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Le terrain à l’épreuve des outils théoriques de la sociologie des mouvements sociaux et de l’engagement militant

milieu militant

C) Troisième unité d’analyse : du milieu militant à l’enquête militante

2) Le terrain à l’épreuve des outils théoriques de la sociologie des mouvements sociaux et de l’engagement militant

Au début de mon projet de recherche, j’ai pu en effet réaliser un certain nombre de lectures afin de comprendre les différentes réalités que pouvaient recouvrir le militantisme et de me familiariser avec un champ de recherche aux problématiques et aux approches hétérogènes qui aurait pu me permettre a priori d’objectiver et de comprendre ce milieu militant”dans lequel Le Lieu-Dit était susceptible de s’inscrire. Mais à mesure que mon enquête de terrain se poursuivait et que mes réflexions théoriques au sujet de la vulgarisation des sciences sociales se précisaient, je me suis progressivement rendu compte que les problématiques proposées par ces champs de recherche étaient finalement assez distantes des miennes, voire pour le moins étrangères.

Si je souhaitais certes objectiver ce “milieu militant”, cela n’était en aucun cas pour lui-même comme certains travaux avaient tenté de le faire. Au contraire, l’objectivation de ce milieu devait se faire en comprenant les relations empiriques existant entre les réalités recouvertes par cette appellation, afin de pouvoir progressivement les rattacher à des réalités plus proches de celles que pouvaient décrire les problématiques soulevées par ma conception théoriques de la vulgarisation. Or, les réalités que cette conception souhaitait décrire devaient également être observables à l’intérieur de ce même lieu d’observation. Autrement dit, il me fallait concevoir les réalités décrites par les enquêtés au sujet de ce milieu militant comme des matériaux constitutifs de mon objet de recherche et de mon terrain, où ces derniers cherchaient avant tout à s’inscrire dans des problématiques propres à celles soulevées par ma conception théorique de la vulgarisation des sciences sociales.

Cependant, les réalités que pouvaient décrire les personnes enquêtées en réponse aux questions que j’étais amené à leur poser concernant leur rapport au militantisme se ramenaient très facilement aux réalités et aux problématiques abordées par ces champs de recherche. Ou plutôt, la force conceptuelle de ces travaux pour aborder ces réalités était telle qu'il m’était difficile pendant toute une partie de l’enquête d’interpréter autrement le discours que pouvaient tenir ces personnes au sujet de ce milieu militant. Au cours de cette enquête, j’ai pu alors éprouver un profond sentiment de décalage entre : d’un côté, des réalités familières aux enquêtés sur lesquelles ces derniers se sentaient légitimes de parler et des champs de recherche ayant si abondamment travaillé sur ces

réalités qu’il m’était difficile de les interpréter autrement ; et de l’autre, mes propres questionnements théoriques initiaux à partir desquels je souhaitais précisément construire Le Lieu- Dit en un terrain propice à une étude d’une vulgarisation des sciences sociales en milieu militant.

Ainsi, une partie de mon travail a consisté à discuter des apports que ces divers travaux ou courants de recherche pouvaient avoir vis-à-vis de mon objectivation du “milieu militant” en tant qu’ensemble de réalités susceptibles d’apprendre quelque chose sur les situations de vulgarisation des sciences sociales au Lieu-Dit. Sur ce point, une partie des travaux réalisés en science politique, en sociologie des mouvements sociaux ou de l'engagement militant ont particulièrement retenu mon attention. En effet, ces derniers étaient animés par une question plus ou moins similaire à celle que mon enquête avait faite émerger, à savoir comment concevoir le militantisme à partir d’un élément permettant de penser un point d’unité entre une hétérogénéité de pratiques, de logiques d’action, de représentations du monde, et des instances susceptibles de réguler et d’encadrer ces pratiques, ces actions et ces représentations . À partir de cette question, j’ai donc souhaité travailler à la 1

conception d’une jonction problématique justifiée entre les réalités observées sur le terrain, les outils conceptuels que ces travaux précis pouvaient mobiliser, et les interrogations propres à ma conception théorique de la vulgarisation des sciences sociales.

