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François Audigier, Université de Genève

5.3 Penser les relations entre disciplines scolaires

Si dans l’espace public, nous avons le plus souvent affaire à une  ID clandestine, à l’école, la situation est différente. Si une étude concernant le DD est menée par un seul enseignant dans le cadre de sa discipline, l’élève sera confronté à une  ID interne. S’il y a plusieurs enseignants dans le cadre d’un travail interdisciplinaire explicite, l’élève classe les savoirs dans telle ou telle discipline en fonction de tel ou tel enseignant intervenant. L’ID se présente alors comme une  ID externe. Cela est valide pour l’enseignement secondaire où interviennent plusieurs enseignants11. Dans l’enseignement primaire, l’enseignant est un généraliste et pratique ou peut pratiquer une sorte d’ID spontanée. Quelles qu’en soient les modalités et malgré leur rareté, les enquêtes sur l’IDS12 montrent que les enseignants privilégient fortement les savoirs propositionnels, les énoncés sur le monde empirique.

Dans la présente section, nous examinerons en premier lieu quelques caractéristiques épistémologiques des sciences de référence. Puis, nous proposerons un modèle pour différencier les DS selon les rapports au monde sur lesquels elles sont fondées et que, par eux, les élèves construisent. Cela nous conduira à compléter, voire à déplacer, les manières de penser et de pratiquer l’IDS.

10 Audigier François, « Le monde n’est pas disciplinaire, les élèves non plus, et la connaissance ? », in

Baillat Gilles, Renard Jean-Pierre (éd.), Interdisciplinarité, polyvalence et formation professionnelle

en IUFM, Paris & Reims : CNDP & CRDP de Champagne-Ardenne, 2001, p. 43-59.

11 Sachot  Maurice, Lenoir  Yves (éd.), Les enseignants du primaire entre disciplinarité et

interdisciplinarité, Québec : Presses de l’Université Laval, 2004.

12 Par exemple Allieu-Mary  Nicole (2010), L’interdisciplinarité pédagogique : question

d’épistémologie scolaire, le cas de l’histoire et de la géographie, http://ecehg.ens-lyon.fr/ECEHG/ interdisciplinarite/l2019interdisciplinarite-pedagogique-nicole-allieu-mary/view

5.3.1  Penser l’interdisciplinarité, le nécessaire détour

épistémologique

Les spécificités et les délimitations des sciences sociales font l’objet de très nombreux débats qui, tout en se renouvelant, ont pris leurs sources dès la formalisation de ces sciences à partir du xviiie  siècle13. Compte tenu de leur pluralité, une des questions qui les traverse depuis leur naissance est celle de leurs relations entre spécificité et unité. Elles étudient les réalités sociales de manière différente14 tout en partageant des fondements épistémologiques communs. Godelier rappelle leur interdépendance autour de leur objet fondamental qui : « est l’analyse des différentes formes d’organisation de la société et de

pratiques sociales qui coexistent aujourd’hui à la surface du globe ou qui se sont succédé dans l’histoire de l’humanité. »15

Jean-Claude  Passeron16 les rassemble sous l’appellation de « sciences

socio-historiques » en raison, d’une part, de l’« historicité » de leur objet – autrement dit, tout fait social est historiquement situé – et, d’autre part, de la mise en œuvre d’une forme de raisonnement, qualifiée de naturelle, qui leur est commune et qui est fondée principalement sur l’enquête, sur l’empirie17.

Ainsi, les sciences sociales partagent un grand nombre de caractéristiques, par exemple :

– l’importance de l’enquête18 ;

– l’importance de la mise en texte narrative emportant avec elle la description et l’explication19 ;

13 Wallerstein Immanuel, Impenser la science sociale : Pour sortir du xixe siècle, Paris : PUF, 1995.

14 Par exemple, Berthelot Jean-Michel (éd.), Épistémologie des sciences sociales, Paris : PUF, 2001.

15 Godelier  Maurice, Les sciences de l’homme et de la société, Rapport général au ministre de la

Recherche et de l’Industrie, Paris : La Documentation française, 1982.

16 Passeron  Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement

naturel, Paris : Nathan, 1991.

17 Voir aussi la revue EspaceTemps, revue interdisciplinaire de sciences sociales, http://www.

espacestemps.net/, nombreux numéros disponibles sur http://www.persee.fr/collection/espat

18 Voir, par exemple, l’éphémère (et passionnante) revue Enquête, en libre accès, notamment les

articles de Passeron dans les numéros 1 et 3 : Passeron Jean-Claude, « L’espace mental de l’enquête (I), La transformation de l’information sur le monde dans les sciences sociales », Enquête, n° 1, 1995, p. 13-42 ; Passeron Jean-Claude, « L’espace mental de l’enquête (II), L’interprétation et les chemins de la preuve », Enquête, n° 3, 1996, p. 89-126.

19 Ricœur Paul, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique, I, Paris : Seuil, 1986 ; Bruner Jérôme,

Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Paris : Retz, 2002 ; Certeau  Michel  de, L’écriture

– l’utilisation de la langue naturelle ;

– des concepts communs qui ont des sens décalés selon les

problématiques et les sciences spécifiques20 ;

– dans le cadre général du raisonnement naturel, des raisonnements plus spécifiques, comme autant d’inférences entre deux propositions ou plus.

