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Articulation et finalisation des savoirs 1 Articuler des disciplines

L’interdisciplinarité comme modalité d’une nouvelle forme scolaire

9.1 Articulation et finalisation des savoirs 1 Articuler des disciplines

Si la forme traditionnelle segmente le savoir pour le présenter aux élèves sous la forme de disciplines séparées, de nombreux dispositifs à côté de la classe ordinaire aménagent des articulations. Les dispositifs interdisciplinaires affichent ainsi dans les collèges et dans les lycées des rapprochements de plusieurs disciplines. Les associations disciplinaires observées au temps des itinéraires de découverte8 au collège étaient par exemple l’EPS (Éducation physique et sportive) et les  SVT (Sciences et vie de la Terre), le « Français » et les arts plastiques, les lettres et l’histoire- géographie, etc. Ces appariements sont variés mais ils sont souvent conçus par les enseignants selon un voisinage épistémologique – certains enseignants parlent de disciplines « cousines ». Les enseignants jugent que les disciplines à rapprocher sont d’abord des corps de connaissance qui ont une proximité (de contenus, de méthode, de fonctions, etc.). Ce qui permet en réalité des combinaisons nombreuses.

7 Comme l’analyse Xavier Roegers, par exemple, avec la notion de Pédagogie de l’intégration (Voir :

Roegers Xavier, Curricula et apprentissages au primaire et au secondaire, Bruxelles : De Boeck, 2011). Notre thèse s’inspire de la notion de code intégré développée par Basil  Bernstein pour désigner une classification faible dans l’organisation du savoir et un cadrage souple dans les formes de transmission du savoir (Bernstein Basil, Class, Codes and Control, London: Routledge and Kegan Paul, 1971).

Ces rapprochements disciplinaires ne sont pas que formels, ils consistent aussi, dans une certaine mesure, à effectuer des rapprochements plus épistémiques. L’interdisciplinarité cherche alors à mettre en commun des connaissances et des concepts : par exemple, la course à pied en  EPS et l’enseignement de  SVT mobilisent la notion d’énergie, la production d’acide lactique, le processus aérobie, etc. Dans un tel enseignement interdisciplinaire au collège, les savoirs et les compétences en français sont mis au service d’un texte de bande dessinée qui sera repris pour être mis en musique avec le professeur d’éducation musicale et mis en image avec le professeur d’arts plastiques. Ou encore des mesures prises sur un astre observé dans le cadre de l’astronomie serviront aux calculs mathématiques. Ainsi, selon les cas, des savoirs, des données, des outils, des pratiques, etc., construits dans une discipline entrent en relation avec d’autres disciplines.

Cette articulation des disciplines a souvent pour justification dans le discours officiel la nécessité de mieux comprendre la « complexité » du monde et les liens entre les disciplines, ce que ne permettrait pas l’enseignement cloisonné. Ce faisant, ces dispositifs favorisent la syncrétisation du savoir9. Syncrétisation réduite à deux  disciplines (imposée dans les  IDD) ou étendue lorsqu’elle implique diverses disciplines, comme dans le cas des  EPI10. Syncrétisation également aléatoire et élective car elle repose sur le choix des enseignants qui décident des articulations disciplinaires. Même si ces dispositifs doivent reprendre les programmes, le curriculum qu’ils développent reste une construction autonome.

9.1.2 Articuler le concret et l’abstrait

Le second trait observable dans les dispositifs interdisciplinaires concerne le rapport entre l’abstrait et le concret. Ce rapport se présente traditionnellement sous la forme d’une opposition qui contribue à la hiérarchisation du curriculum. Les matières intellectuelles dominent ainsi sur celles faisant appel à la matière, au corps ou aux sens. De la même manière, les savoirs abstraits dominent les savoirs empiriques. Or, en

9 Cette notion est inspirée du concept de « désyncrétisation », proposé par Michel  Verret (Voir

Verret Michel, Le temps des études, Thèse de doctorat, Université de Paris, 1975) et qui désigne le travail de division du savoir en disciplines effectué par l’école.

régime d’interdisciplinarité, les enseignants cherchent à atténuer cette hiérarchie liée à la forme scolaire en favorisant un rapport sensible au monde, ce qui n’exclut pas l’abstraction, mais celle-ci est alors associée à une expérience concrète. Ce rapport construit avec le monde sensible peut se réaliser dans la classe ou dans l’établissement, mais il suppose plus souvent de changer de lieu. L’ouverture spatiale vers l’extérieur consiste alors à se rendre dans des lieux (musée, quartier, parc, entreprise, etc.) pour établir chez les élèves un lien direct avec le monde (une œuvre artistique, un monument, un quartier, une entreprise, etc.). Ainsi, la connaissance est associée au faire, au voir, au sentir et au toucher. Ce détour par l’expérience vécue et concrète est au principe, par exemple, des dispositifs destinés aux élèves décrocheurs dans lesquels les enseignants s’efforcent de faire venir les savoirs logiquement, voire implicitement, à partir de l’activité : pour couper du bois on fait des mathématiques sans le dire, pour faire comprendre les forces en physique, les élèves sont mis en situation de constater physiquement des effets, etc. Dans les enseignements interdisciplinaires (IDD et TPE/travail personnel encadré) destinés à des élèves jugés moins réfractaires aux savoirs, le détour par le concret permet de justifier le savoir, de « donner sens », disent les enseignants, aux contenus scolaires. Ce détour s’oppose à la démarche classique, en faisant du sensible –  voir, entendre, toucher, sentir  – une condition de l’accès aux savoirs. Il ne s’agit donc pas de se retirer du monde, mais au contraire d’aller à la rencontre des lieux, des personnes et des objets qui le composent. Connaissance sensible et connaissance abstraite ne sont pas placées dans un rapport d’opposition et d’exclusion, mais plutôt d’égalité et de réciprocité, censé favoriser « l’intéressement11 » et la compréhension du savoir chez les élèves.

