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4.2 « Éducations à », problèmes et rapprochements disciplinaires

L’étude des circulaires fondatrices de la généralisation de l’EDD à l’école montre donc que le disciplinaire au sens strict perd de l’importance au profit de l’interdisciplinaire et du transversal, voire de l’extra- disciplinaire. Voyons ce qui caractérise cette évolution.

4.2.1 La nature des problèmes en jeu

Avec les « Éducations  à » comme l’EDD, l’accent est mis sur le développement de l’esprit critique et sur l’« éducation au choix » (vs « l’enseignement des choix ») des élèves, dans un contexte de recherche de l’objectivité scientifique10. La visée fondamentale est de construire de futurs citoyens éclairés, capables de s’emparer et de travailler de manière raisonnée des questions complexes11. Dans ce cadre, il semble particulièrement pertinent de mettre en jeu le cadre théorique de l’apprentissage par problématisation12. Ce cadre donne une place centrale aux problèmes et à leur travail. Ce faisant, les savoirs construits sont certes constitués de réponses, mais aussi (et surtout) des raisons sur lesquelles elles reposent – pourquoi ces solutions et pas d’autres ?13 Celui qui maîtrise de tels savoirs est alors capable de dire pourquoi ce sont eux que l’on retient et pas d’autres. Notons cependant que la problématisation scientifique n’est pas la seule dimension des problèmes d’« Éducations à ». Il s’y ajoute une dimension éthique et une dimension politique fortes. Cette caractéristique en fait des problèmes souvent pour partie indéterminés, à solutions multiples et aux données incomplètes. Cela conduit à deux types d’obstacles, symétriques : 1) un réductionnisme scientifique et technique ;

10 France, MEN – DGESCO, « Seconde phase de généralisation de l’éducation au développement

durable (EDD) ». Circulaire du 2007-077 du 29-3-2007.

11 France, MEN – DGESCO. « Troisième phase de généralisation de l’éducation au développement

durable ». Circulaire du 2011-186 du 24-10-2011.

12 Fleury  Bernadette, Fabre  Michel, « La pédagogie sociale : inculcation ou problématisation ?

L’exemple du développement durable dans l’enseignement agricole français », Recherches en Éducation, n° 1, 2006, p. 67-78.

Orange Christian, « Apprentissages scientifiques : ce qui se construit et ce qui se transmet ». Recherches

en Éducation, n° 4, 2007, p. 85-92.

13 De tels savoirs sont qualifiés d’apodictiques, par opposition à des savoirs assertoriques, limités aux

2)  une hypertrophie de leur dimension axiologique au détriment de leurs aspects scientifiques et techniques14.

Le traitement des problèmes d’« Éducations à » ayant également, selon les instructions officielles, des visées d’action, il risque d’être pris dans l’urgence de la pratique et du monde, alors que le temps scientifique, ici particulièrement exigeant, est marqué par un mouvement d’objectivation et d’autonomisation. La mise en avant de l’action peut donc conduire à minimiser le temps scientifique (et la pratique des savoirs), au traitement de surface des problèmes et au rabat sur des actions contingentes. La porte au relativisme ou à l’exercice de la pensée commune serait ainsi aisément ouverte.

4.2.2  Des rapprochements disciplinaires

épistémologiquement fondés

À ce positionnement dans le cadre théorique de la problématisation, nous ajoutons les apports de travaux concernant les rapports au temps des explications scientifiques, les fonctions de la contingence et ce qui fait événement dans les disciplines comportant une dimension historique (Sciences de la vie et de la Terre, Histoire). C’est une voie qui permet de préciser la nature des problèmes de développement durable et les conditions de leur construction, dans le but de lever des aspects de leur indétermination, mais aussi de les saisir dans leur nature anthropocentrique. Car, parce qu’impliquant l’Homme, les problèmes d’EDD ont tôt fait de convoquer des événements et des catastrophes, qui dépassent nécessairement les simples mises en histoire de la pensée commune15. Or, comme l’écrit Tintant16 :

« quand le phénomène devient plus complexe, lorsque l’originalité des

individus ne peut être négligée (cas du biologique, et encore plus des sciences de l’homme), la prévisibilité décroît rapidement et le rôle de l’événement s’affirme, avec toute la part de hasard qu’il implique. »

14 Fabre  Michel, Weil-Barais  Annick, Xypas  Constantin (dir.), Les problèmes complexes flous en

éducation, Bruxelles : De Boeck, 2014.

