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Le présupposé épistémologique de la démarche empirique et ses implications méthodologiques

Comment construire un terrain ?

A) La démarche empirique : construire un terrain en interrogeant et en objectivant les effets de l’enquête

1) Le présupposé épistémologique de la démarche empirique et ses implications méthodologiques

Afin d'objectiver cette démarche et de faire de l’empirisme non plus un simple parti pris mais une démarche de recherche pleinement consciente de ce qu’elle fait, je me suis en grande partie appuyé sur les travaux de Joëlle Le Marec et d’Olivier Schwartz. Dans le cadre de leurs recherches respectives, ces deux auteurs ont en effet tenté de définir l’empirisme comme une pratique de recherche spécifique afin de comprendre ses conséquences sur la construction du terrain et les conditions de scientificité de ce dernier. Pour Joëlle Le Marec, l’empirisme serait avant tout l’expression d’une « ‘tradition’ » de recherche que Gérard Lenclud fait remonter à la fin du 1 2

XVIIIème siècle et qui désignerait

« une orientation purement empirique de la démarche anthropologique, fascinée par la pluralité des états de société et de culture et par la diversité de l’Autre, à laquelle s’opposera fondamentalement l’orientation théorique, d’inspiration comtienne qui posera la séparation entre ‘nous’ et ‘eux’ comme base permettant d’ordonner la diversité de ces états dans une hiérarchie unifiée » . 3

Pour cette autrice, l’empirisme a pour tradition de recherche « l’observation, la désignation, la description, la classification, la comparaison, la fixation d’une réalité complexe dans une

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … », op. cit. , p.18 1

LENCLUD, G. , « Le Grand Partage ou la tentation ethnologique », In ALTHABE, G. , Daniel FABRE et

2

Gérard LENCLUD (dir.), Vers une ethnologie du présent, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1992, pp. 9-38

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … », op. cit. , p.18

représentation destinée à circuler, à être partagée et discutée indépendamment du contexte où elle a été saisie » . En quelque sorte, l’empirisme participe selon elle de « la volonté de relier 1

émerveillement et cognition », dans la mesure où « ce qui est en jeu est la construction d’un rapport d’altérité qui conserve quelque chose de ce qui s’éprouve en tant que connaissance possible dans la sidération » . Détachée de cette tradition, l’empirisme désignerait plus généralement aujourd’hui 2

une « insertion personnelle et de longue durée » du chercheur dans l’objet concret qu’il désire 3

étudier, une démarche de recherche qui n’est pas nécessairement propre à une discipline particulière, et qui peut se retrouver aussi bien en sociologie, en anthropologie, en ethnologie et bien entendu, en SIC.

Néanmoins, cette démarche repose sur un présupposé épistémologique qui constitue à la fois sa force et sa faiblesse : les phénomènes que le chercheur entend directement observer sont « naturellement accessibles par cette voie » . Or l’objet recherché ne préexiste pas à l’activité 4

d’observation, mais se construit progressivement au fil de l’observation elle-même, dans le rapport

inductif et réflexif que le chercheur entretient avec son terrain. Dès lors, toute la problématique de la

démarche empirique repose sur une différence profonde entre, d’une part, les préoccupations et les représentations propres aux personnes enquêtées, et d’autre part, celles du chercheur qui entend les étudier. En effet, les questions que se pose le chercheur au cours de son travail, ne sont pas celles que les personnes enquêtées sont “naturellement” menées à se poser. Pour cause, ces questions peuvent dans certains cas ne pas avoir de sens pour ces personnes. C’est pourquoi la construction de l’objet de recherche qui résulte de cette démarche se fait sur le temps long : le chercheur a besoin de temps pour « comprendre où sont, dans l’univers des enquêtés, les problèmes et les enjeux, et […] parvenir à une perception suffisante de leur vie pour dégager ce qui vaudrait la peine d’être étudié » , avant de les rattacher et de les confronter aux questions qu’il se posait initialement. Ce 5

temps d’immersion et d’ action est indispensable pour comprendre et appréhender justement son objet. Pour Joëlle Le Marec, le chercheur se doit donc de « préserver la nécessaire ‘insouciance’ du

Ibid.

