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Le terrain : lieu et moment de la neutralisation des contraintes de la démarche empirique

Comment construire un terrain ?

A) La démarche empirique : construire un terrain en interrogeant et en objectivant les effets de l’enquête

3) Le terrain : lieu et moment de la neutralisation des contraintes de la démarche empirique

Pour Joëlle Le Marec, le terrain désigne « une catégorie du processus scientifique » à part entière, une phase de la recherche dans laquelle « est isolée, contenue, et traitée d’une manière ou d’une autre l’implication au premier degré » du chercheur dans son rapport aux éléments du sens commun qu'il entend étudier, une phase qui « prend en charge, et condense dans un ensemble spatial et temporel circonscrit, les problèmes liés à cette irréductible continuité des savoirs contre lesquels elles se construisent » . À l’inverse, le cabinet de travail, le moment de l’interprétation et 4

donc de l’écriture de la recherche, renverrait « à des univers physiques contrôlés, des temporalités

Ibid. 1 Ibid. 2 Ibid. , p.32 3 Ibid. 4

maîtrisées » par le chercheur. Selon elle, le terrain, en tant que catégorie principale du processus scientifique en sciences sociales, permettrait ainsi à la démarche empirique « de compenser l’impossible rupture épistémologique, par la création d’une autre rupture volontaire et organisée : celle qui sépare, dans la recherche, les opérations menées dans le ‘laboratoire’ […] des opérations menées dehors, dans le monde social » . 1

Le texte, quant à lui, constituerait l’un de ces « lieux propres qui permettent de revendiquer ‘au moins là’, une maîtrise interne de la scientificité », des lieux où « se textualisent les savoirs 2

construits par le chercheur » . Malgré leur aspect dichotomique, le moment du terrain et celui de 3

l’écriture sont très liés – tout ce que le chercheur retient, acquiert au moment du terrain, pourra lui servir au moment de l’écriture. C’est pourquoi il se doit d’être le plus ouvert et le plus réceptif possible au cours de son terrain : il est « amené professionnellement à croire tout ce qui lui est dit au moment de l’interaction (il doit prendre au sérieux tout ce qui lui est dit sans exception), bien plus que ne le ferait n’importe quel acteur placé dans les mêmes conditions ». Cette disposition lui permettrait de « mieux [en] douter après coup lorsqu’il se retrouve face à ses données » . Car en 4

effet,

« Tout cela est socialement possible au chercheur dans l’exercice de son métier : il bénéficie de marges de distorsion temporelle et spatiale inouïes dans la fixation du registre de pertinence des situations de communication dans lesquelles il est engagé. Il a donc le droit de faire ce qu’il veut de ce qui lui est dit, dans les limites des règles de construction d’un savoir scientifique contrôlées et validées par la communauté des pairs » . 5

Or, pour Joëlle Le Marec, ce sont justement ces marges qui restent « difficiles à borner » et à expliciter, notamment parce qu’« elles sont fondées sur un partage entre ce qui relève du scientifique et ce qui lui est externe » , le sens commun. Au lieu de traiter ces marges à travers « un 6

effort technique de purification et de contrôle des procédures, ou bien un effort réflexif de

Ibid.

1

Souligné par moi

2 Ibid. , p.33 3 Ibid. , p.28 4 Ibid. , pp.28-29 5 Ibid. , p.29 6

commentaire critique dans l’écriture scientifique après coup » , il s’agirait plutôt selon elle 1

d’« entrer dans les situations [d’enquête] elles-mêmes » afin de considérer l’enquête « en termes 2

communicationnels » , dans la mesure où les communications en tant que complexes dynamiques 3 décrivant aussi bien l’objet et la contrainte méthodologique qui permet de les constituer en objet,

ne sont pas « réifiées en ‘choses’ qui seraient catégorisables selon qu’elles répondent à des critère scientifiques ou non » . Ce problème s’avère d’ailleurs levé lorsque le chercheur procède à la phase 4

d’écriture de la recherche, car à ce moment précis, il s’agit pour lui de

« faire apparaître comment les contextes d’énonciation et plus généralement, de communication, sont constitutifs des données. Ou pour dire mieux : ce que l’on recueille peut être imaginé non pas comme des représentations, de préférence contextualisées avec précision, mais comme des communications qui font advenir des ‘faits’ dans la mesure où rien, absolument rien de ce qui est construit dans l’enquête, n’échappe au fait que cela n’existe que dans des situations de communications qui constituent la matière et la forme même de toute réalité sociale observable » . 5

