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Introduction 

Nous avons travaillé sur les liens entre interdisciplinarité et collaboration à l’occasion d’une enquête menée dans cinq collèges français dans le cadre d’un projet européen en cours (« Cross-curricular Teaching » ou CROSSCUT, 2016-2019). Partant de travaux de recherche pour mieux comprendre la nature des liens entre interdisciplinarité et collaboration, nous décrirons ici la méthodologie de l’enquête française portant sur les pratiques interdisciplinaires des enseignants de collège. Puis nous nous pencherons, à partir de l’analyse des résultats de cette enquête, sur la manière dont la mise en place d’un travail collaboratif dans un établissement peut influer sur le type de pratiques interdisciplinaires des enseignants.

La définition de l’interdisciplinarité adoptée dans ce chapitre et qui a guidé l’enquête française du projet CROSSCUT est l’interdisciplinarité scolaire définie par Lenoir1, c’est-à-dire la « mise en relation […] de

1 Lenoir Yves, « L’interdisciplinarité dans l’enseignement scientifique : apports à privilégier et dérives

à éviter », in Hasni Abdelkrim, Lebeaume Joël (dir.), Interdisciplinarité et enseignement scientifique et

deux ou plusieurs matières scolaires qui s’exerce à la fois aux plans curriculaire, didactique et pédagogique et qui conduit à l’établissement de liens de complémentarité ou de coopération, d’interpénétrations ou d’actions réciproques entre elles sous divers aspects […], en

vue de favoriser […] l’intégration des apprentissages et des savoirs

chez les élèves ». Dans le cadre du collège français, Baluteau2 parle de « construire ensemble le dispositif » interdisciplinaire et définit l’interdisciplinarité comme faisant « l’objet d’une définition commune

des objectifs, des méthodes et ressources utilisés par les professeurs. […]

L’interdisciplinarité […] s’organise selon une intrication pédagogique

des disciplines plus que sur leur juxtaposition articulée dont la portée est jugée moindre auprès des élèves ».

Dans les faits, la mise en relation de plusieurs matières, évoquée dans ces définitions, se réduit souvent à la dimension pédagogique évoquée par Lenoir, par exemple l’organisation d’un projet commun, sans intrusion des enseignants dans le contenu disciplinaire de l’autre enseignant3. La mise en relation didactique, qui consiste en un partage des contenus disciplinaires de chacune des matières concernées par la thématique, aurait dû se retrouver dans la construction des itinéraires de découvertes (IDD), un dispositif interdisciplinaire mis en place en France au collège entre 2002 et 2016 à raison de deux  heures par semaine en  5e et en  4e4. Mais ces  IDD ont été davantage utilisés comme projets d’ouverture (culturelle notamment) et ont souvent consisté in fine en une juxtaposition des différentes matières, comme l’indique Baluteau5 :

« Le risque est de construire une collaboration minimale qui préserve

la liberté de chacun mais appauvrit le mode interdisciplinaire. L’interdisciplinarité devient alors plus “instrumentale”, c’est-à-dire qu’elle repose sur une intégration faible des disciplines et une division forte du travail. Chacun intervient dans sa discipline sur une trame commune qui assure le déroulement de l’IDD et le rôle de chaque enseignant. »

2 Baluteau  François, « L’interdisciplinarité dans les collèges : forme, engagement et justification »,

in Audigier François, Tutiaux-Guillon Nicole (dir.), Compétences et contenus. Les curriculums en

question, Bruxelles : De Boeck, 2008, p. 104.

3 Reverdy Catherine, Éduquer au-delà des frontières disciplinaires, Dossier de veille de l’IFÉ, n° 100,

mars, Lyon : ENS de Lyon, 2015.

4 Les IDD ont été assez rapidement abandonnés dans la plupart des collèges à partir de 2004, lorsque la

circulaire de rentrée a permis de les remplacer par d’autres modalités d’aide aux élèves.

La mise en relation curriculaire évoquée dans la définition de Lenoir envisage un ajustement des programmes respectifs et des objectifs disci- plinaires complémentaires et coordonnés dans la construction des activités interdisciplinaires. Mais le partage des contenus disciplinaires que cette mise en relation impose n’est souvent effectué qu’avec les collègues de la même discipline dans les collèges français. En effet, de nombreux enseignants ont l’impression que le partage de leurs pratiques et de leurs objectifs disciplinaires remet en cause leur identité professionnelle, basée en France d’abord sur la matière enseignée. Cela aboutit selon Lebeaume6 à des « frontières de verre » séparant les pratiques enseignantes de chaque discipline. Par ailleurs, comme le notait Baluteau7 en 2008, « les difficultés à mettre en place les IDD tiennent

aussi à une organisation atomisée et libérale où prime le travail individuel dans l’établissement ». Difficile dans ces conditions de travailler de manière collective, qui plus est avec des collègues d’autres matières.

