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milieu militant

A) Première unité d’analyse : interroger et objectiver les formes de présence des sciences sociales au Lieu-Dit

1) À la recherche des sciences sociales

« A.L : Au Lieu-Dit, on peut d’une certaine manière y trouver des sciences sociales, non ?

Patricia : Oui enfin … Beaucoup de gens que tu rencontres là-bas sont des gens instruits, des

gens qui ont travaillé dans ces domaines là. C’est pour ça qu’ils sont sensibles à ça et qu’ils veulent répondre à tes questions ! »

Pour Joëlle Le Marec, les unités composites de l’analyse doivent être construites en s’appuyant sur un décalage entre ce que l’on voudrait penser à travers des concepts et ce que l’on

saisit empiriquement. C’est pourquoi le troisième axe concernant le rapport aux sciences sociales

des personnes interrogées a sans doute été le moment durant les entretiens où ce décalage s’est le le plus fait ressentir. Pour cause, les sciences sociales constituaient avant cette enquête un ensemble de réalités que je souhaitais saisir sur le terrain afin de confirmer la pertinence du Lieu-Dit en tant que terrain permettant d’interroger des situations de vulgarisation des sciences sociales. Or, comme je l’ai souligné au cours du premier chapitre, une des conditions d’existence nécessaires de ce phénomène est avant tout la présence de ces sciences dans un lieu autre susceptible d’accueillir leur vulgarisation. Toutefois, il est fort probable que ces sciences soient rencontrées à partir de formes très différentes de celles qui caractérisent le lieu de leur production.

Le début de mes observations et de mes entretiens m’a alors placé dans une situation pour le moins incertaine : rien ne me permettait d’affirmer avec certitude que ces sciences étaient effectivement présentes dans ce lieu. D’un côté, les événements observés pouvaient d’une certaine manière confirmer la présence des sciences sociales au Lieu-Dit. En effet, le premier événement consistait en la présentation d’un ouvrage écrit et présenté oralement par des chercheurs en sciences sociales, tandis que le second avait pu me permettre d’observer des discussions durant lesquelles les participants mobilisaient explicitement des concepts ou des références qui semblaient issus des sciences sociales. J’ai également pu relever à cette occasion la présence de revues universitaire, les

Actes de la recherche en sciences sociales, disposée dans la bibliothèque du Lieu-Dit . Cependant, 1

la présence supposée de ces dernières n’était effective que depuis mon point de vue, notamment parce que je souhaitais absolument les retrouver en ce lieu afin de pouvoir y étudier des situations dans lesquelles ces sciences font l’objet d’une vulgarisation. Ceci me poussait alors à identifier leur présence à travers des formes qui m’étaient personnellement familières (concepts, disciplines de référence …). Or, rien ne pouvait me garantir à travers ces observations que ces sciences étaient également présentes pour les personnes présentes, ou du moins, que ces sciences se manifestaient pour elles de la même manière . 2

Ainsi, mon enquête m’a mené à reconsidérer la hiérarchie des questions que je m’étais initialement posé selon leur ordre d’importance afin d’étudier un phénomène de vulgarisation des sciences sociales au Lieu-Dit. En effet, au-delà de comprendre comment les personnes fréquentant ce lieu pouvaient attribuer à ces sciences une valeur de scientificité, comme cela a pu être discuté dans la partie précédente, il me fallait avant tout saisir les conditions et les formes de leur existence dans ce lieu, un problème que la discussion théorique ne pouvait prendre en compte car détachée du terrain. Or, l’observation concrète des situations pouvant exprimer ce phénomène ont fini par faire émerger ce problème très tôt au cours de l’enquête. Par conséquent, le recours aux entretiens avec les personnes enquêtées devait me permettre, en théorie, d’avoir accès à d’autres points de vue portant sur ces situations et donc de saisir plus exactement à quelles conditions ces sciences pouvaient en effet être présentes dans ce lieu. Cependant, ces entretiens ont surtout accru ce sentiment d’incertitude tant l’appellation même de “sciences sociales” était inégalement comprise selon les personnes enquêtées.

