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Les apports méthodologiques et analytiques du concept de représentation sociale

milieu militant

A) Première unité d’analyse : interroger et objectiver les formes de présence des sciences sociales au Lieu-Dit

2) Les apports méthodologiques et analytiques du concept de représentation sociale

Cette reconsidération de la définition des sciences sociales pendant l’enquête, et leur objectivation en une unité d’analyse, ont ainsi permis de borner le terrain de ma recherche. Toutefois, la formation de cette unité impliquait qu’elle fasse en retour l’objet d’un travail de conceptualisation plus abouti afin que cette dernière puisse être discutée scientifiquement en dehors du contexte de son élaboration. Pendant l’enquête, les sciences sociales ne devaient donc plus se comprendre comme un ensemble de disciplines poreuses et hétérogènes partageant une épistémologie et des conditions de production qui leur sont communes, mais comme un ensemble de représentations sociales, au sens particulier que lui donne Serge Moscovici : des représentations 1

pouvant être exprimées, voire partagées, par les enquêtés et moi durant l’enquête. Ce concept développé et appliqué par cet auteur dans la perspective d’étudier la réception et les publics de la psychanalyse en France à la fin des années 1950 entend désigner la manière dont les individus

actualisent des réalités à partir d’un ensemble d’objets, de réalités et de situations propres à leur

trajectoire personnelle. Ce concept ainsi défini m’a paru pertinent pour qualifier la manière dont les sciences sociales avaient pu le plus concrètement exister au cours de cette enquête. De surcroît, la conception de ces sciences en tant qu’ensemble de représentations sociales présentait également des apports pour l’analyse et la perspective empirique de ma démarche.

Comme j’ai pu l’expliciter précédemment à partir de l’HDR de Joëlle Le Marec, le chercheur se revendiquant de la démarche empirique doit moins porter son étude sur des « représentations immédiates d’une réalité ‘naturelle’, antérieure à l’observation » , que sur les effets engendrés par 2

l’enquête, notamment sur la création de sens partagé entre l'enquêteur et les enquêtés émergeant

MOSCOVICI, S. , La psychanalyse, son image et son public. Étude sur la représentation sociale de la

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psychanalyse, PUF, 1976 [1961]

SCHWARTZ, O. , op. cit. , p. 346

depuis cette situation communicationnelle particulière que désigne la relation enquêteur/enquêté. Pour Joëlle Le Marce, le concept de représentation social désigne ainsi des « noeuds, des chaînons organisateurs entre [plusieurs] niveaux (individuel et collectif, cognitif, psychologique et social) » saisissables à travers le discours des enquêtés dans la mesure où ils « rendent observables ces nœuds organisateurs » . Les exigences de la démarche empirique associées à ce concept permettent ainsi 1

de saisir les réalités observées, et rapportées par les enquêtées, à partir des formes « où cela circule » et de faire de ces formes « à la fois l’objet et la contrainte méthodologique » par laquelle 2

cet objet est construit. Dans les travaux de cette autrice, ce concept lui permettait de donner à voir précisément l’ensemble des médiations par lesquelles ces réalités peuvent être empiriquement observées, comprises et théorisées.

Au-delà de répondre aux exigences de la démarche empirique, ce concept de représentation sociale a été utile à l’observation et à l’étude des situations de vulgarisation des sciences dans la mesure où il permettait de confirmer que ces sciences ne doivent pas être comprises pendant l'enquête comme étant des entités abstraites. Elles doivent être saisies à travers les représentations sociales que s’en font les enquêtés. Saisir les sciences faisant l'objet d'une vulgarisation à travers les éléments exprimés par ces représentations sociales permet ainsi de rejoindre cette une idée exprimée par la vulgarisation à un niveau théorique : elle désigne un ensemble de situations dans lesquelles les sciences se présentent à travers des formes et des significations différentes de celles que leur attribuent leurs scientifiques au sein de l’espace académique. C’est donc en partant de ces formes que le chercheur peut en retour comprendre et objectiver la situation de vulgarisation observée.