Les débats suscités par cette question dans ces champs de recherche ont notamment été présentés par Lilian Mathieu lors de la définition de son concept d’espace des mouvements sociaux. Comme il le fait remarquer, le principal problème auquel se sont confrontés certains travaux d’inspiration bourdieusienne entendant prendre le militantisme pour objet a été de s’accorder sur une manière consensuelle de définir objectivement un ensemble hétérogène de collectifs, de pratiques et de représentations. Tout en s’appuyant sur le postulat « d’une différenciation de nos sociétés, composées d’une multiplicité d’univers sociaux relativement autonomes les uns des autres et traversés par des logiques propres » , ces travaux souhaitaient par ailleurs discuter de la relative 2

autonomie que cet univers militant pouvait entretenir par rapport aux autres univers composant le monde social. Pour exemple, un des débats qui anima les réflexions de ce domaine de recherche fut de discuter des types d’organisation, des sous-collectifs ou des instances susceptibles de définir

MATHIEU, L. , op. cit.

1

Ibid.

objectivement ce « ‘monde à part’ » . À travers son concept de champ militant , Cécile Péchu 1 2

proposait notamment de distinguer les logiques et les univers dans lesquels s’inscrivaient des individus appartenant à des organisations associatives comme celles de Droit au logement, de ceux d’individus engagés dans des partis politiques, qui selon elle, relèverait d'un champ partisan structuré par des logiques et des instances différentes. Avec le concept d’espace des mouvements

sociaux, Lilian Mathieu souhaitait quant à lui prendre ses distances avec la notion bourdieusienne

de champ, dans la mesure où le champ implique l’existence d’une instance capable de réguler les relations et les valeurs en vigueur entre les différents acteurs qui le composent. Or pour lui, si l’espace des mouvements sociaux décrit certes un univers de pratiques et de sens relativement

autonome, celui-ci n’est pas pour autant régulé par une instance pleinement identifiable en son sein.

C’est alors précisément ce qui fait que cet univers se caractérise avant tout par sa relative autonomie dans la mesure où il demeure influencé par des instances qui lui sont extérieures (médias, institutions politiques et académiques, etc).

Pendant un moment, et notamment au début de l’enquête, j’ai pu fortement être attiré par ces travaux. En effet, la force conceptuelle de ces derniers était telle qu’elle soulageait l’activité d’enquête en lui proposant a priori une résolution théorique et abstraite de ce qui serait susceptible de faire l’unité entre cette hétérogénéité de pratiques, d’instances et de représentations rencontrée sur le terrain. Mais très rapidement, je me suis rendu compte que ces travaux n’étaient ni en adéquation avec mes problématiques de recherche initiales, ni avec le parti pris empirique de ma démarche. En soi, rien ne m’interdisait effectivement d’avoir recours à des notions proches de celle du champ et des autres concepts bourdieusiens qui lui sont traditionnellement associés (capital,

ressource, habitus, etc.) afin de saisir à partir d’un objet scientifique unitaire un ensemble

hétérogène de pratiques, de représentations et d’instances observé sur le terrain et rapporté par les personnes enquêtées. Concernant la question de la vulgarisation des sciences sociales en milieu militant, rien de m’interdisait non plus de tenter de repérer les zones d’interpénétration du champ scientifique avec ce champ ou cet espace “militant” qui en même temps de confirmer la relative autonomie de ce dernier, aurait plus précisément permis de saisir objectivement ce lieu autre que désigne la vulgarisation pour Baudouin Jurdant, un lieu qui n’appartient pas strictement au champ scientifique et à ce champ ou espace “militant”. Enfin, il aurait également été possible de considérer

Ibid. , p.132

1

PÉCHU, C. , « Les générations militantes à Droit au logement », Revue française de science politique,n°51,

2

les sciences sociales et leurs savoirs comme étant constitutifs d’une ressource mobilisable par les militants dans le cadre de contextes particuliers, pouvant même participer à définir un capital

militant . 1

Cependant, aussi puissante que soit la force conceptuelle de ces notions dans leur capacité à rendre presque immédiatement intelligible la complexités des réalités observables par le chercheur, cette force réside précisément dans le fait que ces concepts se sont progressivement extraits du contexte concret et empirique à partir duquel ils ont initialement été conçus . Afin de rigoureusement traiter 2