Voir annexe n°6 p.279

1

Voir notamment les notes de terrain proposées en annexe n°4 p.267

« Keltoum : Pour moi ça m’intéresserait de savoir ce que t’entends par sciences sociales ? (elle jette un oeil à mon guide d’entretien qui est alors visible pour elle sur la table.)

A.L : Oui bien sûr ! Alors les sciences sociales, bah euh oui c’est un terme qui on va dire est

assez vague (rires) …

Keltoum : Bah ouais, parce que tu vois moi j’ai du mal à voir.

A.L : On va dire que les sciences sociales c’est une description de plusieurs disciplines comme

la sociologie, l’histoire … C’est plus ou moins flou. Certaines personnes disent que telle ou telle discipline appartient aux sciences sociales d’autres vont te dire l’inverse. Par exemple la philosophie on pourrait l’intégrer aux sciences sociales mais généralement c’est plutôt la sociologie, l’histoire, l’ethnologie … C’est des sciences qui étudient le social, l’humain en société, c’est ça qui faut comprendre par là je pense …

Keltoum : Ok, d’accord (rires). Non mais justement j’arrivais pas à comprendre, en lisant ton

mail et tout ça, j’arrivais pas bien à définir ce que c’était les sciences sociales, j’aurais pu chercher sur Google mais j’avais pas trop envie de faire ça, donc je me suis dit que c’était mieux quand même de te demander. “Sciences sociales” c’est tellement vaste que y’a besoin d’avoir une explication derrière, alors que t’as des métiers ou le gars il te dit “je suis plombier”, on a pas besoin de lui demander ce qu’il fait tu vois ? »

Cette inégale réception et compréhension de l’appellation de “sciences sociales” exprimait en réalité une profonde différence d’intégration académique entre chacune des personnes interrogées. Certains des enquêtés présentés plus haut comme Michael, Arnaud, Louis, Vanina ou Virginie avaient en effet pour particularité d’être plus académiquement intégrés que les autres, dans la mesure où ces personnes ont suivi de longues études supérieures, notamment dans des disciplines relevant des sciences sociales, certaines occupant même aujourd’hui des postes à l’Université. Pour elles, l’appellation de “sciences sociales” allait particulièrement de soi et ne faisait donc pas l’objet d’une interrogation particulière. Tout comme moi, ces personnes étaient également en capacité de faire un lien immédiat entre Le Lieu-Dit et les sciences sociales, la présence de ces sciences dans ce lieu étant pour elles évidentes. Mais pour d’autres personnes enquêtées, moins intégrées académiquement ou n’ayant pas forcément suivi d’études en sciences sociales, le terme posait profondément problème dans la mesure où elles ne savaient pas précisément à quelles réalités ce dernier pouvait renvoyer et se sentaient de ce fait fait peu légitimes à en parler. La présence des sciences sociales au Lieu-Dit était donc pour elles moins évidente et plus incertaine. Comme énoncé

plus haut, cet axe d’entretien a donc nécessité un travail réflexif plus important pour cette dernière catégorie d’enquêté. Or, c’est précisément ce travail réflexif qui m’a permis de comprendre ce que l’appellation de “sciences sociales” pouvait évoquer pour ces personnes, et donc de mieux saisir à quelles conditions ces sciences pouvaient être présentes dans ce lieu.

« Louis : À titre personnel en sociologie politique, je me réclamerais volontiers de l’école de

l’holisme méthodologique »

« A.L : Pour vous les science sociales ça évoque quoi ?