Le rapport au concret s’effectue selon une deuxième modalité pédagogique qui consiste à finaliser l’activité scolaire. Alors que le travail à l’école est ordinairement désintéressé, dénué d’utilité immédiate, à l’exception des évaluations, l’interdisciplinarité est souvent associée à un projet qui permet de placer les activités et les apprentissages demandés aux élèves dans une finalité proche et pratique. Les enseignements par projet s’inscrivent éminemment dans cette perspective en faisant d’une production finale le point central (spectacle, journal, vidéo, maquette,

11 Nous empruntons ce terme à la sociologie de la traduction pour signifier la volonté des professionnels

de faire partager par les élèves, au travers de ces dispositifs, les enjeux et les modalités afin qu’ils s’engagent volontairement (Akrich Madeleine, Callon Michel, Latour Bruno, À quoi tient le succès

etc.). Mais les dispositifs dits interdisciplinaires reprennent également à leur compte cette modalité en favorisant une réalisation collective chez les élèves. L’articulation des disciplines, qu’elle soit explicite, comme dans le cas des dispositifs dits interdisciplinaires, ou plus implicite, comme dans les dispositifs destinés aux élèves en rupture scolaire, suppose ainsi de finaliser l’activité scolaire. Les savoirs sont alors mobilisés et justifiés pour la production finale de sorte que celle-ci tend à déterminer l’activité pédagogique. La sélection des savoirs obéit ainsi à l’intérêt du projet, rendant mécaniquement le rapport aux programmes élastique, à dépendance variable selon les enseignants et les projets. Mais en plaçant les savoirs dans un rapport pratique, les enseignants voient un facteur de mobilisation des élèves permettant de justifier ces savoirs par leur utilité immédiate et concrète. Une autre manière de « donner du sens au savoir », selon ces professionnels et selon le discours officiel.

9.1.3 Division et coordination du travail

Dans l’enseignement disciplinaire, la division du travail est réglée par les dispositions officielles qui précisent aux enseignants les contenus qu’ils ont à transmettre. L’activité pédagogique obéit donc à un certain nombre de règles impersonnelles (programmes, socle commun, horaires) que les professionnels ont à appliquer avec une marge de manœuvre relative. Dans le cadre des enseignements à caractère interdisciplinaire, l’activité pédagogique est souvent moins cadrée par le « sommet ». Si les programmes restent une référence et si les enseignants entrent dans les dispositifs en fonction de leur identité disciplinaire, leurs rôles sont moins rigides. La division du travail n’est pas aussi stricte, et il peut arriver que les enseignants prennent en charge même partiellement des contenus d’une discipline autre que celle dont ils ont officiellement la charge dans l’école. La division du travail est régie ici par des règles personnelles établies par les professionnels. Elle suppose également que les acteurs se coordonnent pour que l’activité pédagogique connaisse une progression rationnelle (contenus appropriés, absence de répétitions, etc.) vers une progression finale. Cet ajustement que réclame l’interdisciplinarité est vécu comme un travail coûteux en temps et en communication ; il est également source de tensions. Les facteurs de désaccords représentent un coût à surmonter et prennent des formes variées (relations personnelles, incompatibilité pédagogique, déséquilibre entre les disciplines, etc.). La coopération en

classe, en particulier, peut donner lieu à une division du travail, entre un rôle d’instruction (transmettre le savoir) et un rôle de régulation (régler le comportement des élèves), plus ou moins consenti entre notamment un partenaire spécialiste (danseur, musicien, artiste, etc.) et un enseignant. Autrement dit, la pratique de l’interdisciplinarité touche à l’éthique et aux postures des acteurs. Ce qui amène souvent à travailler selon des « affinités électives » pour éviter les conflits qui feraient obstacle au projet. En la matière, la connaissance de « l’autre » est un gage de réussite que ne garantit pas une collaboration avec une personne inconnue. Travailler avec autrui peut conduire ainsi à deux types de coordination : une coordination simple lorsque les règles sont imposées à un partenaire qui doit s’ajuster (au calendrier, aux contenus, etc.) ou une coordination réciproque lorsque les acteurs s’ajustent mutuellement en définissant ensemble les règles de l’action. Cette dernière modalité est la plus valorisée, mais la construction de projets « clés en mains » de la part des diverses structures des secteurs culturels, artistiques, etc., compromet les partenariats de réciprocité et oblige l’école à s’ajuster.