en terme de champ ou de concepts qui s’y rattachent la question de la vulgarisation des sciences sociales en milieu militant à partir du Lieu-Dit, il aurait fallu m’efforcer de reconstruire empiriquement ce champ scientifique ou militant dans lesquels pouvaient s’inscrire les personnes interrogées, tout en saisissant précisément la position que chacune d’entre elle pouvait occuper à l'intérieur de ces univers. Or cela n’aurait en aucun cas été réalisable dans le cadre d’un mémoire de recherche, voire même dans le cadre d'un travail plus exigeant comme la thèse. Par conséquent, si j’avais souhaité mobiliser de telles références dans le cadre de mon enquête, il m’aurait fallu en quelque sorte ignorer le caractère irréductible des réalités rencontrées sur le terrain que ces références souhaitaient paradoxalement décrire, et donc avec le risque d’ « écraser les données » , 3

comme si je connaissais finalement à l’avance ce que j’allais découvrir sur mon terrain … Autrement dit, mobiliser ces concepts sans avoir pris le temps de penser et de vérifier empiriquement les conditions de leur pertinence vis-à-vis du terrain m’aurait conduit à aller à l’inverse de ce que revendique le parti pris empirique de ma démarche, à savoir le fait de rester le plus longtemps possible dans cette « zone de confrontation entre la réaction de l’observation au questionnement et la réaction du questionnement à l’observation, sans précipiter la conceptualisation mais sans y renoncer non plus, avec prudence, patience, en évitant les points d’appui fournis par les positions analytique trop critiques ou les modélisations trop affirmées » . 4

MATONTI, F. et Franck POUPEAU, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en

1

sciences sociales, n°155, 2004, pp. 4-11

LAHIRE, B. , « Champ, hors-champ, contrechamp », In. LAHIRE, B. (dir.), Le Travail sociologique de

2

Pierre Bourdieu : dettes et critiques, La Découverte, 1999, pp.23-57

BOLTANSKI, L. , De la critique… , op. cit. , p.46

3

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … », op. cit. , p.57

Ce travail m’a alors mené à prendre mes distances avec le point de vue proposé par ces travaux tout en conservant néanmoins cette problématique consistant à construire un élément unitaire à partir duquel penser une hétérogénéité de pratiques, de logiques d’action et de représentations du monde. Dans une perspective empirique, cet élément unitaire ne pouvait donc pas être constitué à partir d’une « typologie formelle construite pour les besoins de la recherche » détachée de son contexte 1

de production et étrangère aux réalités rencontrées sur mon terrain. Il me fallait au contraire trouver cet élément à travers des réalités empiriques pertinentes pour les personnes interrogées. Ceci m’a alors mené à considérer Le Lieu-Dit comme une entité susceptible de pouvoir condenser la complexité des réalités que pouvait recouvrir ce milieu militant pour les personnes enquêtées, tout en ramenant ces réalités à des problématiques soulevées à un niveau théorique par la question de la vulgarisation des sciences sociales. Car en effet, ces problématiques et les réalités qu’elles cherchent à interroger devaient également être étudiées à partir des réalités observées dans ce lieu et que les personnes enquêtées pouvaient me rapporter pendant les entretiens.

Ce choix méthodologique et d’analyse se justifiait d’autant plus que ce lieu constituait la seule entité à partir de laquelle je pouvais concrètement réaliser mon travail d’observation, de compréhension et d’objectivation des réalités présentes en ce lieu afin de les confronter au cadre théorique de la vulgarisation des sciences sociales développé plus haut. Comme énoncé précédemment, ce lieu était également l’ordre de réalité le plus immédiatement partageable entre les enquêtés et moi. Par conséquent, le “milieu militant” et les réalités que cette appellation pouvait désigner pour ces personnes, aussi bien dans et en dehors du lieu, ne devait pas être objectivées

pour elles-mêmes, mais selon le rapport qu’elles pouvaient entretenir avec Le Lieu-Dit à un niveau

empirique et ce afin de pouvoir les rattacher à des réalités plus proches de celles que pouvaient décrire les problématiques soulevées par ma conception théorique de la vulgarisation des sciences sociale, comme celles des formes de présence des sciences sociales au Lieu-Dit. Dès lors, il s’agissait davantage pour moi de comprendre quelles relations les personnes enquêtées pouvaient établir entre Le Lieu-Dit et les réalités que ces dernières désignaient à partir de cette appellation de “milieu militant”, pour en finalité comprendre ce que ce lieu pouvait faire à ces réalités.

BOLTANSKI, L. , Les cadres … , op. cit.

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