Jean-Luc : Je ne saurais pas bien dire (il réfléchit). Je sais qu’il existe tout un domaine de

connaissances qui étudie la société, l’ethnologie, la sociologie, mais c’est extrêmement large et vague dans mon esprit. Il y a des gens dont je sais qu’ils sont sociologues, mais bon je ne sais pas ce que ça veut dire. Moi j’ai plutôt été élevé avec des philosophes. Il y avait des philosophes, des intellectuels, et j’aurais tendance à faire un recouvrement, ce qui est certainement faux, mais spontanément c’est ce que je fais »

Ainsi, cette appellation nécessitait pour la deuxième catégorie d’être davantage explicitée, et donc que ces personnes mettent ce terme en relation avec des réalités qui leur parlent davantage. Pour cause, les situations d’enquête, et en particulier les situations d’entretien, peuvent être considérées comme des situations « de partage culturel où s’éprouvent des effets de reconnaissance réflexive de ce qui est demandé ou exprimé par les uns et les autres, enquêteurs et enquêtés » . Par conséquent, 1

il n’est pas étonnant de voir que certaines personnes ayant suivi des études en sciences sociales, ou travaillant en tant que chercheur à l’Université, soient menées à montrer qu’elles comprennent les attendus de l’échange à travers la mobilisation de certaines références dont elles savent pertinemment qu’elles seront comprises par l’enquêteur (« holisme méthodologique »). À l’inverse, d’autres tentent malgré tout de fournir des réponses satisfaisantes en mobilisant ce qu’elles savent des sciences sociales, et c’est précisément cette catégorie de personnes qui m’ont mené à reconsidérer la manière dont les sciences sociales devaient être abordées durant cette enquête.

En effet, cette appellation se devait d’être détachée de la définition théorique que je lui avais attribuer en amont pour qu’elle puisse faire l’objet d’une intercompréhension entre les enquêtés et

LE MAREC, J. et Mélodie FAURY, « Communication et réflexivité dans l’enquête par des chercheurs sur

1

les chercheurs », In BEZIAT, J. (dir.) , Analyse de pratiques et réflexivité, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 167-177, p.169

moi, en stabilisant avec eux des réalités qui pouvaient nous être communément compréhensibles. Pendant les entretiens, les sciences sociales ne désignaient donc plus un type de science régie par une épistémologie et des conditions sociales et matérielles de production particulières, mais plutôt des réalités concrètes de natures très différentes : des idées, des objets (livres, revues, journaux, articles …), des organisations ou des lieux institutionnels rattachées à l’Université, ou encore des personnes physiques pouvant être désignées par différentes appellations (« intellectuel », « chercheur », « penseur », « universitaire » …). Selon les personnes enquêtées, la plupart des éléments désignés par ces appellations pouvaient être retrouvées au Lieu-Dit, et pouvaient même parfois motiver leur fréquentation du lieu.

« Louis : Il y a tout de même des gens assez remarquables qui se trouvent momentanément très

accessibles en fait ici. Non seulement à l’occasion de l’événement, mais ensuite autour d’une bière tu vois ? Des gens peuvent discuter on ne peut plus simplement avec Badiou, avec Halimi … Y’a peu de temps on a eu Dardot et Laval ! C’est quand même clairement sympa de pouvoir accéder comme ça à Dardot et à Laval qui sont des penseurs absolument remarquables ! Alors y’a de l’affect, y’a de la subjectivité mais pour ceux qui se situeront là où je prétends me situer politiquement, bah Dardot et Laval ce sont des gens qui pèsent quoi ! Et ici, non seulement ils présentent leur bouquin, mais ils prennent un verre, ils discutent et ils sont volontiers accessibles. Eric Colin Wright, il vient trois jours et deux nuits en France, il fait des jours assez classiques pour l’intellectuel qu’il est, il va à France Culture, il a peut-être donné une interview à Mediapart, et un soir, il est au Lieu-Dit ! Et c’est quand même un universitaire américain, les traductions mettent des années à venir en France et son bouquin qui est un pavé de huit-cent pages, qui est difficile d’accès clairement, ce type là prend deux heures pour venir dans le XXème arrondissement de Paris, prendre le métro … »

