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Les problèmes théoriques de la vulgarisation des sciences sociales

A) La vulgarisation des sciences sociales : une impossibilité théorique ?

1) La vulgarisation scientifique selon Baudouin Jurdant

Dans sa thèse, Baudouin Jurdant appréhende la vulgarisation en la situant dans le projet positiviste d’Auguste Comte dont l’idéologie scientiste serait à la fois la conséquence et le 1

« reflet » . Pour lui, si la vulgarisation désigne sous la plume de cet auteur l’idée d'un projet en 2

devenir n’ayant pu trouver les formes de sa matérialisation, elle se voit néanmoins attribuer un rôle théorique précis. En ce sens, la vulgarisation serait avant tout l’expression d’un « symptôme » des 3

contradictions inhérentes à l’idéologie scientiste qui accompagne le développement des sciences modernes au milieu du XIXème siècle. Pour Baudouin Jurdant, cette idéologie aurait émergé à une période où les sciences s’organisent à travers un « mécanisme de différenciation qui autonomise les domaines de recherche » , en développant notamment des méthodes et des approches qui se 4

différencient selon les objets étudiés. Afin de contrebalancer ce mouvement de différenciation et de dispersion des connaissances, le scientisme, en tant qu’idéologie, aurait alors eu pour mission d’assurer un mouvement de « cohérence interne et externe » aux sciences, c’est-à-dire tant du point 5

de vue de ceux qui les produisent que de ceux qui les reçoivent. Cette contradiction aurait alors trouvé son point de résolution à travers l’institution d’un lieu unique et théorique dans lequel « un savoir de la vérité est possible » , une entité abstraite et idéologique que Baudouin Jurdant nomme 6

Selon lui, le terme de vulgarisation apparaitrait en effet pour la première fois sous la plume de cet auteur

1

qui l’associait à la « “nécessité d’une éducation universelle […] essentiellement destinée aux prolétaires” », COMTE, A. , Discours sur l’esprit positif, cité In JURDANT, B. , op. cit. , p.30

JURDANT, B. , op. cit. , p.30

2 Ibid. , p.28 3 Ibid 4 Ibid 5 Ibid 6

« LA SCIENCE » . Ainsi, le scientisme aurait eu pour finalité de garantir un lieu unique permettant 1

de “tout connaître sur tout”, et où les connaissances produites en son sein auraient ceci d’universelles qu’elles donneraient « la possibilité pour n’importe qui de s’y engager au nom de sa simple humanité » , pour les scientifiques comme pour les non-scientifiques. 2

Cependant, l’universalité à laquelle prétend cette idéologie ne resterait qu’à l’état d’abstraction si elle ne s’accompagnait pas d’un élément lui garantissant son « universalité concrète » . Or, c’est 3

précisément cette fonction idéologique que remplirait la vulgarisation en assurant l’existence et la reconnaissance sociale de LA SCIENCE. À travers différentes formes matérielles (revues, conférences, émissions radiophoniques et télévisuelles …), la vulgarisation agit selon Baudouin Jurdant comme un ensemble d’ « opérations de communication » visant à inscrire LA SCIENCE 4

dans les interactions sociales les plus concrètes, en introduisant les sciences et leurs connaissances dans le langage ordinaire, un langage parlé par le plus grand nombre : le langage vulgaire . La 5

vulgarisation aurait ainsi pour finalité de reproduire et d’assurer la continuité d’un ensemble de croyances et de rapports sociaux reposant sur une distinction opérante entre ce qui relèverait du scientifique et du non-scientifique. Pour Baudouin Jurdant, la vulgarisation désigne ainsi plus largement un instrument idéologique qui accorde aux sciences leur dimension pleinement sociale. Elle entretiendrait plus exactement ce qu'il nomme un « mythe de la scientificité » , c’est-à-dire un 6

ensemble de situations vécues, dans lesquelles les sciences se voient attribuer la légitimité de fournir des « modèles pour la conduite humaine » en conférant « signification et valeur à

Ibid 1 Ibid. , p.197 2 Ibid. , p.28 3 Ibid. , p.29 4

Dans Écrire la science, Yves Jeanneret propose sur ce point une analyse intéressante de l’étymologie du

