L’éducation à la santé participe pleinement de l’éducation au développement durable (circulaire, 2015). Son opérationnalisation à l’école est d’autant plus difficile que des discours multiples à son endroit parcourent la société. À côté de l’État et de ses politiques de santé publique, des structures et des organismes variés s’en emparent de façon marquée. Si tous ces discours renvoient à l’individu et à la maîtrise de ses comportements, certains n’en demeurent pas moins cacophoniques26, voire contradictoires. Ainsi en est-il de ce que font certains supermarchés qui valorisent des règles de bonne alimentation tout en incitant à la consommation.
Le cas que nous étudions ici porte sur l’appropriation de la pyramide alimentaire par des élèves de CE2 (8-9 ans), lors d’une séquence consacrée à l’alimentation. L’enseignante s’appuie sur le problème englobant suivant : « Comment manger pour être en bonne santé ? ». Ce problème se décompose en deux sous-problèmes qui sont abordés successivement : « À
quoi servent les aliments que nous mangeons ? » (séance 1), « Comment
peut-on classer les aliments ? » (séance 2).
Après qu’en séance 1 les fonctions des aliments dans le corps ont été établies collectivement et notées (figure 1a), la pyramide des aliments
diffusée par API27 (avec une présentation humoristique des aliments) est distribuée aux élèves et commentée (figure 1b). Ce faisant, la classe semble évoluer, de manière outillée, d’un problème de biologie fonctionnelle – « À quoi servent les aliments que nous mangeons ? » – vers un problème d’éducation nutritionnelle. En fait, le déplacement n’est pas exactement celui-ci : en comparant les deux traces écrites de la séance 1 (figure 1, a et c), nous remarquons qu’elles ont un fort lien de parenté. Toutes deux représentent implicitement ou explicitement la pyramide alimentaire. Alors que la trace mémorisable du cahier d’élève est censée synthétiser les fonctions des aliments dans le corps, son organisation renvoie aux grands groupes d’aliments de la pyramide : la lecture de haut en bas du tableau donne à voir, à une exception près (inversion matières grasses et produits sucrés), ce que la pyramide illustre de bas en haut.
L’enseignante engage ensuite les élèves à élaborer, en binômes, leur propre classification des aliments. Ils doivent utiliser une planche de vignettes représentant une quinzaine d’aliments d’apparence neutre : beurre, bonbon, café, carotte, céréales, eau, huile, jambon, lait, œufs, poisson, pomme, riz, sucre, yaourt. Le classement demandé est libre, aucun critère n’est imposé à la classe. En revanche, il ne s’agit pas de faire un tableau, mais de répartir les aliments en petits groupes. Après un temps de travail en autonomie des binômes, une mise en commun des propositions classificatoires, au nombre de cinq (figure 2b), est faite. Elle débouche sur l’introduction d’une pyramide vierge (figure 2c, une version qui évacue l’humour de la pyramide initiale) qu’il s’agira de compléter pour parvenir à la pyramide alimentaire des nutritionnistes (exempte de toute référence à l’univers social et économique de l’alimentation).
Dans les échanges accompagnant l’exposé des classements des binômes et dans ceux relatifs au travail sur la pyramide alimentaire, deux points provoquent une controverse chez les élèves, controverse à l’articulation de leur « vécu » familial et de la situation scolaire dans laquelle ils se trouvent. Le premier concerne le placement du café, que le binôme 4 place avec l’eau quand le binôme 2 est enclin à l’associer au sucre. Cette référence aux pratiques de la vie courante pose donc problème aux élèves pour placer sans ambiguïté le café dans un palier de la pyramide. L’enseignante clôt très vite cette controverse en rappelant le côté facultatif de l’utilisation du sucre et en notant qu’« il y a d’ailleurs beaucoup de personnes qui boivent le café
sans sucre ». La deuxième controverse porte sur le placement d’un aliment
Figure 1 - Supports initiant et ponctuant les séances consacrées aux familles d’aliments Rôles
pour le corps Aliments mangés hydrater L’eau apporter de l’énergie Féculents
donner des vitamines et des fibres
Les fruits et légumes
pour la croissance des os et des dents
Les produits laitiers
le bon fonctionnement du cerveau, apporter des protéines Viandes, poissons, œufs
avoir de l’énergie rapidement
Les produits sucrés
apporter des acides gras
Les matières grasses
a) Les fonctions des aliments
b) La pyramide des aliments initiale
Figure
2 - Pyramide alimentaire initiale et propositions de classement des aliments des binômes
Binôme
Classement
1
2 groupes
:
bons/pas bons pour la santé
2 6 groupes 3 3 groupes : consommables en grande, moyenne et petite quantité 4 5 groupes 5 4 groupes
a) La pyramide des aliments initiale
b) Les propositions de classement des élèves c) La préfiguration de la trace mémorisable visée
surnuméraire, la compote de pommes. Faut-il la mettre dans les produits sucrés, comme le pensent certains, ou bien dans les fruits et légumes, comme le suggèrent d’autres ? C’est toute la question du placement des aliments composés qui émerge et celle des frontières entre paliers dans la pyramide alimentaire. L’enseignante interrompt cette seconde controverse en imposant le placement de cet aliment dans les fruits et légumes, sur la base de pratiques de la vie courante, sans arrêter cependant la réflexion sur les compotes industrielles, dont on peut douter de la composition.