Ainsi, pour Joëlle Le Marec, ces « communications » dans lesquelles s’inscrit le chercheur au moment de son enquête ne doivent pas être considérées comme « une fatalité qui entache irrémédiablement les matériaux recueillis, ou à l’inverse comme la part exceptionnellement sociale et humaine de l’activité », mais plutôt comme des « situations de base par lesquelles se construisent et s’échangent n’importe quelles représentations » , et donc par lesquelles se constituent les 6

matériaux de l’enquêteur. Pour elle, ce sont donc ces situations qu’il s’agirait « d’analyser et réfléchir, en amont et en aval des enquêtes et des recherches, pour élargir le champ des opérations [qui peuvent être] explicites et discutables » avec le reste du collectif scientifique. 7

En considérant l'enquête en termes communicationnels, le terrain est donc à la fois le lieu et le moment de la recherche à partir desquels le chercheur se réclamant d’une démarche empirique peut

Ibid. , p.31 1 Ibid. , p.28 2 Ibid. 3 Ibid. , p.31 4 Ibid. , p.49 5 Ibid. 6 Ibid. 7

résoudre les contraintes posées par cette démarche. D’une part, le terrain doit en effet lui permettre de donner à voir explicitement la manière dont les “faits” qu'il entend observer n’existent pas antérieurement et naturellement à son observation mais résultent des situations de communication qui les ont fait advenir pendant l’enquête. D’autre part, le chercheur peut rendre compte de l’articulation qu’il opère, à partir du terrain, entre ses objets scientifiques et les éléments du sens commun sur lesquels il enquête, notamment en référant ces derniers aux contextes dans lesquels ils sont advenus et dont ils restent indissociables. Par la suite, cette articulation pourra être discutée par le collectif scientifique chargé d’évaluer la scientificité du travail de l’enquêteur.

Ainsi, c’est donc la notion même de terrain qui doit être reconsidérée : celui-ci ne doit pas être réduit à des lieux ou à un cadre spatio-temporel de la recherche au sein duquel le chercheur recueille simplement ses données. Il doit au contraire être considéré comme une phase constitutive de l'activité scientifique durant laquelle le chercheur élabore et définit activement son objet de recherche. Le discours élaboré suite au terrain devra ensuite donner explicitement à voir les modalités de cette construction, afin d’attester des conditions de scientificité de cet objet. Par conséquent, le terrain doit être considéré comme une articulation réflexive et dialectique que le chercheur opère lui-même pendant son enquête, entre un lieu ayant une pertinence sociale pour les acteurs en présence, et un certain nombre de concepts qu’il mobile afin de guider son observation et de parvenir à une intelligibilité des phénomènes observés.

Dans le cadre de son travail, Joëlle Le Marec a été menée à construire ses terrains de recherche à partir de trois concepts : l’usage, la représentation, et le public. Ces trois notions présentaient pour elle à la fois des intérêts et des inconvénients sur le plan théorique. En effet, ces derniers constituaient à la fois un ensemble de « technique[s] de recueil de données » et permettaient de fournir un « cadre théorique dans lequel peuvent en principe être pensés tous les phénomènes sociaux regroupés sous ces trois termes » . Cependant, ces concepts possédaient 1

également « la particularité paradoxale de générer un intérêt empirique aigu pour des ensembles de phénomènes et de situations qu’elles désignent », car si « elles promettent a priori la saisie possible de la dimension de la complexité que les sciences de la communication cherchent à constituer en objets de connaissance » elles « supportent très mal après coup la concurrence entre l’intérêt

Ibid. , p.50

qu’elles ont aidé à mettre en forme pour les phénomènes et situations qu’elles désignent […], et l’intérêt pour leur propre autonomie conceptuelle » . 1

