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Empirisme, hétéronomie et scientificité : objectiver l’articulation entre sens commun et objets scientifiques

Comment construire un terrain ?

A) La démarche empirique : construire un terrain en interrogeant et en objectivant les effets de l’enquête

2) Empirisme, hétéronomie et scientificité : objectiver l’articulation entre sens commun et objets scientifiques

Toutefois, la nature des matériaux sur lesquels entend travailler le chercheur place ce dernier face à une contradiction, ou du moins un mouvement ambivalent : s'il doit nécessairement extraire les interprétations premières de son enquête de leurs contextes d’énonciation concrets initiaux afin de les faire advenir à des matériaux qui participeront à définir les conditions de scientificité de son objet de recherche (et donc du discours qu’il entendra porter sur cet objet), il se doit en même temps de faire explicitement apparaitre ces contextes lors de la restitution de son enquête. Au-delà de la première difficulté associée à la démarche empirique (elle pourrait conduire à croire que les phénomènes que le chercheur entend observer existent a priori dans une réalité descriptible et interprétable hors du contexte de sa saisie subjective), cette approche se voit également traversée

Ibid. 1 Ibid. , p. 21 2 Ibid. , p.10 3

par un problème davantage commun à l’ensemble des sciences sociales, un problème similaire à celui soulevé lors de la discussion menée dans le chapitre précédent au sujet de la contrainte de l’hétéronomie de ces sciences sur la constitution de leur scientificité.

L’autre difficulté liée à l’approche empirique résiderait en effet dans « le lien nécessaire et paradoxal entre le sens commun » des enquêtés, sur lequel entend s’appuyer le chercheur afin de constituer ses matériaux, et « la mise en forme d’un savoir de type scientifique » élaboré 1

précisément à partir de ce sens commun. Comme cela avait pu être évoqué dans le chapitre précédent, les sciences sociales, dans leur ensemble, doivent nécessairement avoir recours à ce sens commun afin d’élaborer leurs connaissances sur le monde social, et contiennent donc nécessairement une part d’éléments extra-scientifiques, quelle que soit leur approche ou leur appartenance disciplinaire. Or, la construction de ce savoir scientifique nécessite en même temps de mettre ce sens commun à distance, ou du moins, de marquer a minima une différence avec lui afin de mieux affirmer la scientificité de ce savoir.

Cependant, que les sciences sociales le veuillent ou non, les connaissances qu’elles entendent produire contiendront toujours une part d’éléments extra-scientifiques, et ce quelque soit leur approche ou leur appartenance disciplinaire. Pour Joëlle Le Marec, ce qui constitue la problématique de la démarche empirique, voire même son « point aveugle » , est dès lors la manière 2

dont elle entend explicitement articuler les éléments du sens commun sur lesquels elle travaille avec des éléments dits “scientifiques”, c’est-à-dire des objets, concepts et méthodologies existant et n’ayant leur pertinence qu’au sein du collectif scientifique. Toutefois, ce problème n’est pas spécifique à la démarche empirique. Il est en réalité propre à l’activité scientifique elle-même qui, dans la perspective de sa réalisation, se doit de discriminer certaines réalités « selon qu’elles sont des objets et des techniques existant dans la sphère scientifique » ou des pratiques et des réalités 3

potentiellement vécues par tout un chacun, chercheurs comme enquêtés, « dans des contextes indifférents à l’existence de cette sphère scientifique » . 4

Ibid. , p.27 1 Ibid. 2 Ibid. , p.6 3 Ibid. 4

En reprenant les travaux de Bruno Latour , il existerait pour Joëlle Le Marec une « contradiction 1

réelle entre la nature des pratiques par lesquelles nous construisons un savoir sur les choses, et la mise en forme théorique de notre rapport au savoir » . En effet, le savoir scientifique que le 2

chercheur tente d’élaborer à partir de son objet, et donc le discours théorique qu’il entend porter sur lui, reste une « vision du monde qui exclut la possibilité de faire exister ce grâce à quoi on l’a réellement construi[t] », et ou par ailleurs, ce « discours met en forme à rebours et a posteriori les conditions de sa propre fabrication sous forme de méthodologie » . Or, si ce savoir est ce qu’il est, 3 une vision du monde qui exclut la possibilité de faire exister ce grâce à quoi on l’a réellement construite, c'est précisément parce que ce savoir

« que nous avons choisi d’essayer de construire en tant que professionnels doit être dicible et partageable [pour le reste du corps scientifique auprès duquel nous entendons faire reconnaitre la scientificité de ce savoir], il doit passer par le discours, ou tout au moins, par un dispositif langagier qui l’autonomise par rapport au ‘vécu’ de sa propre fabrication, même si l’on doit mettre en forme également dans le discours les conditions de cette fabrication. Ce n’est qu’ainsi qu’il est discutable »4.

