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Convergence : défis disciplinaires et réponses transdisciplinaires

2.1  Terminologie et épistémologie disciplinaire

Aujourd’hui encore, il existe une multiplicité de termes qui constituent un lexique riche, mais non consensuel, et confus des approches disciplinaires : multi- ou pluridisciplinarité, interdisciplinarité de proximité ou interdisciplinarité endogène plutôt que exogène ou l’indifférence face aux logiques disciplinaires10. De fait, Daniel  Pinson

9 Lawrence  Roderick, Forbat  Julien, Naef  Patrick, Lambert  Cédric, Plagnat  Pauline,

Perret  Sylvain, Zufferey  Joris, « Enjeux environnementaux : le déni de complexité », Cosmopolis, n° 1, 2014, p. 19-32.

10 Thompson  Klein  Julie, « Taxonomy of interdisciplinarity », in Frodeman  Robert,

Thompson Klein Julie, Mitcham Carl (ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity, New York: Oxford University Press, 2010, p. 15-30.

propose qu’il « n’est pas impertinent de qualifier l’urbanisme de “discipline pluridisciplinaire” »11. À travers les siècles, le concept de discipline s’est référé, entre autres, à un ensemble de savoirs et à leur mode de transmission d’une génération à l’autre par des savants et des experts reconnus12. L’organisation des savoirs par disciplines a contribué à l’essor de la recherche scientifique moderne et à la validation des connaissances empiriques par les institutions académiques et scientifiques. Chaque discipline constitue un champ de connaissances et de savoir-faire, qui comporte des caractéristiques académiques et institutionnelles, des sociétés de savants et des canaux de publication spécialisés à caractère scientifique et souvent aussi professionnel13. Au cours du siècle dernier, une acceptation plus contemporaine de la notion de discipline a commencé à faire référence à un domaine de recherche dans une discipline précise, souvent appliqué pour la résolution de problèmes.

La logique disciplinaire a pour objectif de maîtriser un sujet complexe en le simplifiant. Selon Edgar Morin, entre autres, la spécialisation a contribué à la focalisation et à la fermeture des disciplines14. Le morcellement de l’activité scientifique a favorisé la création de disciplines de plus en plus nombreuses au cours du xxe  siècle. Parmi les caractéristiques d’une discipline, trois sont significatives ; il s’agit :

– de la délimitation d’un corps spécifique de savoirs et de savoir-faire (définitions, concepts et protocoles de recherche) ;

– d’un système de formation permettant la transmission de ces savoirs dans les départements académiques ou les institutions spécialisées ; et – d’une structuration professionnelle participant à l’application de ces

savoirs et à leur reconnaissance (par des publications, des règles de bonnes pratiques).

Jollivet  Marcel, « Quels chantiers pour l’interdisciplinarité ? Réflexions actuelles ou passéistes ? », in Hubert Bernard, Mathieu Nicole (éd.), Interdisciplinarités entre Natures et Sociétés, Bruxelles : Peter Lang, 2016, p. 23-46.

11 Pinson  Daniel, « Disciplinaire, transdisciplinaire, bidisciplinaire, pluridisciplinaire… L’urbanisme

indiscipliné : une discipline pluridisciplinaire », Lieux communs, les cahiers du LAUA, n°  7, 2003, p. 49-66, p. 11.

12 Morin Edgar, Le défi du xxe siècle. Relier les connaissances, Paris : Éditions du Seuil, 1999.

13 Thompson Klein Julie, Crossing Boundaries: Knowledge, disciplinarities, and interdisciplinarities,

Charlottesville, VA: University Press of Virginia, 1996.

2.1.1 Multidisciplinarité

Une démarche multidisciplinaire, ou pluridisciplinaire, est simplement une juxtaposition de connaissances disciplinaires provenant de champs différents, sans aucune intégration de ces connaissances15. La multidisciplinarité est souvent un travail de plusieurs personnes relevant de disciplines différentes, ainsi qu’on l’observe fréquemment dans le cadre des études liées à l’impact environnemental. Chaque participant reste dans sa discipline de formation et apporte sa contribution spécifique dans une démarche additive. L’évolution des savoirs réside dans le fait qu’il y a juxtaposition de connaissances scientifiques. Ces connaissances restent cependant autonomes les unes par rapport aux autres. Aujourd’hui encore, de nombreuses disciplines –  la sociologie (urbaine), l’histoire, la géographie, les sciences politiques, l’économie, l’architecture, l’ingénierie  – prennent en compte les composantes de l’habitat humain urbain selon leurs propres définitions, concepts et méthodes16. De ce fait, la multidisciplinarité ne rompt pas avec la démarche disciplinaire et conserve une pratique sectorielle.