C’est pourtant ce qui a été demandé lors de la mise en place des « enseignements pratiques interdisciplinaires » (ou  EPI) lors de la nouvelle réforme du collège appliquée en 2016 : ils sont présentés par le ministère de l’Éducation nationale8 comme devant être fondés sur « des démarches de projet interdisciplinaires

conduisant à des réalisations concrètes individuelles ou collectives. Les  EPI s’appuient sur les disciplines et permettent une prise de conscience, par leur mise en pratique, de la transversalité des compétences du socle commun. Ils aident à donner du sens aux enseignements par une approche diversifiée des savoirs et éclairent les apports des disciplines par leurs regards croisés. »

La démarche de projet et l’idée de transversalité étaient déjà présentes dans le dispositif antérieur (IDD), mais les EPI apportent une originalité : leur organisation et leurs horaires doivent être décidés et partagés entre les différentes matières, et c’est aux enseignants et aux personnels de direction de choisir la répartition et le nombre des EPI par niveau. Des organisations sur la semaine, sur le semestre ou sur l’année sont donc envisageables, ce qui éclaire l’interdisciplinarité d’un jour nouveau9. Notons tout de suite

6 Lebeaume Joël, « Itinéraires de découvertes au collège : des pratiques d’enseignement coordonnées face

à des “frontières de verre” », in Marcel Jean-François, Dupriez Vincent, Périsset-Bagnoud Danièle, Tardif  Maurice (dir.), Coordonner, collaborer, coopérer : De nouvelles pratiques enseignantes, Bruxelles : De Boeck, 2007, p. 49-60.

7 Baluteau François, « L’interdisciplinarité dans les collèges… », p. 110.

8 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche,

L’organisation du collège, Paris : MENESR, site Eduscol, 2015, http://eduscol.education.fr/pid33415- cid87584/le-college-2016-questions-reponses.html

9 Ainsi, un personnel de direction interrogé lors de l’enquête CROSSCUT évoque en entretien

que les six EPI prévus en septembre 2016, par élève et pour les 3 ans du cycle 4 – soit de la 5e à la 3e, entre 2 h et 3 h par semaine pour chacune des trois années  –, se sont transformés en juin  2017, à l’occasion d’un changement ministériel, en un seul  EPI obligatoire par élève sur toute la durée du cycle 4. Ce nouveau dispositif interdisciplinaire a-t-il cependant produit ou facilité des pratiques différentes par rapport aux dispositifs précédents ? Dans quelle mesure ces pratiques sont-elles liées au travail collectif existant ou suscité par l’implantation du dispositif ?

Des pistes de réflexion sont proposés par Tardif10, qui constate que : « les pratiques collectives fonctionnent dans la mesure où elles font sens

pour les enseignants, qu’elles tiennent compte des contraintes et conditions de leur travail et qu’elles induisent un véritable partage entre eux. Les enseignants ne veulent pas collaborer pour le plaisir de collaborer ! Ils veulent en tirer quelque chose qui contribuera à la qualité de leur travail, notamment le travail avec leurs élèves. »

C’est donc la question d’un apport réel de la collaboration à leurs pratiques quotidiennes qui est en jeu : de quelle manière les activités interdisciplinaires influent-elles et améliorent-elles les pratiques enseignantes ? Ce processus d’amélioration continue de l’enseignement ou de développement professionnel par une réflexion sur ses propres pratiques a été modélisé, entre autres, dans la littérature de recherche par la notion de communauté d’apprentissage professionnel (ou professional learning

communities), définie par exemple par Saussez11 comme :

« un mode particulier de structuration des modes de coopération entre les

enseignants formant une communauté au sein de l’établissement à propos de leur travail et d’une démarche collective d’investigation critique des pratiques d’enseignement mises en œuvre par ceux-ci et dont la cible principale est l’amélioration de l’apprentissage et de la réussite de tous les élèves. »

l’interdisciplinarité ça a joué sur quelques profs qui travaillaient ensemble […] la mise en place de la

réforme du collège a permis de généraliser vraiment sur toutes les classes tous les niveaux et a concerné tous les profs […] les EPI ont été montés en équipe disciplinaire et après interdisciplinaire, ils ont fait

un gros boulot l’année dernière ».

10 Tardif  Maurice, « Conclusion. Pratiques, collaboration et professionnalisation des enseignants », in

Marcel Jean-François, Dupriez Vincent, Périsset-Bagnoud Danièle, Tardif Maurice (dir.), Coordonner,

collaborer, coopérer : De nouvelles pratiques enseignantes, Bruxelles : De Boeck, 2007, p. 176.

11 Saussez Frédéric, « Penser la formation en établissement scolaire à l’aide de la notion de Communauté

professionnelle. Quelques réflexions inspirées de la littérature anglo-américaine », in Ria  Luc (dir.),

Former les enseignants au xxie siècle. 1. Établissement formateur et vidéoformation, Louvain-la-Neuve :