Et pour cause, les connaissances qu’entend produire le chercheur

« ne peuvent pas et ne doivent pas en principe gagner une autonomie d’objets discernables, stabilisés, manipulables hors de leur contexte d’élaboration. Si c’était le cas, ils passeraient dans le sens commun, et dans ce cas ils n’auraient plus de pertinence en tant que savoirs propres au champ de la recherche, puisqu’ils seraient devenus à leur tour des objets sociaux à discuter » . 5

Or, ceci semble particulièrement problématique dans le cas de la démarche empirique. Dans la mesure où elle entend construire ses matériaux à partir de ce que disent les acteurs qu’elle étudie : comment articuler ces éléments du sens commun avec des éléments ayant leur pertinence pour le collectif scientifique, de façon à élaborer un discours global qui aspire à une valeur de scientificité ? Ce problème est d’autant plus prégnant lorsque cette démarche consiste à interroger des concepts,

LATOUR, B. , Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Synthélabo, 1996

1

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … », op. cit. , p.27 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid. , pp.8-9 5

qui en tant que « champs de cohérence, arrachés au sens commun » par les scientifiques, ont 1

également une pertinence pour les enquêtés, bien que le mot de sens commun par lequel ce concept est exprimé ne désigne pas les mêmes réalités pour les deux partis. Afin d’éclaircir et de donner explicitement à voir les modalités de cette articulation, il s’agirait avant tout pour Joëlle Le Marec de cesser de « disqualifier ou requalifier le type de savoir des acteurs, contre les savants et vice- versa, ce qui finalement revient à inverser la coupure savant/profane » , et donc à reproduire une 2

rupture épistémologique d’inspiration bachelardienne que les chercheurs en sciences sociales auraient progressivement intériorisée. Mais pour ce faire, encore s’agirait-il de comprendre plus exactement ce que recouvre le terme de “sens commun”.

De manière générale, en sciences sociales, cette appellation est employée pour désigner ce qui est de l'ordre du non-scientifique, ce contre quoi doit précisément s’opposer le chercheur en sciences sociales afin de construire « ‘la vérité scientifique’ de leur ‘humanité’ qui exclut celle des autres » 3

pour reprendre la formulation de Baudouin Jurdant. Pour Joëlle Le Marec, « cette caractérisation, pour grossière qu’elle soit, manifeste pourtant la condensation de l’indéfini, du ‘par défaut’, en une catégorie : celle du savoir qui ne se pense pas » . Il désignerait en somme « ! les savoirs spontanés 4

ignorant leurs conditions de constitution et leur propre existence, qui sont déjà là au moment où démarre une opération d’apprentissage, et qui font obstacle à la rupture épistémologique nécessaire à cet apprentissage » . Dès lors, quelle que soit la manière dont le chercheur conçoit le rapport entre 5

sciences et sens commun, ce dernier sert toujours de point d’appui pour partir à la recherche d’une « position d’extériorité » une « position fort difficile à trouver dans la mesure où la figure d’un affrontement entre science et sens commun constitue une toile de fond permanente » pour l’activité 6

scientifique. Or,

« si la science est un pôle d’extériorité rêvé pour juger du ‘contenu’ du sens commun, au nom de quoi juger la manière dont s’articulent ‘à part égales’ en quelque sorte, science et sens commun, au cœur de l’interprétation [du chercheur] ? Une autre science ? (mais uniquement dans des

JURDANT, B. , Les problèmes théoriques … , op. cit. , p. 196

1

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … » , op. cit. , p.28 2

JURDANT, B. , Les problèmes théoriques …, op. cit. , p.197

3

LE MAREC, J. , « Ce que le terrain … », op. cit. , p.30

4

Ibid. , p.37

5

Ibid. , p.40

situations locales) ? Une super-science (ce que revendiquent l’épistémologie ou la psychanalyse ?) Un super-collectif dépassant les limites de la communauté scientifique (l’éthique professionnelle) ? » 1

Pour Joëlle Le Marec, la démarche empirique ne doit donc pas chercher une extériorité afin de traiter

de son rapport au sens commun. Une telle entreprise exigerait un choix arbitraire (celui de définir

les critères et les “bonnes” modalités d’articulation entre éléments relevant du sens commun et éléments “scientifiques”). La position d’extériorité propre à la démarche scientifique peut en revanche être adoptée par le chercheur en faisant apparaitre explicitement l’articulation qu’il choisit d’établir entre ces éléments : une telle démarche constitue en effet la seule « prise d’écart avec sa pratique, dans le temps et dans l’espace »2 légitime possible, et apparaît donc comme garante de la scientificité de son discours et de son objet. Car si « l’articulation entre procédures normées et sens commun hante évidemment l’ensemble du processus de construction des connaissances en sciences sociales », elle surviendrait surtout lors de « deux catégories d’activités sensibles : le terrain et l’interprétation », dans la mesure où « le cabinet de travail et le terrain constituent peut-être en sciences humaines les deux espaces qui rendent possible la séparation imaginaire d’actions antinomiques, cognitives et sociales, même si dans les faits, aucun chercheur ne se risque à schématiser aussi grossièrement ses pratiques » .3

3) Le terrain : lieu et moment de la neutralisation des contraintes de la

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