Or, pour elle, ces notions ont finalement « l’intérêt de ce qui leur est souvent reproché : leur caractère perpétuellement prometteur avant l’observation, leur perpétuelle insuffisance, et même leur déroute, dans l’après-coup, cette déroute stimulant l’intérêt empirique pour l’effet retour, encore et encore » . Ainsi, cette « déroute » a pour conséquence de susciter une « dynamique de 2

recherche particulière », dans la mesure où elle

« crée un déséquilibre considérable entre un mode effectif de capitalisation de la production de recherche par réinvestissement direct, urgent, dans de nouveaux questionnements avec volatilisation des résultats précédents en tant que résultats, et l’idéal d’un mode de capitalisation par production de résultats doués d’une validité et d’une stabilité autonomes, c’est-à-dire, ayant accédé à la généralité » . 3

Pour elle, c’est donc à partir de ce déséquilibre que le terrain d’enquête doit se construire, en étant à la fois borné et objectivé à travers des « unités socio-communicationnelles » , des composites. Ces 4

unités ne sont pas seulement des concepts ayant une pertinence pour le seul collectif scientifique, mais également des réalités vécues et partagées par les enquêtés, pour que finalement ces unités puissent exprimer les effets de l’enquête objectivés par le chercheur. Pour autant, cela ne veut pas dire que ce dernier se doit systématiquement « d’aller chercher ses concepts dans le terrain, lequel resterait alors identifié à une sorte de vrai monde où sont les vrais acteurs et où se pensent vraiment les choses vraies » mais plutôt de

« se situer le plus longtemps possible dans la zone de confrontation entre la réaction de l’observation au questionnement et la réaction du questionnement à l’observation, sans précipiter la conceptualisation mais sans y renoncer non plus, avec prudence, patience, en évitant les points d’appui fournis par les positions analytique trop critiques ou les modélisations trop affirmées » . 5 Ibid. 1 Ibid. 2 Ibid. 3 Ibid. , p.57 4 Ibid. , p.57 5

Car en effet, le sens commun dans l’enquête contre auquel les sciences sociales tentent tant bien que mal de s’opposer reste avant tout « ! le sens créé en commun dans les communications sociales » 1

avec les personnes enquêtées. Par conséquent, ce sens commun généré dans les communications sociales avec les enquêtés doit constituer un point d’appui à partir duquel le chercheur peut penser et construire dialectiquement son terrain en tentant de résoudre ce déséquilibre « entre ce que l’on voudrait penser et ce que l’on saisit empiriquement » . 2

Dans le cadre de ce mémoire, toute la difficulté fut donc de parvenir à construire un terrain fondé, non sur des concepts ou des catégories qui précéderaient indépendamment l’activité d’observation (la conception de la vulgarisation des sciences sociales présentée plus haut ou cette appellation floue de “milieu militant”), mais plutôt sur ce que l’activité d’observation était susceptible de leur faire, dans la mesure où ces derniers « n’existent que par [les] effets » qu’ils 3

engendrent dans le contexte de leur élaboration et de leur vérification, c’est-à-dire l’activité de recherche elle-même. En effet, l’enquête empirique pouvait aussi bien valider ou nuancer leur pertinence, que faire émerger d’autres catégories plus à même de décrire et d’expliquer les phénomènes observés.

C’est pourquoi Le Lieu-Dit, en tant qu’objet de recherche construit pour interroger un phénomène de vulgarisation des sciences sociales en milieu militant, devra davantage être envisagé comme un

terrain, construit et élaboré tout au long de ce travail de recherche, à la fois avant, pendant et après

la phase d’observation concrète. Dans le développement qui suit, il s’agira donc de présenter les modalités par lesquelles ce terrain s’est construit, en restituant tout d’abord la manière dont cette enquête a été menée concrètement, puis en donnant à voir les problèmes posés par les conditions concrètes d’observation d'un phénomène de vulgarisation des sciences sociales en “milieu militant”. Il conviendra alors de montrer en quoi ces problèmes ont constitué des points d’appui permettant d’élaborer des unités susceptibles de borner et d’objectiver Le Lieu-Dit en tant que terrain.

Ibid. , p.41 1 Ibid. , p.58 2 Ibid. , p.10 3

B) Le Lieu-Dit : du début de l’enquête à la construction du

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