1 Ibid. 2

SCHWARTZ, O. , op. cit. , p. 338

3

Ibid. , p. 362

4

Ibid. , pp. 353-354 5

dynamisme de l’action, sans lequel on ne ferait rien d’autre que de se regarder penser, alors que l’Autre, le pôle d’extériorité, existe bel et bien, évidemment » . 1

Par conséquent, ce qui doit être étudié au cours de l’enquête n’est pas la simple somme de « représentations immédiates d’une réalité ‘naturelle’, antérieure à l’observation » , mais au 2

contraire les « effets » engendrés par les situations de l’enquête, aussi bien sur les personnes 3

enquêtées que sur le chercheur. Parmi ces effets, le chercheur peut notamment s’intéresser à l’émergence de nouvelles questions chez les deux partis, nées de la confrontation, au cours de l’enquête, entre leurs perceptions respectives des réalités que l'enquête vise à étudier. Ainsi, la démarche empirique requiert pour le chercheur de considérer les effets de l’enquête comme étant l’ensemble des éléments à partir desquels il doit travailler à l’élaboration de ses matériaux de recherche, et donc, comme des éléments qui permettent de construire l’objet concret initialement choisi en un objet de recherche pleinement problématisé : un terrain. Pour ce faire, il se doit donc d’interroger et d’objectiver autant que faire ce peut ces effets.

Pour Joëlle Le Marec, les SIC, à travers une compréhension particulière des phénomènes de communication, peuvent être utiles à la démarche empirique dans son travail d’interrogation et d’objectivation des effets de l’enquête, notamment en l’aidant à « dépsychologiser le rapport à l’enquête, de le désindividualiser, sans pour autant le renvoyer à sa simple technicité » . En effet, les 4

communications désignent selon elle des « complexes dynamiques » dans lesquels ce qui est saisi « n’est saisi que par la forme où cela circule […]. Elles sont à la fois l’objet et la contrainte méthodologique qui permet de les constituer en objet » . Dès lors, la démarche empirique doit 5

nécessairement « prendre en compte le fait qu’elle ne peut pas appréhender les phénomènes sociaux hors des médiations par lesquelles ils échappent à leur constitution en objet », ce qui précisément 6

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … », op. cit. , p.19

1

SCHWARTZ, O. , op. cit. , p. 346

2

Ibid. , souligné par moi

3

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … », op. cit. , p.21

4

Ibid. , pp.35-36

5

Souligné par moi. Le concept de médiation est un terme régulièrement utilisé en SIC afin de qualifier un

6

certain nombre de phénomènes d’ordre “communicationnel”. Toutefois, l’auteur ou l’autrice qui en fait usage peine très souvent à le définir explicitement. En conclusion de ce travail, je propose de revenir sur la pertinence de ce concept pour traiter de la dimension communicationnelle de la recherche en SIC, et plus particulièrement dans le cadre d’une démarche empirique.

« pose un problème de fond pour la démarche empirique basée sur la foi en l’existence d’une réalité environnant l’observateur, réalité descriptible et interprétable hors du contexte de sa saisie subjective» . Ainsi, l’enquête doit selon elle être comprise comme « un dispositif qui organise des 1

situations de communications » de telle sorte que l’

« on peut considérer ces situations comme de simples conditions dans lesquelles s’obtiennent des ‘faits’ - qui sont des interprétations recueillies auprès des ‘acteurs’ après achèvement d’une action effectuée en situation d’enquête. On peut également les considérer comme des accomplissements, au sens ethnométhodologique, l’enquête étant une action qui engage au moins deux personnes, et par laquelle on conserve le rôle médiateur joué par l’interprétation dans l’organisation, endogène et interactive, de l’activité sociale en situation. Cette situation se réfère à d’autres situations qu’elle médiatise, dont elle active la réinterprétation orientée vers la production de significations, sans qu’il soit de la prérogative du chercheur de décider tout seul si cette signification ne concerne que lui, si elle est artificielle, dans la mesure où l’enquête est une situation culturellement et socialement construite. Elle met en jeu d’autres interprétations, qui sont liées dans la situation d’enquête par un rapport de nécessité causale ‘agi’ par les acteurs que sont les enquêteurs et les informateurs. D’un point de vue communicationnel, l’enquête est à l’intérieur de l’activité sociale et elle interprète celle-ci pour les besoins de son propre accomplissement, auquel participent l’action et les interprétations tout à la fois de l’enquêteur et de l’enquêté » . 2

Par conséquent, le travail d’interrogation et d'objectivation des effets de l’enquête par le chercheur se réclamant d’une démarche empirique doit consister à objectiver et à donner à voir explicitement le rôle de médiateur que celui-ci a eu durant son enquête soit, d’une part, la manière dont il a concrètement organisé l’enquête avec les personnes enquêtées, et d’autre part, le travail de

médiation à partir duquel il a pu constituer ses matériaux. Ce travail de médiation consiste à

expliciter la manière par laquelle il a pu opérer un certain nombre de mises en relation entre ses observations et ses entretiens réalisés sur le terrain, puis à expliciter les interprétations secondes que le chercheur en a faites en les confrontant à ses propres questionnements.

