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François Audigier, Université de Genève

5.1 Le DD dans l’espace public

Sous sa forme générale, plus souvent selon des objets particuliers, le DD est très fréquemment présent dans l’espace public, des médias au monde politique, des ONG aux experts. Ces objets, par exemple la production et la consommation de viande ou les énergies en relation avec les dérèglements climatiques, donnent lieu à de nombreuses publications et produits de formes et d’origines diverses, essais, articles de presse, écrits scientifiques, documentaires, etc. Ils sont matières à débat dans nos sociétés et ne sont jamais neutres. Ils sont sous-tendus par des prises de position qui s’appuient non seulement sur des savoirs, mais aussi sur les habitudes, les intérêts économiques, les intentions et les conceptions de la vie, les rapports de force, sans oublier les valeurs et les croyances dont chacun est porteur. C’est à travers ces produits que nous, citoyens, en prenons connaissance, construisons nos opinions, nos points de vue, décidons de nos choix personnels et collectifs, de nos actions.

Pache Alain, Bugnard Pierre-Philippe, Haeberli Philippe (éd.), Éducation en vue du développement

durable. École et formation des enseignants : enjeux, stratégies et pistes, La revue des Hautes Écoles pédagogiques et institutions assimilées de Suisse romande et du Tessin, n° 13, 2011.

5.1.1 Des produits aux multiples formes

Ces produits se présentent à nous sous des formes très variées – textes, images, graphiques, schémas, séries statistiques, cartes, vidéos, films, paroles orales, etc. –, et sont construits avec des matériaux eux aussi divers et hétérogènes : enquêtes, études, essais, reportages, archives, etc. Chaque auteur, chercheur, journaliste, essayiste, puise à de nombreuses sources pour construire son propos, en argumenter la pertinence, justifier le point de vue qu’il développe. Tout cela est constitué d’éléments juxtaposés, combinés, reliés les uns aux autres, mis en intrigue, mis en scène pour élaborer ces produits qui nous informent et nous forment. Mais le statut de ces matériaux, leur élaboration et ce qu’ils disent de spécifique ou de différent sont presque toujours ignorés. La transmission de données factuelles et d’arguments destinés à convaincre le destinataire prime. Il s’agit d’abord de faire adhérer ce dernier au point de vue présenté.

5.1.2 Dire la réalité et y mettre de l’ordre

Pour dire la réalité, construire des lignes de force, produire de l’intelligibilité et de la compréhension dans ce qui, autrement, se présenterait à nous comme un magma immense et confus, il faut y mettre de l’ordre. Pour ce faire, les auteurs utilisent principalement deux  types d’« outils » : ceux qui servent à nommer les réalités sociales et naturelles ; ceux qui servent à ranger et à classer ces réalités.

Pour dire le monde nous utilisons des mots. Ces mots, empruntés à la langue de tous les jours, sont des concepts, autrement dit des constructions de notre esprit et non l’image conforme du réel. Nous avons presque toujours à faire à des « abstractions » au sens où personne n’a vu, entendu ou rencontré « la » consommation de viande, « le » réchauffement climatique, « les » éleveurs ou « les » pouvoirs publics. Ils désignent par exemple :

– des acteurs individuels et collectifs : éleveurs, consommateurs, industriels, commerçants, ONG, citoyens, lobbys, groupes de pression, pouvoirs publics, entreprises, experts, etc.,

– des lieux qui se présentent à des échelles différentes : prairies, exploitations agricoles, abattoirs, ports, commerces, axes de transport, villes, etc.,

– des temps, eux aussi à différentes échelles : temps nécessaire à la production, à la croissance des animaux, temps des transports, temps des enquêtes, temps long des changements climatiques, etc.,

– des actions : élevage, production, consommation, négociation, transport, abattage, opposition, campagne d’informations, réduction du  CO2, protection, coopération, concurrence, etc.,

– qui sont le résultat de décisions liées à des intérêts, des rapports de force, des raisons diverses : habitudes, santé, plaisir, attente, profits, revenus, etc.,

– des points de vue qui impliquent des valeurs : justice, égalité, liberté, efficacité5, etc.

Les seconds outils classent, rangent les activités humaines, donc aussi les mots et les concepts précédents, dans des catégories, par exemple :

– l’économique et le financier, – le social et le démographique, – le politique et le juridique, – le culturel et l’artistique, – le technique et le pratique, – le climatique et le géologique, – le zoologique et le biologique.

Catégories et concepts construisent nos conceptions du monde, des sociétés, de la nature et de leurs relations. Les unes et les autres s’imposent comme des évidences, des sortes de traduction directe de l’état du monde matériel et social, et permettent de raconter, de décrire, d’expliquer la plupart des situations et des objets du DD, plus largement de tout ce qui se déroule dans les sociétés présentes et passées. Tout cela se combine selon des relations de causalité, d’exclusion et d’inclusion, etc., autant d’actes qui mobilisent des comparaisons, des simplifications, des généralisations, des mises en relation, etc., ainsi que des valeurs, produisant une pluralité d’interprétations, de points de vue. Le sens et l’usage des concepts sont aussi liés aux catégories dans lesquelles ils sont employés.

5 Audigier François, « Enseigner la société, transmettre des valeurs ; former des citoyens, éduquer aux

droits de l’homme : une mission ancienne, des problèmes permanents, un projet toujours actuel », Revue

5.1.3 DD, sciences, experts et ID

Dans ce vaste monde de connaissances et d’informations, les experts, souvent scientifiques mais aussi journalistes spécialisés ou essayistes, tiennent une place particulière. Ils interviennent comme porteurs de savoirs légitimes. Puisqu’ils sont experts, ils « savent ». Dans ce jeu d’experts, les scientifiques ont une position particulière. Leur légitimité première vient de leur inscription dans des institutions et des sciences reconnues. Dans leur vie professionnelle, ils élaborent et transmettent des productions situées dans des problématiques explicites, utilisent rigoureusement les concepts, exposent leurs raisonnements, citent leurs sources, les soumettent à la critique des pairs, etc.6. Mais, ces productions ne circulent pas en tant que telles dans l’espace public. Elles sont reprises et réutilisées, toujours partiellement et plus ou moins rigoureusement, insérées dans des formes qui correspondent aux nécessités d’une communication pour un public large. Elles contribuent à argumenter les points de vue de celles et de ceux qui s’expriment dans l’espace public, sans que soient citées leurs sources, encore moins leurs méthodes de travail et les conditions d’établissement de la preuve. Ce n’est pas ce qui est attendu d’eux, surtout dans les médias audiovisuels. On attend des points de vue appuyés sur des faits.

Ainsi, dans l’espace public, le citoyen est informé sur le DD, ses principes et ses enjeux, de multiples manières. Celles-ci ne sont pas disciplinaires, mais mobilisent les catégories énoncées plus haut en fonction des objets traités et des points de vue, utilisent des concepts aussi présents dans les sciences. Mais cette diversité n’est pas analysée, raisonnée, explicitée ; elle s’impose comme le monde lui-même. Cela constitue une différence majeure. Il y aurait ainsi une sorte d’interdisciplinarité clandestine. La prise en compte de la pluralité de ces catégories ne vaut pas ID. Et pourtant…