, c’est le nombre minimal d’États qui participent (et dont les gains sont égaux aux coûts) à la coopération (en dépit de la non coopération des autres), élément visible sur la figure. Ce nombre, k sur la figure, représente le point à partir duquel les gains (de la coopération) l’emportent sur les coûts associés à la production du bien. Dès lors, il s’agit d’un k-groupe, soit un nombre d’États (une coalition) qui rendent la coopération profitable. Ce groupe, poursuit l’auteur, s’apparente au groupe privilégié d’Olson, dans lequel chacun des membres ou certains d’entre eux ont un intérêt dans la fourniture du bien collectif (Olson 1965 : 49-51). Snidal fait remarquer que le k-groupe n’est pas nécessairement limité à un pays ni chez Schelling ni chez Olson, ce qui invalide, dans un premier temps, la théorie de Kindleberger.

La théorie de stabilité hégémonique correspond au cas où, dans le groupe privilégié (pour utiliser la terminologie d’Olson), k<1 (Figure 1.4). L’argument en faveur de la coopération consiste en la considération des gains absolus (les gains économiques) des États, sans se soucier des aspects relatifs ou des relations de puissance. Snidal fait intervenir ici la taille différentielle des États, question discutée précédemment et argument central de la théorie de la stabilité hégémonique. Dans son modèle, Snidal introduit l’effet taille de manière simple, en suivant les prescriptions de Schelling, ce qui, toujours selon l’auteur, n’enlève rien à la capacité explicative du modèle.

Si dans la Figure 1.3 la taille des États est supposée égale, dans la Figure 1.4 les États sont rangés sur l’abscisse par ordre décroissant en fonction de la taille.

Figure 1.4. Dilemme du prisonnier pour n États différenciés selon la taille

Source : Snidal 1985. Dans la Figure 1.4, l’État le plus grand, i=1, a une taille supérieure à k. Encore une fois, cette situation correspond à la théorie de la stabilité hégémonique. Le point N ayant une ordonnée positive, le pays 1 a toujours intérêt à produire le bien. Agissant de la sorte, ses gains passent donc de 0 à N, sachant que pour les autres pays les gains passent de 0 à M, supérieurs donc aux gains du pays 1 qui se comporte en hégémon bienveillant (comme le montre Kindleberger). Cela étant, ces gains, qu’il s’agisse de M ou de N, demeurent tout de même

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inférieurs aux gains possibles si la coopération était plus large. Il est possible, par exemple que la coopération se poursuive, et un deuxième État (i=2) rejoigne l’effort, point où le gain du premier pays passe de N à S, pendant que celui du deuxième pays, précédemment passager clandestin, passe de M à S (pour i=3, Q>M>N).

Le déclin de l’hégémon et la continuité de la coopération

Là où l’analyse de Snidal est particulièrement pertienente pertinente, surtout à propos du changement climatique, est lorsqu’elle prend en considération, au-delà de la théorie, les interactions qui ont lieu nécessairement entre États : « la théorie ignore l’impact du marchandage, de la négociation, le la rationalité stratégique et, bien entendu, de la coopération multilatérale » (1985 : 600). Ainsi, l’auteur explique que l’État 1 peut conditionner sa participation à la fourniture du bien, uniquement si les États 2 et 3 coopèrent (ne serait-il pas le cas de l’engagement de réduction de 30% de l’Europe ou tout simplement de celui des États-Unis ?). Dans cette situation, le gain du pays 1 passe de N à Q et ceux des pays 2 et 3 passent de M à Q. Cela étant, l’incitation à faire défection est d’autant plus importante, les gains étant, si tel était le cas, équivalents à la différence entre M et R. Mais le point important est le suivant : Q ayant une ordonnée supérieure à M, le pays 1 a beaucoup d’incitations à convaincre les pays 2 et 3 à coopérer. Suivant le même raisonnement, ces mêmes arguments peuvent fonctionner pour convaincre le plus de pays possible, rendant ainsi la coopération maximale.

Dans le troisième cas, il est supposé que le pays 1, l’hégémon, est en déclin (1<k). Snidal utilise pour expliquer ce cas de figure la taille relative des États : le déclin du pays 1 se fait en faveur des pays 2 et 3, qui apparaissent (sur la figure) comme étant plus grands que l’ex hégémon (Figure 1.5).

Figure 1.5. Déclin du pays hégémonique et action collective

Source : Snidal 1985. La première remarque serait que, dans ce cas, il ne s’agit plus d’un k-groupe ou d’un groupe privilégié, et que le pays 1 ne pourra plus produire le bien public seul. Selon Kindleberger, le bien n’est plus produit du tout et, par conséquent, le régime associé s’écroule. L’ensemble des pays se retrouvant sur la droite NC, leurs gains deviennent nuls. Snidal reprend ici l’argument concernant la nécessaire interaction entre États et montre que les puissances de second rang, les pays 2 et 3, ont tout intérêt à maintenir la coopération. Si ces

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deux pays maintiennent la coopération, alors leurs gains se trouvent en C et non pas en zéro. Or, cette incitation est suffisamment importante pour que la coopération continue, ce qui invalide la théorie de stabilité hégémonique. Pis encore, comparativement, le point C est bien supérieur au point N de la figure précédente. La conclusion de Snidal est que « non pas seulement il est possible que la coopération continue après le déclin du pouvoir hégémonique, mais la coopération peut se trouver renforcée » (1985 : 602).