Ceci laisse donc apparaitre la dimension pleinement réflexive de cette approche. Pour autant, cette réflexivité ne doit pas être considérée comme quelque chose qui s’opposerait ou surviendrait après l’action (c’est-à-dire l'activité de recherche elle-même), ainsi que de nombreux

Ibid. , p.17

1

Ibid. , pp.21-22

travaux tendent à le faire. Dans ces derniers, la réflexivité vient s’exprimer à la fin ou en conclusion, le chercheur pouvant faire part de son regret de ne pas avoir procédé de telle ou telle manière, ou de ne pas avoir suffisamment considéré tel ou tel aspect du problème … Certes, ces considérations conduisent souvent la réflexivité à être ensuite « réinvestie dans l’élaboration d’une autre action, en amont de celle-ci, une chose succédant à une autre à chaque nouveau cycle engendré par le précédent » : de cette réflexivité peuvent alors naître de nouveaux travaux, de 1

nouvelles manières de penser un objet ou une situation. Mais au sein du travail du chercheur, et du discours qui se déploie à partir de lui, cette réflexivité n’en demeure pas moins séparée du cœur de la recherche. On comprend toutefois pourquoi une telle place peut souvent lui être réservée. Dans la pratique du chercheur, se réclamant ou non d’une démarche empirique, « la réflexivité est en effet nécessaire, mais elle est nécessairement paralysante » car,

« on voit difficilement comment, dans l’action elle-même, on pourrait conscientiser ce que l’on fait tout en maintenant la dynamique. Il est difficile de conduire une action en s’interrompant sans cesse pour regarder par-dessus sa propre épaule et évaluer tout à la fois vers quoi on va et ce qu’on écarte de son champ de vision ; pour voir en même temps ce que l’on voit, la manière dont on le voit et en inférer les manières dont on ne voit pas » . 2

Pourtant, pour Joëlle Le Marec, il est bel et bien possible d’envisager la réflexivité et l’activité de recherche sous un autre rapport, de telle sorte qu’elles ne soient plus « séparées dans la pratique » . 3

Dans une perspective pragmatiste, il s’agirait selon elle de considérer l’enquête à travers la manière dont le chercheur la vit et en fait l’expérience. En effet, ce vécu de l’enquête se caractériserait avant tout pour elle par un décalage entre, d’une part, « la construction réflexive d’une représentation de l’enquête a priori et a posteriori comme ensemble de biais et nœuds de problèmes insolubles » que le chercheur se devrait de résoudre, et d’autre part,

« l’expérience de l’enquête elle-même, très résistante à sa propre perception en termes de danger et de problème, vécue souvent au contraire dans l’action comme situation fondamentalement positive, riche, complexe certes, mais compréhensible, et surtout, comme

Ibid. , p.20 1 Ibid. , p.19 2 Ibid. 3

situation intéressante au plan cognitif, permettant de modifier ses questionnements, ses hypothèses » . 1

Dès lors, le matériau sur lequel entend travailler le chercheur se réclamant d'une démarche empirique ne serait ni plus ni moins que l’expérience de son vécu durant l’enquête, « un vécu qui n’est pas directement celui de l’enquête, mais celui du décalage entre la nature des questions appelées par l’exigence de réflexivité, et la nature des questions, souvent informulées car n’ayant pas le même caractère de nécessité pour la communauté [scientifique], soulevées par ‘l’expérience’ du terrain » . Ainsi, c’est donc ce décalage vécu dans la pratique du chercheur qui se doit d’être 2

objectivé par ce dernier afin de l’intégrer pleinement et explicitement à ses matériaux et à la construction de son objet, évitant ainsi que la réflexivité ne soit réduite à une simple réflexion a

posteriori survenant après l’enquête. Pour Joëlle Le Marec, il s’agirait donc plus exactement d’ «

expliciter ce qui peut relever de communications ordinaires dans la conscience réflexive individuelle du chercheur, pour le faire entrer concrètement dans le champ de la méthodologie, mais dans un cadre collectif, au bénéfice de communications explicites relevant de la pratique scientifique elle-même et dans une perspective empirique » . 3

2) Empirisme, hétéronomie et scientificité : objectiver l’articulation

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