Dès lors, comprendre ces sciences à travers leurs représentations sociales doit moins inciter les chercheurs à vouloir opposer nécessairement le savoir des scientifiques et le savoir des “profanes”. En effet, lorsque ces derniers rencontrent sur leur terrain des sciences sociales, à travers des formes différentes de celles de leur cadres et usages académiques, ces chercheurs ont souvent tendance à vouloir re-tracer une ligne de rupture épistémologique entre l’ordre du scientifique et du non- scientifique comme si, finalement, ces formes ne pouvaient qu’exprimer des morcellements de savoirs scientifiques erronés ou dégradés … Au contraire, ces formes doivent les inciter à interroger

leurs propres représentations sociales au sujet des sciences sociales. Or, très souvent, ces

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … », op. cit. , p.51

1

Ibid. , pp. 35-36

représentations sont indissociables de la manière dont les chercheurs perçoivent et conçoivent la scientificité de leur activité. Le concept de représentation sociale doit donc leur permettre de déplacer progressivement leur regard, en acceptant que les science sociales aient leur propre vie culturelle à l’extérieur des instances scientifiques. En quelque sorte, cela doit les inciter à prendre en compte, ainsi qu’à objectiver, cette part de subjectivité qui s’exprime et s’actualise dans leur tentative de saisie des formes de présence des sciences en dehors de leur cadre habituel. Ce n’est qu’à la condition de ce déplacement et de cette objectivation que le chercheur peut atteindre une compréhension fine des situations de vulgarisation.

Concernant ses apports analytiques, le concept de représentation sociale a également constitué un outil d’analyse permettant de répondre à certaines questions soulevées lors de ma discussion théorique. En développant ce concept, Serge Moscovici entendait en effet donner des moyens d’objectiver les logiques par lesquelles la psychanalyse était actualisée dans les représentations sociales des personnes interrogées. Pour lui, ces représentations résultent de deux processus qui en constituent les fondements : l’objectivation et l’ancrage. Ce travail m’a néanmoins mené à m’intéresser davantage au premier processus. À travers la notion d’objectivation, Serge Moscovici entendait plus précisément saisir les modalités par lesquelles « les éléments de la langue scientifique passent dans le langage courant où ils obéissent à de nouvelles conventions » . Dans 1

son étude sur la psychanalyse, cet auteur s’intéressait notamment à des concepts développés par cette discipline comme celui d’hystérie ou de refoulement, afin d’étudier la manière dont ces mots pouvaient avoir une certaine effectivité pour des personnes non-psychanalystes.

L’objectivation désigne alors plus exactement un processus de transformation sémantique par lequel des concepts passent d’un cadre sémantique scientifique spécifique à celui de l’acteur en situation qui, en l’occurrence, peut le plus souvent être étranger à ce cadre initial ainsi qu’aux conditions de production par lequel ce terme a été pensé. À travers cette transformation sémantique, l’individu se l’approprie alors en le référant à des réalités et à un ensemble matériel de choses dont il a connaissance. L’objectivation telle que définie par Serge Moscovici se trouve donc être assez proche de cette idée de création de sens et de signification que Baudouin Jurdant attribuait à la vulgarisation, dans la mesure où cette dernière aurait pour fonction de référer les réalités et les objets scientifiques à des réalités susceptibles de parler aux personnes non-scientifiques. Elle est un

MOSCOVICI, S. , op. cit. , p.108

processus complexe par lequel les mots d’une science peuvent se faire vrai à l’intérieur de contextes, de situations et de collectifs précis.