5

mot “vulgarisation”. Rapporté à ses racines latines, le terme découle de l’adjectif vulgus et du verbe vulgare. Le premier désigne une catégorie sociale particulière, à savoir le peuple, pris non pas au sens de la citoyenneté, mais dans sa dimension économique et culturelle. Il désigne « celui qui travaille ». À partir de cette analyse étymologique, on voit donc en quoi la vulgarisation renvoie d’une certaine manière au “vulgaire”, soit à l’idée d’une distinction sociale et d’une hiérarchie des goûts et des valeurs. Cependant,

vulgus, en tant qu’adjectif, peut aussi désigner ce qui a trait au général et à l’ordinaire. Il ne renvoie donc pas

nécessairement à une catégorie sociale mais peut aussi bien exprimer un certain ordre d’idées et d’opinions. En ce qui concerne le verbe vulgare, celui-ci renvoie à l’idée de quelque chose qui se propage (une maladie par exemple), ce qui lui confère une dimension plutôt négative. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir que le langage vulgaire désigne le langage parlé par le plus grand nombre et donc, en l’occurrence, celui des non- scientifiques, des non-lettrés. Voir donc JEANNERET, Y. , Écrire la science … , op. cit. , p. 9

JURDANT, B. , op. cit. , p.138 6

l’existence » . Dans sa thèse, c’est donc une interprétation critique de la vulgarisation que livre cet 1

auteur, dans la mesure où elle serait ce par quoi s’actualise un rapport de domination d’un groupe social sur un autre - les scientifiques sur les non-scientifiques - par lequel les premiers parviennent à faire accepter (si ce n’est imposer) leurs valeurs et les connaissances qu’ils produisent aux seconds, et ce au nom de l’universalité à laquelle peuvent, parfois, prétendre ces dernières.

À travers cette compréhension idéologique de la vulgarisation, Baudouin Jurdant propose ici une relation théorique importante entre vulgarisation et scientificité. En effet, la scientificité désigne pour lui la manière dont les sciences signifient socialement le fait qu’elles soient des sciences de LA SCIENCE, dans la mesure où elles seraient capables et légitimes de produire un savoir de la vérité pour l’ensemble de la société. Cette notion s’apparenterait donc davantage à l’idée d’une

représentation qui, par conséquent, peut aussi bien être comprise selon le point de vue des

personnes qui participent à la production des connaissances scientifiques qu’à travers celui des personnes qui les “reçoivent”. Pour Baudouin Jurdant, tout l’enjeu de la vulgarisation est alors de réaffirmer la scientificité des sciences qu’elle entend prendre pour objet, pour les scientifiques comme pour les non-scientifiques, et donc de maintenir et de légitimer une division sociale du travail intellectuel à l’intérieur d'une société donnée.

Toutefois, la fonction idéologique que remplit la vulgarisation, et le rapport de domination que celle-ci cherche à entretenir à travers la production d’un mythe de la scientificité, doivent pour Baudouin Jurdant être ramenés à ce mouvement de référenciation et d’inscription des connaissances scientifiques que réalise la vulgarisation au sein du langage ordinaire. En effet, ce langage constitue pour lui un « un système du sens » , un lieu « qui règle la médiation du rapport de 2

l’homme au monde et à ses semblables » , c’est-à dire ce qui rend précisément possible une 3 intercompréhension entre les différents individus composants une société donnée. En réalité, la

vulgarisation accomplirait une tâche essentielle pour les sciences et leurs connaissances en les faisant advenir à quelque chose d’autre qui ne les réduit pas à leurs conditions premières d’écritures

communautaires : elle participe à les ériger en tant que fait social à part entière. En effet, les

sciences sont avant tout, pour Baudouin Jurdant, l’expression des conséquences de l’autonomisation

Ibid 1 Ibid. , p.176 2 Ibid. 3

d’un collectif humain, les scientifiques, se réalisant principalement à partir de l’autonomisation de sa propre écriture, l’écriture scientifique . 1

Pour cause, les connaissances scientifiques sont selon lui produites au moment même de l’acte de leur écriture, une écriture reposant sur des principes et des modalités propres à ce groupe d’individus restreint que représente le corps scientifique. Cette écriture serait avant tout définie par un principe d’« escamotage délibéré de l’énonciation » visant à constituer un ensemble d’énoncés 2 autonomes, ne laissant percevoir aucune trace de leur sujet (les instances qui produisent ces énoncés

et peuvent s’en réclamer) et des conditions à partir desquelles ces énoncés sont produits. Ces principes permettraient alors à ces énoncés, et donc aux connaissances scientifiques, d’atteindre l’universalité théorique à laquelle ils prétendent. En effet, l'absence de sujet est précisément ce qui permettrait à tout individu de se réclamer en être le sujet, soit cette « possibilité pour n’importe qui de s’y engager au nom de sa simple humanité » . De même, l’escamotage des conditions 3

d’énonciation de ces énoncés fait que ces derniers ne permettent aucune interprétation. Ainsi, ces énoncés n’autoriseraient finalement « qu’une seule lecture, qui n’est pas production de sens mais reproduction des opérations dans l’ordre donné de leur succession » . Pour Baudouin Jurdant, les 4

formules mathématiques seraient en ce sens un idéal de concrétisation de cette écriture du point de vue des scientifiques.