15 Orange Ravachol Denise, Didactique des sciences de la vie et de la Terre. Entre phénomènes et

événements, Rennes : PUR, 2012.

16 Tintant Henri, « La loi et l’événement. Deux aspects complémentaires des Sciences de la Terre »,

C’est la dimension historique des problèmes que nous convoquons ici, en sachant que sa problématisation ne va pas de soi. Celle-ci construit des événements au prix d’une délicate mise en jeu de principes structurants17 épistémologiquement forts – le principe de l’actualisme en Sciences de la vie et de la Terre, le principe de continuité des Hommes en Histoire  – et d’expériences de pensée subtiles parce qu’articulant descente et remontée de l’histoire18. Ces événements représentent donc des bifurcations historiques majeures, rendues nécessaires a posteriori par ce qui aurait pu arriver et ce qui est arrivé. Ils se démarquent donc nettement des événements de la pensée commune, banalisés parce que mis au service, sans véritable discussion, d’un seul déroulement possible, où se mêle syncrétiquement chronologie et causalité (storytelling).

La problématisation historique ramène au cœur du fonctionnement des disciplines scientifiques et scolaires soucieuses de reconstituer de l’Histoire (la biologie, la géologie, l’histoire notamment) et elle permet d’entretenir une mise à distance raisonnée de l’actualité. Nous voyons aussi qu’elle autorise à établir des liens sophistiqués entre les sciences de la nature et les sciences humaines.

4.2.3 Des points d’entrée de plusieurs disciplines

L’histoire des disciplines scolaires d’enseignement19 montre que leur émergence, au début du xxe  siècle, prolonge un changement d’approche de la formation des élèves : de l’inculcation on passe au développement d’une gymnastique intellectuelle des élèves, et les disciplines scolaires sont susceptibles de servir un tel exercice. Au départ, elles s’inscrivent donc dans une perspective éducative affirmée et détiennent une forte dimension civique. Ces dimensions ont depuis perdu de leur force. Il n’en reste pas moins que les disciplines représentent toujours des entités scolaires propres de par leur organisation, leurs contenus et leurs démarches, ce sur quoi s’appuie l’EDD. Dans le système scolaire actuel, on assiste, de la maternelle au cycle des approfondissements, à la construction et à l’autonomisation

17 Orange Ravachol Denise, Beorchia Françoise, « Principes structurants et construction de savoirs

en sciences de la vie et de la Terre », Éducation et didactique, vol. 5, n° 1, 2011, p. 7-28.

18 Gould Stephen Jay, La vie est belle, Paris : Seuil, 1991.

19 Chervel  André, « L’histoire des disciplines scolaires : réflexions sur un domaine de recherche »,

des disciplines scolaires. Cette autonomie offre une résistance forte – une inertie disciplinaire20 – aux modalités de fonctionnement recommandées et mises en œuvre pour l’EDD, notamment à la forme « projets ».

Cependant, des objets disciplinaires peuvent être un point d’entrée dans des problèmes communs à plusieurs disciplines, ce sur quoi s’appuient d’ailleurs les circulaires et les programmes qui en ont découlé (2008, 2015). Ainsi, de manière explicite et si possible simultanée, les élèves peuvent être amenés à travailler des objets identiques (les déchets, le climat, etc.) sous des angles disciplinaires différents. Mais cette entrée par les objets n’est pas épistémologiquement neutre : elle induit un rapprochement thématique qui n’engage pas nécessairement vers la construction de problèmes convergents. L’EDD pourrait donc être tout à la fois dévitalisatrice de disciplines (dé-disciplinarisation) et instigatrice de recompositions disciplinaires solides (re-disciplinarisation).

Forts de cette mise en contexte, voyons ce qu’il en est des disciplines scolaires dans quelques problèmes d’EDD à l’école primaire.

4.3 Le problème des déchets :