Aux trois actes retenus comme titre dans une somme collective –  critiquer, comparer21, généraliser22  –, nous ajouterons, toujours à titre d’exemple, l’établissement de corrélations et de relations de causalité et la fréquence d’un raisonnement probabiliste.

Une partie de ces caractéristiques est commune sinon à l’ensemble des sciences de la nature, du moins à certaines d’entre elles, par exemple leur caractère pluriel23, l’importance de l’enquête ou l’usage de nombreux raisonnements. Il existe aussi des différences, ainsi l’expérimentation et la reproduction possible des expériences, la formalisation mathématique. Elles caractérisent une grande partie des sciences de la nature, non leur totalité.

Le second niveau d’analyse concerne l’histoire et la géographie dans le monde scientifique. Ces deux sciences sociales étudient la quasi-totalité des activités humaines et sociales qui relèvent des catégories énoncées précédemment : histoire et géographie économiques, histoire et géographie politiques, etc. ; histoire et géographie avec la nature, la première avec par exemple des travaux sur l’histoire de l’environnement ou la formalisation du concept d’anthropocène, la géographie depuis toujours avec l’étude de liens entre les phénomènes naturels et les phénomènes sociaux sur

discours géographique, Paris : Éditions du CNRS, 1988 ; pour l’enseignement, Audigier  François, « Histoire, géographie, éducation civique, trois disciplines aux prises avec la diversité narrative »,

Repères, n°  21, 2000, p.  122-141 ; Audigier  François, « L’histoire et la géographie comme texte », in Audigier François (éd.), Contributions à l’étude de la causalité et des productions des élèves dans

l’enseignement de l’histoire et de la géographie, Paris : INRP, 1998, p. 7-30.

20 Lev Vygotski établit la distinction entre les concepts quotidiens et les concepts scientifiques, analysée,

par exemple, dans Brossard Michel, « Concepts quotidiens/concepts scientifiques, réflexions sur une hypothèse de travail », Carrefours de l’éducation 2, n° 6, 2008, p. 67-82.

21 Détienne Marcel, Comparer l’incomparable, Paris : Le Seuil, 2000.

22 Voir les trois volumes rassemblés sous le titre Faire des sciences sociales : Haag Lemieux Cyril (éd.),

Faire des sciences sociales, critiquer, Paris : EHESS, 2012 ; Desveaux  Emmanuel, Formel  Michel

de (éd.), Faire des sciences sociales, généraliser, Paris : EHESS, 2012 ; Renaud  Olivier,

Schaub Jean-Frédéric, Thireau Isabelle, Faire des sciences sociales, comparer, Paris : EHESS, 2012.

des territoires à différentes échelles24. Les travaux sur la citoyenneté s’inscrivent eux aussi dans cette pluralité. Il y a là une ID interne dans les sciences sociales25 et une ID externe dans les relations avec les sciences de la nature.

5.3.2 Différencier les disciplines : le rapport au monde

Le second outil que nous proposons ici pour penser l’IDS est bâti sur le rapport au monde que chaque discipline scolaire construit en relation avec ses finalités. D’une certaine manière, il inverse la construction de Bernard  Charlot sur le rapport au savoir26 en mettant en premier la discipline scolaire et le type de rapport au monde sur lequel elle est fondée et que l’élève construit en y étant introduit. Chaque discipline ne construit pas les mêmes relations de l’individu à lui-même et au monde. Nous suggérons ici un modèle pour formaliser ces relations autour de cinq rapports ou intentions27.

Si toute discipline scolaire contribue à ces cinq intentions de formation, chacune le fait selon des intensités et des priorités différentes. Ainsi, toute discipline a une utilité pour la vie de l’élève ; elle a un effet sur ses attitudes, ses mentalités, ses rapports avec les autres, ses conceptions du monde, etc. Mais le poids de chacun de ces rapports n’est pas le même selon les disciplines. Ainsi, les sciences socio-historiques et les sciences de la nature sont très fortement liées à un rapport empirique au monde. Ce rapport empirique est soit direct, construit par l’expérience de chacun, soit, le plus souvent, indirect puisque nous connaissons principalement le monde, construisons nos points de vue, nos opinions, etc., par ce qui nous en est dit, par ce que nous en entendons et voyons, par les multiples récits qui en sont faits, par les expériences des autres. Nous retrouvons là le rôle central de l’enquête. Les disciplines ont aussi pour intention de transformer le sujet et, par là, de transformer le monde. L’insertion du DD dans les curriculums en est une illustration majeure. Une analyse identique

24 Bonneuil  Christophe, Fressoz  Jean-Baptiste, L’événement anthropocène, Paris : Seuil, 2013 ;

Walter  François, Delort  Robert, Histoire de l’environnement européen, Paris : PUF, 2001 ; Mancebo François, Le développement durable, Paris : Armand Colin, 2006.

25 Caille Alain, Chanial Philippe, Dufoix Stéphane, Vandenberghe Frédéric (éd.), Des sciences

sociales à la science sociale, Fondements anti-utilitaristes, Lormont : Au bord de l’eau, 2018.

26 Charlot Bernard, Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie, Paris : Anthropos, 1997.

peut être faite avec les Éduc.  à en mettant un accent plus important sur la transformation du sujet et sur celle du monde, les deux appelant très fortement une attention explicite portée aux valeurs.

Conclusion : quelques orientations pour prendre