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L’idée principale qui découle du raisonnement de Snidal est que ce n’est pas la taille relative du pays plus grand qui compte mais la taille relative de la coalition des États qui choisissent de coopérer. Le déclin des USA n’aurait pas affecté la taille de la coalition formée avec l’Allemagne de l’Ouest et le Japon. Ainsi, le régime en question reste en place et cela malgré le déclin américain. À l’évidence, nous allons mobiliser la théorie de Snidal dans le but d’analyser les conditions de la coordination entre les États-Unis, l’Europe et la Chine, analyse portée à travers une grille de lecture néo-institutionnalistes en EPI. Si la théorie libérale critique l’approche kindlebergerienne, la question qui se pose est de savoir dans quelles conditions une action collective et, pour ce qui nous intéresse, tripartite, est possible dans le domaine du changement climatique. Nous reviendrons sur l’exposition du raisonnement de la théorie snidalienne du k-groupe dans le chapitre 4, où nous allons l’appliquer à la coopération climat et à nos trois acteurs, en reprenant précisément ce troisième cas.

Conclusion

Nous avons entamé notre thèse par le développement du cadre théorique que nous entendons mobiliser afin de pouvoir analyser le régime climatique à travers la prise en compte des coûts d’atténuation et d’adaptation pour l’Union européenne, la Chine et les États-Unis. Nous avons commencé notre raisonnement par une interrogation sur la construction de la problématique climatique. Nous avons poursuivi par un passage en revue des instruments de l’Économie politique internationale et par la présentation de l’approche institutionnaliste en EPI. Nous avons présenté un cadre théorique d’analyse basé sur le modèle de coopération (Snidal 1985) et nous avons interrogé le concept de k-groupe.

Pour ce qui est de la finalité de ce chapitre, nous pouvons distinguer deux types de résultats : le premier concerne ce que nous pouvons appeler des conclusions intuitives. Il est important de les mettre en évidence, car elles découlent de l’ensemble des éléments que nous avons mobilisés. Le deuxième type ouvre des horizons moins communs, que nous entendons examiner dans la continuation de notre travail. L’intérêt que ces enseignements présentent n’est pas dû à leur originalité, mais à leur potentiel en termes d’application aux problèmes de coopération. Nous reprendrons ci-dessous les principales conclusions de ce chapitre, afin d’offrir une vision globale nécessaire à la suite de notre thèse.

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Dans la première section de ce chapitre nous avons établi une « tête de pont » pour le démarrage de notre étude. Nous avons essayé d’esquisser une trame qui puisse rendre compte de l’aspect complexe et dynamique de la problématique du changement climatique. Nous avons traité ce problème sous un double angle : à travers ce que nous avons appelé des visions communes et à travers les intérêts. Pour ce qui concerne le premier angle, nous avons mis en avant quelques appréciations censées refléter l’esprit du temps de l’époque. Pour ce qui concerne les intérêts, nous avons pu constater des différences importantes quant aux structures économiques et politiques, différences qui ont conditionné les marges de manœuvre lors des discussions climatiques initiales. Les considérations stratégiques, ou encore les fondamentaux économiques et politiques sont structurants dans les négociations. Ne pas prendre en compte ces questions, à l’instar du « nœud gordien » d’Hourcade, ne mène qu’à l’illusion de coopération. La mise en place d’un régime climat pousse, de ce point de vue, au-delà du volontarisme, au réalisme et à la responsabilité.

Dans la deuxième section, nous avons soumis la problématique climat à une lecture d’Économie politique internationale. Nous nous sommes concentrés sur la notion (théorique) de régime international, dont nous avons mis en évidence les implications et les incidences. Nous avons retenu la définition d’Oran Young (1986), qui définit les régimes en tant qu’institutions sociales comprenant des principes, règles, procédures qui gouvernent les interactions des acteurs dans des domaines spécifiques. À la lumière de cette définition, la réponse à la question si nous avons ou non un régime climat n’est pas tranchée. D’un point de vue formel, il apparaitrait que oui, et dans ce cas c’est son efficacité qui est en cause, c’est-à-dire sa capacité à atteindre son objectif.

La dernière partie de notre chapitre traite de la théorie snidalienne du k-groupe. Dans cette section, nous avons questionné la notion de puissance, toujours présente mais pas toujours visible, dans le climat. Nous avons insisté, suivant le développement théorique de Snidal, sur le calibrage à opérer entre intérêts et capacités, et, par conséquent, entre la pratique d’un leadership bienveillant et/ou coercitif. Le grand message développé dans ce chapitre est, avant tout, d’ordre théorique. Celui-ci comporte deux directions d’analyse. La première concerne la capacité d’un pays, ce qui renvoie à la notion de puissance, et le deuxième, à sa volonté d’agir, renvoyant donc à la notion d’intérêt. Ces aspects seront liés, dans les chapitres suivants, davantage à la problématique climat dans une tentative de quantification du moins des intérêts (responsabilités) des pays à mettre en place une coopération de type k-groupe.

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