Or, pour qu’une telle écriture soit possible, les sciences et leurs connaissances doivent s’inscrire dans un lieu premier qui autorise les conditions de sa production, un lieu qui par nécessité se doit de

s’abstraire de « toute préoccupation sémiotique et référentielle » relative à ce système du sens. Ce 5

lieu désignerait ce corps scientifique qui, en opérant une rupture à la fois sociale et épistémique avec ce système du sens (c’est-à-dire plus largement avec le reste du corps social), permettrait à cette écriture de s’autonomiser en suivant ses logiques et ses modalités propres. Selon certaines interprétations des travaux de Baudouin Jurdant, la scientificité des sciences se fonderait alors principalement sur cette idée de rupture entreprise par l’autonomisation du collectif scientifique JURDANT, B. , « Écriture, réflexivité, scientificité. Entretien avec Joëlle Le Marec », Sciences de la

1

société, n°67, 2006, pp. 131-143

Ibid. , p. 136

2

JURDANT, B. , Les problèmes théoriques … , op. cit. , p. 197

3

Ibid. , p.178

4

Ibid. , p. 176

autour de sa propre écriture. En effet, cette rupture remplirait un rôle symbolique essentiel : celui de signifier « l’autonomie de la science et de sa cohérence » , aussi bien pour les scientifiques que 1

pour les non-scientifiques, et donc signifierait par là la scientificité d'une science.

Par ce travail de référenciation et d’inscription, la vulgarisation réaliserait pour lui quelque chose de profondément ambivalent, dans la mesure où la vulgarisation participe à reproduire et à re-signifier cette rupture sur laquelle se fonde la scientificité de la science vulgarisée, tout en attribuant à celle- ci un ensemble de significations nouvelles différant radicalement de celles qu’elle peut se voir attribuer à l’intérieur de ses instances de production. D’un côté, ce travail participerait effectivement à la reproduction de cette rupture, dans la mesure où cette dernière réaffirmerait que les réalités et l’écriture à partir desquelles les scientifiques produisent leurs connaissances ne sont ni accessibles, ni compréhensibles par les non-scientifiques. En ce sens, la vulgarisation aurait bien pour fonction de maintenir un rapport de domination des scientifiques sur les non-scientifiques. N’ayant pas accès aux conditions concrètes à partir desquelles les connaissances scientifiques sont produites, ces derniers ne sauraient alors être en capacité de contester le discours tenu par la vulgarisation au sujet des sciences et de leurs connaissances. Dès lors, la vulgarisation participerait principalement à entretenir un ensemble de représentations à partir desquelles se cristalliserait socialement ce rapport de domination : des représentations mettant « en jeu un espace et un temps particuliers, séparés de l'espace et du temps quotidiens » , l’espace-temps des laboratoires à partir 2

desquels les scientifiques produisent un savoir de la vérité, et l’espace-temps des “profanes”, celui des non-scientifiques.

Cependant, la reproduction de ce rapport de domination par lequel se réaffirme la scientificité des sciences ne pourrait être effective sans ces nouvelles significations que leur attribue la vulgarisation par ce même travail. Bien que les vulgarisateurs aient souvent l’impression de participer au rétablissement d’une égalité épistémique et sociale entre scientifiques et non- scientifiques , la vulgarisation ne saurait nullement effectuer cette tâche. D’une part, ses conditions 3

matérielles ne lui permettent pas de réaliser une reproduction de l’expérience de l’acquisition des connaissances scientifiques, et d’autre part, elle ne peut, en l’état, reproduire les conditions par

CORDONNIER, S. , op. cit. , p.62

1

JURDANT, B. , Les problèmes théoriques … , op. cit. , p.143

2

MOLES, A.A et Jean OULIF, op. cit.

lesquelles ces connaissances sont produites . Pour Baudouin Jurdant, la vulgarisation effectuerait en 1

revanche tout autre chose : celle de placer les sciences et leurs connaissances dans un lieu autre qui n’est pas celui de leur production, un lieu dans lequel « la science [se] cherche un sens, un savoir et un sujet » . En somme, ce lieu autre permettrait d’apporter aux sciences tout ce que ne leur autorise 2

pas leur lieu de production, et donc de leur permettre d’atteindre une universalité concrète en référençant et en inscrivant leurs écritures dans le langage ordinaire.