Cette notion d’objectivation a donc été un outil d’analyse pertinent dans le cadre de cette enquête, car les situations d’entretien ou d’observation auxquelles je pouvais assister me plaçaient en effet face à des personnes enquêtées mobilisant, consciemment ou non, des concepts issus des sciences sociales afin de décrire un certain nombre de réalités (« domination », « classe sociale », « capitalisme », « champ » …). D’ailleurs, une des utilités majeures que ces personnes attribuaient aux sciences sociales et aux éléments qui les incarnaient, résidaient principalement dans la capacité de ces sciences à pouvoir poser des mots sur des réalités complexes dont ils pouvaient avoir conscience, mais avec une certaine difficulté à les comprendre et à les nommer. L’objectivation comme outil d’analyse m’a donc permis de comprendre et de décrire davantage ce travail de référenciation et de création de sens opérés sur les concepts des sciences sociales, notamment en prêtant une attention particulière à l’ensemble des éléments (groupe de pairs des enquêtés, livres rencontrés dans le cadre de leur trajectoire personnel, instance ou organisation grâce auxquels ces concepts avaient été découverts …) par lesquels ces concepts pouvaient avoir un sens dans des contextes et des situations d’énonciation précis. Cet outil m’a donc également permis de comprendre davantage comment ces personnes, n’appartenant pas nécessairement au corps scientifique, pouvaient attribuer une scientificité à ces sciences à partir de la croyance accorder à l’effectivité de leurs concepts.

« Thierry : La souffrance au travail par exemple, quand on est militant syndical dans la période

actuelle, on est très vite débordé par la souffrance qu’on nous balance … Je peux te dire que les gens qui viennent me voir dans mon local syndical, ils arrivent au bout du rouleau et que la première demie-heure, c’est une demie-heure de larmes avant d’arriver à dire le quoi du pourquoi du comment. Et si on a pas réfléchi au truc avant, si on a pas un peu des bases sur la souffrance au travail, on peut se faire emporter dans ce flot de détresse … On est des êtres humains, on peut pas apporter une réponse immédiate comme ça à la personne. Mais avec l’aide des sciences sociales on sait que c’est pas seulement cette personne là qui est malheureuse, c’est que c’est un système qui est fait et qu’elle grandit là-dedans, et qu’on peut peut-être intervenir sur tel ou tel point donc ça aide à pas se laisser engloutir dans le malheur des autres quoi. Même si on est un obligé de passer par un moment d’empathie, d’essayer de calmer la détresse immédiate, de faire comprendre à la personne que d’une part c’est pas elle en tant que personne, même si c’est elle qui est mise à mal, mais que c’est un système qui met à mal le travailleur ou la travailleuse qui veut pas se plier au truc, et qu’il existe des solutions,

des droits, des lois pour s’en sortir. Et si on a pas un rapport un peu théorique et un peu concret, et qu’on reste dans l’affection ou l’affectif bah c’est nous qui allons consulter la fois d’après ! C’est pareil dans mon métier d’infirmier psy, si je me mets à chialer avec chaque patient qui sont en dépression ou qui chiale … Y’a bien des fois où on a envie de le faire, parce que c’est trop dur à entendre mais ça n’aide en rien, ni personne, ni lui, ni moi donc bon … Sauf qu’on va se retrouver dans le même service avec les mêmes comprimés, bleus ou roses mais à part ça voilà, ça aide un peu à avoir des apports théoriques, des apports concrets et à pouvoir se raccrocher entre guillemets, en se disant que ce sujet a déjà été analysé et que voilà, on voit comment on peut s’y prendre, mais malheureusement y’a pas les solutions pour tout, même dans les bouquins de sciences sociales »

Dès lors, la reconnaissance de cette scientificité dépendrait en grande partie de la possibilité des non-scientifiques à pouvoir se reconnaître dans ces sciences. Cette idée de reconnaissance ne doit pas s’entendre ici dans le sens d’une stricte identification des non-scientifiques aux discours tenus par les sciences sociales, mais davantage dans le fait que ces sciences soient susceptibles de parler à ces derniers. C’est en tout cas cette piste de réflexion que Sarah Cordonnier semblait proposer dans sa thèse, en faisant une critique de la proposition faite par le sociologue et épistémologue Jean- Philippe Bouilloud, selon laquelle « la sociologie se singularise en ce que, dans sa mission première, elle nous parle de nous » . Si cette proposition devait être étendue à l’ensemble des 1

sciences sociales, il est vrai que le caractère hétéronome de ces dernières font qu’elles seraient en effet « susceptibles d’intéresser ceux qui sont pris pour objet (alors que les objets inanimés de la physique, pour socialement importants qu’ils soient, ne pourront considérer avec intérêt les travaux qui les prennent pour objet) » . Néanmoins, l’admissibilité de cette proposition dépendrait 2

