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L’hétéronomie des sciences sociales : entre problèmes et point d’ancrage de leur scientificité

Les problèmes théoriques de la vulgarisation des sciences sociales

B) Sciences sociales, hétéronomie et réflexivité : d’une impossibilité théorique à une compréhension pragmatiste et matérialistes des

1) L’hétéronomie des sciences sociales : entre problèmes et point d’ancrage de leur scientificité

Pour développer ce point, Sarah Cordonnier s’appuie majoritairement sur les thèses développées par Norbert Elias dans Engagement et distanciation. Dans cet ouvrage, cet auteur entend interroger une attitude particulière du comportement humain, à savoir celle d’une oscillation permanente entre des attitudes d’engagement et de distanciation vis-à-vis des phénomènes et des situations que les individus sont amenés à rencontrer tout au long de leur vie. Le principe de distanciation, qui entend s’opposer au principe d’engagement, est définie par Norbert Elias comme étant « un retrait complet des sentiments » de l’individu par rapport aux objets et aux situations 1

auxquels il se trouve confronté. Or, comme le note l’auteur, le degré d’engagement et de distanciation varie selon les individus et les situations. Le projet de Norbert Elias est alors de parvenir à expliquer cette variabilité, en l’appliquant notamment aux conditions de production des connaissances en sciences de la nature et en sciences sociales.

Selon lui, le corps scientifique doit se comprendre comme un groupe social distinct des autres collectifs humains, dans la mesure où celui-ci a réussi à créer ses propres instances de régulation des attitudes d’engagement et de distanciation de ses membres. Ces attitude seraient en effet rigoureusement encadrées à travers des « procédures de contrôle institutionnalisées » qui « visent à subordonner leurs tendances subjectives à l’intérêt ‘pour la chose même’ » , c’est-à-dire à l’intérêt 2 strictement scientifique de l’objet sur lequel porte la recherche. Si l’intérêt d’un chercheur vis-à-vis

de son objet de recherche peut avoir des motivations ou des intérêts personnels, et donc une attitude d’engagement, ce mouvement de subordination a donc précisément pour objectif de mettre à

distance le problème qu’il entendrait résoudre. L’examen des nouveaux problèmes posés serait

d’ « un autre type, proprement scientifique, et détaché de toute [autre] relation directe à des personnes ou à des groupes déterminés » , conférant ainsi au collectif scientifique un « degré 3

relativement élevé d’autonomie » . 4

ELIAS, N. , op. cit. , p.10

1 Ibid. , p.13 2 Ibid. 3 Ibid. p.14 4

Ces remarques s’appliquent donc aussi bien aux sciences de la nature qu’aux sciences sociales, les tendances à l’engagement demeurant pareillement présentes à l’intérieur des conditions de leur production. Cependant, la différence entre ces deux sciences est à situer, selon Norbert Elias, dans la difficulté des sciences sociales à faire accéder leurs objets « au même niveau de distanciation » 1

que les sciences de la nature. En effet, si ces dernières ne sont pas « ‘étrangères aux valeurs’ » , « le 2

type de jugements de valeur qui prédomine dans les travaux des chercheurs [en sciences de la nature] n’est pas déterminé par des points de vue extrascientifiques » , c’est-à-dire des points de vue 3 hétéronomes. Pour cause, ces points de vue sont à la fois consubstantiels et nécessaires au

fonctionnement des sciences sociales, car ces sciences entendent étudier un ensemble d’objets qui, dans leur nature, sont radicalement différents de ceux des sciences de la nature. Alors que ces dernières s’intéresseraient davantage aux « phénomènes précédant l’apparition de l’homme » , les 4

sciences sociales s’intéresseraient quant à elles aux « configurations mouvantes que les hommes tissent entre eux » . Par conséquent, les chercheurs en sciences sociales se retrouvent « eux-mêmes 5

inscrits dans la trame de ces motifs » . Afin de produire une connaissance sur cet objet spécifique, 6

l’engagement de ces chercheurs est donc pour Norbert Elias ce qui « conditionne […] leur intelligence des problèmes qu’ils ont à résoudre en leur qualité de scientifiques » , car 7

« si pour comprendre la structure d’une molécule on n’a pas besoin de savoir ce que signifie se ressentir comme l’un de ses atomes, il est indispensable, pour comprendre le mode de fonctionnement des groupes humains, d’avoir accès aussi de l’intérieur à l’expérience que les hommes ont de leur propre groupe et des autres groupes ; or on ne peut le savoir sans participation et engagement actifs » . 8

C’est donc en ce point que le caractère hétéronome des conditions de production des sciences sociales participerait à les singulariser par rapport aux sciences de la nature.

