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Didactiques, disciplines et interdisciplinarité Yves Reuter, Université de Lille

6.2 Une position plus complexe

6.2.2  Didactiques et pédagogie : une solidarité nécessaire

L’interdisciplinarité nous semble donc une nécessité méthodologique afin que les didactiques assument leur « responsabilité sociale » en articulant la question des contenus à celle des effets produits par les fonctionnements disciplinaires. Nous illustrerons ce point par une recherche de notre équipe de recherche (Théodile, 2001-2006) qui a consisté à étudier les effets de la mise en œuvre de la pédagogie Freinet dans un groupe scolaire (écoles maternelle et primaire) situé en milieu très défavorisé dans la banlieue de Lille12 et qui connaissait un taux d’incivilités très important et des résultats scolaires inférieurs à ceux des élèves des écoles environnantes. Cette recherche a connu un écho certain dans le domaine de l’éducation en

12 Reuter  Yves (éd.), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en

France et à l’étranger, pour deux raisons au moins : il s’agissait (et il s’agit encore aujourd’hui) de la plus importante recherche empirique menée en France sur une pédagogie alternative ; et ses résultats manifestaient un réel succès de cette pédagogie. Ils montraient donc qu’il était possible de lutter contre l’échec scolaire, sans moyens particuliers, mais en modifiant les fonctionnements pédagogiques et didactiques. Pour parvenir à ces résultats, nous avions étudié de multiples dimensions (apprentissages dans plusieurs disciplines, rapports aux savoirs et à l’école, incivilités, rapport aux normes, relations avec les parents, etc.) et croisé des méthodes différentes (analyses de productions, entretiens, questionnaires, observations, etc.). Pour ce faire, nous avions constitué une équipe composée de didacticiens, mais aussi de psychologues, d’une sociologue et d’un chercheur en pédagogie. Cela nous a permis non seulement d’appréhender les dimensions mentionnées précédemment, mais aussi de confronter nos approches et d’interroger les fondements des effets produits sur les élèves. Nous insisterons ici sur les rapports à la pédagogie, encore trop souvent parasités par les séquelles d’une histoire complexe et de relations difficiles entre didacticiens et pédagogues que nous avons déjà évoquée. Cela nous paraît d’autant plus incompréhensible que les frontières entre dimensions pédagogique et disciplinaire sont souvent difficiles à tracer si l’on accepte l’idée d’une « solidarité structurelle »13 entre ces deux  composantes dans la concrétisation des pratiques d’enseignement et d’apprentissages au sein de l’école. Cela a d’ailleurs conduit, à partir de deux  approches différentes, Jean-François  Halté et Francis  Ruellan à les relier, en parlant pour l’un d’organisation pédagogico-didactique14 et pour l’autre de configuration didactico-pédagogique :

« La configuration didactico-pédagogique est manifestée dans la pratique

de l’enseignant, où s’inscrivent concrètement ses choix didactiques et pédagogiques. »15

De fait, cela interroge – et c’est en cela notamment que c’est intéressant – les partitions entre ce que l’on construit comme relevant principalement

13 Reuter  Yves, « La pédagogie du projet comme analyseur de la didactique du français », in

Reuter  Yves (éd.), Pédagogie du projet et didactique du français. Penser et débattre avec

Francis Ruellan, Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 187-203, p. 190.

14 Ruellan Francis, Un mode de travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’écriture au

cycle 3 de l’école primaire, Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, Université de Lille 3 : Atelier national de reproduction des thèses, 2000.

15 Halté Jean-François, « L’écriture entre didactique et pédagogie », Études de linguistique appliquée,

du pédagogique et ce qui relèverait principalement du disciplinaire, si l’on admet – à la suite de Chervel16 – que cette seconde dimension ne se réduit pas à un ensemble de contenus, mais intègre des dispositifs de motivation, des exercices, des procédures évaluatives, etc. Et si ces dimensions s’entremêlent dans la vie de la classe, les recherches didactiques et les recherches pédagogiques ont sans doute partie liée dans la conception et l’analyse des pratiques de classe ainsi que comme garde-fou mutuel. Nous rejoignons ainsi ce qu’écrivait Jean-François Halté :

« Dans l’usage actuel des termes, les frontières paraissent floues : tantôt,

la didactique se laisse aspirer par les disciplines de référence et le risque se dessine d’une retombée dans les avatars de la “linguistique appliquée”, tantôt elle s’estompe comme quantité négligeable dans la pédagogie, tantôt, enfin, elle aspire tous les éléments du processus d’enseignement- apprentissage. La polémique ouverte autour des mots n’est pas dérisoire quand elle recouvre la réflexion autour des champs et de leur jeu […]. »17

Nous avancerons quant à nous, à titre de discussion, que la prise en compte de la dimension pédagogique nous paraît incontournable dans une perspective didactique et que la considérer en tant que telle, sans aucune connotation négative, présente plusieurs intérêts : constituer la question des relations entre disciplinaire et pédagogique comme une question cruciale dans un cadre didactique ; ne pas occulter une manière de penser le travail enseignant loin d’être négligeable ; penser la nécessité de dialoguer avec les mouvements pédagogiques qui, d’une autre manière que les théoriciens des didactiques, tentent eux aussi d’explorer la palette des possibles, etc.

Dire cela, c’est d’ailleurs – du moins nous semble-t-il – rejoindre (une fois encore !) les positions récurrentes de Jean-François Halté qui écrivait : « D’un point de vue pragmatique, l’urgence aujourd’hui est de penser

la didactique et la pédagogie comme une solidarité dans laquelle des domaines, repérables, tout en jouissant d’une autonomie relative, entretiennent entre eux des relations dialectiques de détermination et de sélection de sorte qu’à défaut de penser cette solidarité, la menace de dérives “didactiviste” ou “pédagogiste” guette et, avec elles, le risque que

16 Chervel  André, « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche »,

Histoire de l’éducation, n° 38, 1988, p. 59-119.

les avancées accomplies dans l’une ou l’autre région ne produisent pas les effets escomptés. »18

Cette manière de penser les relations entre didactiques et pédagogie nous semble impliquer structurellement un travail interdisciplinaire, travail d’autant plus nécessaire si l’on veut évaluer les effets des pratiques d’enseignement, notamment celles qui tentent de lutter contre l’échec scolaire.