étroitement des conditions à partir desquelles les sciences sociales parviennent à nous parler de

nous. Selon Sarah Cordonnier, l’une des principales conditions serait en effet que ces sciences

interviennent dans « un contexte de connaissances (et de méconnaissances) partagées » par des 3

collectifs de personnes donnés, alimenté « par les avancées des différentes sciences, non seulement dans les changements introduits par la technique, mais également dans la connaissance que nous pouvons avoir de nous-mêmes et du monde » . Plus précisément, ces sciences interviendraient, 4

BOUILLOUD, J-Ph. , Sociologie et société : épistémologie de la réception, PUF, 1997, p.236 cité In

1

CORDONNIER, S. , op. cit. , p.80 CORDONNIER, S. , op. cit. , p.60

2

Ibid. , p.80

3

Ibid.

comme le décrit Norbert Elias, dans ces propensions à l’engagement ou à la distanciation des individus vis-à-vis des réalités qui les entourent, dans la mesure où

« la manière dont les membres individuels d’un groupe ressentent tout ce qui affecte leurs sens, la signification qu’ils donnent à leurs perceptions, dépendent du niveau de savoir et, par là même, du niveau de conceptualisation que leur société a, cas par cas, atteint au cours de son évolution. Donc, bien que dans nos sociétés le degré de distanciation dans la perception des formes naturelles et l’attitude à leur égard puissent varier d’un individu à l’autre ou d’une situation à l’autre, les concepts communs dont les individus usent dans leurs rapports mutuels – par exemple "éclair", "arbre", "loup" ou "électricité", "organisme", "cause" et "nature" - impliquent un degré relativement fort élevé de distanciation chez les membres adultes de ces sociétés. [...] En d’autres termes, la marge individuelle de variation dans la distanciation est limitée par les normes sociales de cette distanciation » .1

En tant qu’écriture particulière du social , les sciences sociales participeraient ainsi à poser des mots 2

sur les réalités dans lesquelles s’inscrivent les êtres humains, c’est-à-dire précisément ces « rapports qui se jouent entre [eux] » comme le suggérait Baudouin Jurdant. Par conséquent, la scientificité que les sciences sociales construiraient à travers leur vulgarisation serait à situer dans la possibilité des acteurs non-scientifiques à reconnaitre un sens et une pertinence dans les mots que proposent ces sciences, afin de désigner les réalités auxquels ils sont confrontés, ainsi que d’opérer une distanciation vis-à-vis de ces dernières. Autrement dit, cette scientificité se construirait à partir du moment où ces concepts parviendraient à être engagés de façon pratique dans la vie sociale et donc à prendre des significations nouvelles qui s’émancipent des conditions d’énonciation initialement définies par la communauté scientifique. Toutefois, si la notion de représentation sociale permet d’être attentif aux formes par lesquelles circulent les sciences sociales en société, elle ne permet pas vraiment d’expliquer les processus concrets à travers lesquels des concepts issus de ces sciences parviennent précisément à être engagés dans la vie pratique. Finalement, ce concept promettrait un certain nombre de choses à l’enquêteur ou à l’enquêtrice sans pour autant pouvoir les tenir …

ELIAS, N. , op. cit. , pp.11-12, cité In CORDONNIER, S. , op. cit. , pp.80-81

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GOULET, V. et Philippe PONET, « Journalistes et sociologues. Retour sur des luttes pour ‘écrire le

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3) La dimension critique des sciences sociales : une condition

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