Ce travail de compréhension de l’appellation de sciences sociales à partir des discours tenus par les personnes enquêtées a donc été essentielle pour ma construction du Lieu-Dit en terrain. Le travail de réflexivité et de référenciation auquel se livraient les personnes enquêtées durant les entretiens en interrogeant le terme même de “sciences sociales” m’a permis de saisir plus précisément les conditions et les formes de présence de ces sciences au Lieu-Dit, mettant ainsi fin à mes doutes et à mes interrogations concernant la pertinence de ce terrain. Si ces sciences sont présentes, c’est donc en grande partie à travers les objets et les acteurs qui, pour les personnes interrogées, les incarnaient matériellement dans ce lieu. En quelque sorte, ces entretiens ont donc participé à repeupler les 1

LATOUR, B. , Cogitamus. Six Lettres sur les humanités scientifiques, La Découverte, 2010

sciences sociales des objets et des acteurs qui les matérialisent et les expriment le plus concrètement possible dans des contextes et des situations particuliers et pour des collectifs d’individus donnés.

« Jean-Luc : Je rencontre des gens qui sont dans ce milieu là, les conférenciers par exemple.

Selon les organisations, on a Paul aux AMD, on a des gens qui écrivent … Dans la Ligue des Droits de l’homme y’a une section qui est à l’EHESS, l’École des hautes études, là on est dans le milieu je crois si je ne me trompe pas ? Et du même coup il faut qu’on voie des choses ensemble parce qu’ils ont des connaissances énormes sur les migrations, y compris sur la langue des migrants, mais les migrants ils sont ici dans le XXème ou dans le XIXème, pas à l’EHESS ! C’est comme ça que je rencontre les sciences sociales, par des conférenciers et puis par des rencontres exceptionnelles. […] Moi quand j’appréhende les sciences sociales, c’est aussi parce y’a le bouquin du chercheur qui a fait la conférence ou soit par l’article qu’il a fait dans la presse. C’est surtout par le média du livre ou du journal que je prends plus directement connaissance avec les chercheurs eux-mêmes »

Cette phase de compréhension de la représentation des sciences sociales par les enquêtés m’a ainsi permis de stabiliser et de définir plus précisément les éléments de l’enquête à partir desquels confronter en retour mes réflexions théoriques présentées dans la partie précédente.

Concernant la question de la scientificité que les sciences sociales peuvent se voir attribuer à travers leur vulgarisation, il ne s’agissait donc plus de comprendre comment des individus donnés étaient susceptibles de croire ou d’accorder une confiance aux SCIENCES SOCIALES en tant qu’entité 1

abstraite généralisant des réalités dont les enquêtés n’avaient pas forcément conscience. Il s’agissait plutôt de comprendre à quelles conditions les personnes enquêtées pouvaient par exemple accorder une confiance, croire ou accorder un jugement critique à ce que disaient tel livre ou tel universitaire dans des contextes et des situations spécifiques. Ce repeuplement des sciences sociales par les objets et les acteurs, susceptibles de les incarner matériellement du point de vue des personnes interrogées, permettait alors à l’observation d’être également plus attentive à la question de la

transformation matérielle de ces sciences que la vulgarisation présuppose à un niveau théorique, et

donc à la création de sens et de significations nouvelles générées par la transformation de ces sciences. Par la présence d’objets textualisés dans lesquels ces sciences étaient susceptibles de

s’inscrire pour les enquêtés, ou par la présence d’acteurs susceptibles de les parler, ce repeuplement

opéré par les entretiens a donc permis de saisir plus précisément les dimensions orales ou écrites à

Je souhaite ici exprimer la dimension abstraite, voire idéologique, des sciences sociales en faisait référence

1

partir desquelles ces sciences étaient exprimées. La dimension orale ou écrite des sciences sociales au Lieu-Dit pouvait alors potentiellement permettre de comprendre la dimension pleinement symbolique de leur matérialité, et donc la conséquence de cette dernière sur la façon dont ces sciences peuvent se voir attribuer des significations nouvelles à partir de contextes et de situations particuliers.

2) Les apports méthodologiques et analytiques du concept de

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