Ibid. , p.23 1 Ibid. , p.56 2 Ibid. 3 Ibid. , p. 23 4 Ibid. , p. 24 5 Ibid. 6 Ibid. p. 29 7 Ibid. p. 27 8

Cependant, cette hétéronomie les interroge immédiatement sur la scientificité des connaissances qu’elles entendent produire. Comme l’a en d’autres termes développé Baudouin Jurdant, les objets des sciences sociales « sont en même temps [potentiellement] des ‘sujets’ » , eux 1

aussi capables de connaissance sur le monde social, et donc, susceptibles de remettre en cause le point de vue des chercheurs. Ces deux auteurs semblent ainsi souligner cette même problématique qui anime et singularise ce champ disciplinaire spécifique. Néanmoins, alors que Baudouin Jurdant utilise ce constat pour soumettre - à juste titre - une critique de la « scientificité de parade » à laquelle les sciences sociales auraient recours afin de répondre à cette contrainte de l’hétéronomie, Norbert Elias défend pour sa part que ces sciences ont parfaitement accepté cette contrainte. Pour lui, ces sciences se seraient notamment appuyées sur cette dernière afin de construire une scientificité qui ne soit pas uniquement l’expression d’un rapport de domination. En effet, les chercheurs en sciences sociales ont, selon lui, su concevoir l’hétéronomie de leurs disciplines, non pas comme « la caractéristique d’une situation déterminée et, à l’intérieur de celle-ci, d’un dilemme déterminé » qui consisterait à alterner systématiquement entre des attitudes d’engagement et de 2

distanciation vis-à-vis de leur objet, mais plutôt comme ce qui caractérise à proprement parler « les objets constituant leur domaine de recherche » . Par conséquent, Norbert Elias semble ici proposer 3

une piste de réflexion afin de concevoir la manière dont les sciences sociales réalisent leur scientificité, et ce de façon distincte des sciences de la nature. En effet, la scientificité d’une connaissance en sciences sociales résiderait précisément dans cette capacité du chercheur à

maîtriser et à rendre compte de ce dilemme duquel est issu la connaissance qu’il produit.

Dans des publications plus récentes, Baudouin Jurdant semble avoir intégré cette perspective d’analyse, tout en l’associant à une approche socio-épistémologique qui lui est propre. En effet, cette capacité des chercheurs en sciences sociales à maîtriser et à rendre compte de ce dilemme souligné par Norbert Elias, se matérialiserait selon lui dans les modalités de leur écriture. Ne pouvant parvenir à la constitution d’énoncés autonomes, comme cela peut être le cas en sciences de la nature, les sciences sociales, animées par ce désir de scientificité perpétuellement insatisfait, 4

auraient tenté de construire cette dernière à travers un travail portant sur les conditions

Ibid. , p. 24 1 Ibid. p. 29 2 Ibid. 3

JURDANT, B. , « Le désir de scientificité », op. cit.

d’énonciation de leurs énoncés. Par conséquent, les sciences sociales bénéficieraient, selon 1

Baudouin Jurdant, d’un « étrange privilège » dans le sens où elles ne pourraient « oublier que les savoirs qu’elles produisent en respectant toutes les règles de méthode et de rigueur propres aux communautés scientifiques, dépendent étroitement des perspectives choisies et explicitement assumées dans la formulation de leurs résultats » . Toutefois, Baudouin Jurdant semble aller plus 2

loin dans cette analyse partagée avec Norbert Elias, car il cherche à objectiver le travail par lequel s’effectue cette scientifisation des énoncés. Selon lui, ce travail est à situer dans le rôle que joue la

réflexivité en sciences sociales. Cette dernière serait notamment devenue constitutive de la manière

dont ces sciences construisent leur scientificité. C’est donc à partir de cette question du rôle de la réflexivité en sciences sociales que Baudouin Jurdant semble revenir sur sa thèse de l’impossibilité théorique, en proposant notamment des pistes de réflexion concernant les conditions de possibilité d’existence d’une vulgarisation des sciences sociales.

2) La réflexivité en sciences sociales : vecteur de leur scientificité … et de leur

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