L’enseignante semble donc avoir deux préoccupations majeures : faire en sorte que, dans un temps relativement contraint, toute la classe s’exprime librement et rapporte ses idées et son vécu ; et cela, en même temps, sans perdre de vue le filtrage nécessaire pour parvenir à la réponse qu’elle attend. C’est une solution de classement (la pyramide alimentaire) à laquelle elle accoutume les élèves et qu’en définitive, elle inculque, tant il est difficile de la retrouver par investigation et débat argumenté.
Dit autrement, l’assertorique – plusieurs sortes d’aliments – se conjugue au normatif – ce qu’il faut manger en plus ou moins grande quantité. Ce sont le savoir et l’autorité des nutritionnistes qui prévalent, sans que leurs fondements soient véritablement étudiés et discutés. Paradoxalement, la norme est étiquetée « scientifique », alors qu’elle n’a rien de scientifique, les raisons qui la sous-tendent n’étant pas travaillées à des fins d’explicitations. En fait, ce « scientifiquement prouvé » se rabat sur la norme culturelle.
Conclusion
Ces études de cas font ressortir qu’il n’est pas facile pour l’enseignant de tenir de bout en bout la prise en charge de problèmes représentatifs d’éducation au développement durable et à l’alimentation en leur donnant une assise disciplinaire scientifique bien identifiée, constructrice de savoirs apodictiques et ouvrant sur des choix raisonnés d’action. Ainsi les savoirs scientifiques construits par les élèves ne s’inscrivent-ils pas forcément dans le champ disciplinaire retenu par l’enseignant. Ou encore le risque est-il patent de cantonner la classe dans un monde d’objets (au détriment d’un monde de relations entre objets), ce que même de jeunes élèves font sans peine, mais qui les maintient dans la pensée commune. Enfin, du fait de la dimension sociétale des problèmes d’EDD et d’alimentation (où les discours sont polyphoniques et brouillés en termes de normes
et de savoirs) et de la complexité de leur dimension scientifique (elle engage des problématisations exigeantes), leur travail peut minimiser la production d’arguments, s’orienter vers des solutions toutes faites et/ou du
storytelling. Le dépassement de ces difficultés passe par la construction de savoirs scientifiques « raisonnés » (du type des îlots de rationalité au sens de Fourez28) et par l’accès à de nouvelles façons de penser. Dans le contexte des « Éducations à », les disciplines scolaires ont donc toute leur importance, sous réserves qu’elles donnent aux élèves des façons de voir autrement le monde, qu’elles leur permettent de construire des savoirs extra-ordinaires29, qu’elles conjuguent les problématisations scientifiques qui leur sont propres avec celles d’autres champs de savoirs (sociologie, géographie, économie, etc.). C’est un impératif fort pour que l’école, dès les premiers niveaux d’enseignement, ne s’expose pas à une double impasse : ni vraiment une formation disciplinaire, ni vraiment une éducation citoyenne, mais un mixte banal de chacune d’elles.
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Denise Orange-Ravachol, ancienne élève de l’École normale supérieure
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Résumé
En France, la prise d’importance des « Éducations à » dans les instructions officielles oblige à repenser les visées et le fonctionnement des enseignements disciplinaires. Nous avons choisi de placer notre réflexion dans les sciences de la nature. Nous nous appuierons sur trois études de cas à l’école primaire (deux sur les déchets ; une sur l’alimentation). Notre recherche montre que l’anthropisation des problèmes d’« Éducations à » est propice à la dé-disciplinarisation et au rabat des élèves sur la pensée commune. Plutôt qu’une redisciplinarisation, ce sont de nouvelles disciplinarisations qu’il paraît important d’envisager.
Abstract
In France, the growing importance of “educations for” in school curricula requires a rethinking of the aims and functioning of school subjects. We choose to focus on scientific subjects. We take as examples the problem
of waste management and food education in primary school. This study shows how the anthropization of the problems of “Educations for” leads to the collapsing of school subjects and to limiting students’ thinking to the logic of common sense. Then it appears more profitable to consider new organization of the school subjects.