2.1.2 Interdisciplinarité

L’interdisciplinarité dénote une coopération entre au moins deux disciplines dans le but d’atteindre les objectifs d’un projet. Selon Frédéric Darbellay :

« la circulation des idées, des concepts, des théories ou des méthodes entre

les disciplines se révèle être [l’]un des modes opératoires des pratiques

interdisciplinaires. »17

Un modus operandi courant de l’interdisciplinarité est l’utilisation des concepts propres à une discipline dans une ou plusieurs disciplines différentes. Ce partage et cette transposition de concepts conduisent à

15 Lawrence Roderick, « Transgresser les frontières disciplinaires : l’exemple de l’écologie humaine »,

in Darbellay  Frédéric, Paulsen  Theres (éd.), Le défi de l’inter- et transdisciplinarité. Concepts,

méthodes et pratiques innovantes dans l’enseignement et la recherche, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR), 2008, p. 223-238.

16 Pinson Daniel, « Disciplinaire, transdisciplinaire, bidisciplinaire, pluridisciplinaire… »

17 Darbellay Frédéric, La circulation des savoirs : Interdisciplinarité, concepts nomades, analogies,

une intégration de ce qui semblait incompatible auparavant. Mieke  Bal propose le terme de concepts voyageurs (travelling concepts) pour décrire comment certains concepts sont mobilisés par plusieurs disciplines18. Elle souligne que le sens de ces concepts se modifie en voyageant d’une discipline à une autre. Les synergies entre les champs des sciences naturelles et des sciences humaines dans le domaine de l’environnement servent ici d’illustration, notamment avec la transposition du concept de résilience passé de la physique à la biologie animale et végétale, puis à la médecine, à la sociologie et à la psychiatrie. Pour éviter des problèmes de non-compréhension, le sens d’un concept nomade devrait être compris par tous les participants des projets interdisciplinaires.

L’interdisciplinarité date des années 1920 et tire son origine des études d’écologie humaine menées par des chercheurs en sciences économiques et sociales en Amérique du Nord pour traiter la complexité du milieu urbain. Nous avons déjà expliqué que l’écologie humaine transgresse les limites des disciplines traditionnelles en mettant effectivement en pratique un large cadre conceptuel et méthodologique qui inclut de multiples contributions des sciences naturelles et sociales19. L’interdisciplinarité souligne la nécessité d’établir une coopération entre des disciplines autonomes en vue d’élargir la compréhension d’un domaine particulier ou d’atteindre un objectif commun20. Plusieurs disciplines sont appelées à coopérer pour atteindre un objectif commun, par exemple, pour valider une théorie ou interpréter des données. Le but ultime de l’interdisciplinarité est que les chercheurs travaillent en partenariat et trouvent ainsi des façons novatrices de coopérer et de développer des compétences collectives qui font partie d’une culture collaborative, inclusive et dynamique pour aborder des sujets complexes. Le déploiement d’une démarche interdisciplinaire offre les moyens, d’une part, de mieux qualifier une situation problématique ou un problème environnemental complexe du fait de ses multiples composantes naturelles et anthropiques, et, d’autre part, de mieux cerner les résistances, les freins et les limites disciplinaires pour agir tant sur le plan des connaissances que sur le plan de leur mise en application.

18 Bal Mieke, Travelling concepts in the humanities: A rough guide, Toronto: University of Toronto

Press, 2002.

19 Lawrence Roderick, « Human Ecology », in Tolba Mostafa Kamal (ed.), Our Fragile World:

Challenges and opportunities for sustainable development, Volume 1, Oxford: EOLSS Publishers, 2001, p. 675-693.

20 Lemay Violaine, Darbellay Frédéric (éd.), L’interdisciplinarité racontée : Chercher hors frontières,

2.1.3 Transdisciplinarité

Il y a trois décennies déjà, Roger Girod soulignait que les connaissances scientifiques pénètrent peu le grand public malgré l’évolution des nouvelles technologies facilitant l’accès à l’information et la communication21. Aujourd’hui encore, un « applicability  gap » subsiste entre les connaissances empiriques et pratiques du quotidien dans plusieurs domaines que nous avons déjà discutés22. Face à la demande sociétale d’un meilleur partage de l’information et d’une participation accrue, de nouvelles approches doivent être pensées et formalisées pour dépasser le cadre des disciplines23. La transdisciplinarité ne s’appuie pas seulement sur des connaissances disciplinaires, puisqu’elle dépasse la logique disciplinaire pour prendre en compte les connaissances et les savoirs professionnels ainsi que les connaissances individuelles et collectives et les savoir-faire de la population24. La mise en œuvre de la transdisciplinarité implique la mise au point de dispositifs scientifiques, techniques et sociaux, permettant un échange de connaissances entre toutes les parties prenantes (décideurs, professionnels, citoyens, par exemple). Cette transgression des mondes scientifique disciplinaire et interdisciplinaire constitue toujours pour certains auteurs une pratique honnie25.