En effet, au-delà de signifier une distinction opérante entre l’ordre du scientifique et du non- scientifique, la scientificité que doit réaffirmer la vulgarisation réside avant tout dans la capacité de la science vulgarisée à produire un savoir de la vérité, un discours vrai. Or, pour Baudouin Jurdant, la vulgarisation est précisément le lieu où les sciences peuvent procéder à leur « vérification » . Elle 3

est un lieu où leur « discours peut se faire vrai » , non plus pour le seul collectif scientifique qui en 4

est à l’origine, mais bien pour l’ensemble des individus composant le reste du corps social dont les scientifiques se sont séparés pour assurer la scientificité de leur activité. À travers la vulgarisation, les sciences peuvent ainsi référer leurs écritures communautaires à des réalités qui ne sont plus celles construites en laboratoire, mais des réalités plus générales ne pouvant être exprimées qu’à travers le langage ordinaire. Ceci permet aux connaissances qu’elles entendent produire d’être engagées socialement de façon pratique dans la vie quotidienne, la vie des non-scientifiques, quitte à ce que les mots à travers lesquelles les sciences et leurs connaissances s’expriment ne désignent plus exactement les réalités auxquelles les scientifiques pouvaient initialement se référer.

C’est pourquoi, à la fin de sa carrière, Baudouin Jurdant finit par attribuer à la vulgarisation une fonction davantage culturelle, dans la mesure où elle constituerait un pôle d’extériorité à la fois essentiel et nécessaire aux sciences, par lequel ces dernières peuvent s’émanciper de leur seule condition d’écriture communautaire. Postérieurement à sa thèse, le tournant anthropologique des travaux de Baudouin Jurdant lui a donc permis d’insister davantage sur les fondements matériels de

En réalité, cette tâche serait confiée à des institutions formelles telles que l'École ou l’Université, ce qui a

1

mené certains chercheurs à concevoir la vulgarisation comme étant une « éducation non-formelle ». Voir notamment JACOBI, D., Bernard SCHIELE, et Marie-France CYR, op. cit. , ROQUEPLO, Ph. , Le partage

du savoir : science, culture et vulgarisation, Éditions du Seuil, 1974 et SCHIELE, B. et Gabriel

LAROCQUE, « Le message vulgarisateur … », op. cit.

JURDANT, B. , Les problèmes théoriques … , op. cit. , pp.174-175 2

Ibid. , p.176

3

Ibid.

cette trans-formation des conditions d’existence des sciences opérée par la vulgarisation. Selon lui, cette dernière consisterait avant tout en une mise en oralité des sciences et de leurs connaissances, faisant ainsi de la vulgarisation un « préalable indispensable à cette circulation ordinaire des mots et des savoirs de la science » , ou pour reprendre l’expression de Jean-Marc Lévy-Leblond, un 1

préalable nécessaire à leur mise en culture . Pour Baudouin Jurdant, la vulgarisation serait ainsi 2

perpétuellement tiraillée entre sa dimension idéologique héritée du scientisme et sa fonction culturelle. D’un côté, la vulgarisation est en effet un instrument utilisé par les sciences et les scientifiques pour maintenir et légitimer une rupture sur laquelle se fonde la scientificité de leur propre activité. De l’autre, elle est un idéal auquel aspirerait ces derniers afin qu’un jour, la science soit « parlée, discutée, critiquée, contestée, dialoguée » par le plus grand nombre, car c’est précisément ces « situations d’interlocution qui seules, peuvent lui donner un sens à partir des rapports qui se jouent entre les humains » . 3

Si la vulgarisation exprime pour Baudouin Jurdant une fonction idéologique qui se doit de reproduire et de légitimer une rupture sociale et épistémique à partir de laquelle une croyance collective en LA SCIENCE est générée, cette rupture et cette croyance ne peuvent être effectives qu’à condition que la vulgarisation procède en même temps à une trans-formation sémantique et matérielle des conditions d’existence de ces sciences, de telle sorte que le discours de ces dernières puissent se faire vrai à l’intérieur du langage ordinaire, un langage essentiellement pratique car il est un langage parlé. La présentation de son modèle théorique initial permet donc de souligner la relation théorique majeure établie par cet auteur entre vulgarisation et scientificité, dans la mesure où la vulgarisation se doit de réaffirmer la scientificité des sciences qu’elle entend prendre pour objet, mais où cette scientificité, c’est-à-dire la capacité d’une science à socialement signifier le fait qu’elle est une science de LA SCIENCE, se fonde à la fois sur l’idée d’une rupture sociale et épistémique entreprise par les scientifiques à travers leur écriture, et sur la capacité d’une science à dire un discours vrai. Or, si la vulgarisation des sciences sociales relève d’une impossibilité théorique selon Baudouin Jurdant, c’est principalement parce que ces sciences seraient incapables de produire une rupture afin d’établir leur scientificité, une rupture que la vulgarisation, ramenée à sa fonction idéologique, serait donc incapable de reproduire.

JURDANT, B. , « Postface. La circulation culturelle des savoirs », In JURDANT, B. , Les problèmes

1

théoriques … , op. cit. , pp.237-248, p.243

LÉVY-LEBLOND, J-M, L’Esprit de sel : science, culture, politique, Éditions du Seuil, 1984

2

JURDANT, B. , « Postface … », op. cit. , p.243

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