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Didactiques, disciplines et interdisciplinarité Yves Reuter, Université de Lille

6.1 Didactiques et interdisciplinarité : une méfiance initiale

Quelles sont donc les raisons qui font que certains didacticiens se méfient de l’interdisciplinarité ? Nous en retiendrons quatre ici : la centration des didactiques sur les disciplines, la résistance face à des discours critiques sur le fonctionnement des disciplines, certaines oppositions entre pédagogie et didactiques et enfin le caractère problématique de certaines expériences dites interdisciplinaires.

6.1.1 Les didactiques sont centrées sur les disciplines

En premier lieu, il faut rappeler que les didactiques sont centrées sur les contenus ainsi que l’avait nettement posé Jean-Louis Martinand :

« Il n’est pas possible de parler de didactique sans l’exercice de ce

qu’on peut appeler une “responsabilité par rapport au contenu” de la discipline. »1

Elles se sont centrées de surcroît sur les contenus en tant qu’ils sont principalement organisés en disciplines au sein de l’école. Et, de fait, les didacticiens se réclament de telle ou telle discipline en fonction de leur formation ou de leurs travaux2. Cela nous a amené à la définition suivante que nous avons proposée dans les diverses éditions du Dictionnaire des

concepts fondamentaux des didactiques :

« On pourrait définir, en première approche, les didactiques comme les

disciplines de recherche qui analysent les contenus (savoirs, savoir-faire, etc.) en tant qu’ils sont objets d’enseignement et d’apprentissages, référés/ référables à des matières scolaires. »3

On pourrait donc dire que le rapport aux disciplines est fondamental4 au risque peut-être, dans l’inconscient des didactiques, de se confondre avec une volonté de défense des disciplines, telles qu’elles sont constituées par les institutions scolaires.

6.1.2 Résister face à la mise en cause des disciplines

Cette position a sans doute été renforcée par nombre de discours présentant l’interdisciplinarité comme un remède aux difficultés scolaires et une solution face aux obstacles secrétés par les disciplines et l’organisation disciplinaire. Selon ces discours, l’interdisciplinarité

1 Martinand Jean-Louis, « Quelques remarques sur les didactiques des disciplines », Les Sciences de

l’éducation Pour l’ère nouvelle, Vol. 1-2, 1987, p. 23-35, p. 24.

2 Il y a ainsi des didacticiens du Français, des Mathématiques, etc.

3 Reuter Yves (éd.), Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, Bruxelles : De Boeck,

2007/2013, 272 p., p. 65.

4 Voir, entre autres, Reuter Yves, « Didactiques et disciplines : une relation structurelle », Éducation et

motiverait davantage les élèves, serait mieux adaptée à un monde complexe et aux exigences des métiers qui, dans la réalité des pratiques, échappent à ces découpages.

Trois  facteurs ont sans doute accentué cela. Le premier réside en l’assimilation fréquente des disciplines à des carcans. On en trouve une bonne illustration dès la première page de la note de synthèse de l’Institut français de l’éducation, intitulée de manière significative « Éduquer au-delà des frontières disciplinaires » :

« La question est ainsi de savoir comment concilier d’une part les carcans institutionnels et disciplinaires et d’autre part les finalités éducatives d’ouverture nécessaire des contenus à la société.

Nous aborderons dans un premier temps la difficile ouverture des disciplines scolaires aux attentes transversales, liée à une tradition (notamment française) centrée sur l’enseignement et les disciplines plus que sur les élèves et les contenus à apprendre. »5

Cette mise en cause des disciplines va de pair avec l’omniprésence de la notion de compétence, ressentie par un certain nombre de didacticiens comme une remise en question des savoirs, ainsi que par la mise en place en France des socles de connaissances et de compétences vécus comme une mise en cause des organisations disciplinaires telles qu’elles étaient classiquement instituées en France par les programmes officiels.

À cela s’ajoute sans doute le fait qu’un certain nombre de regroupements sont imposés aux enseignants, en partie à des fins d’économie, qu’il s’agisse de la bivalence des enseignants de lycée professionnel ou du regroupement de matières comme l’EIST (Enseignement intégré des sciences et des techniques).

6.1.3 L’opposition entre pédagogie et didactiques

Ces débats ne peuvent se comprendre sans l’arrière-plan des oppositions classiques, au moins en France, entre didacticiens et pédagogues. Nous insisterons ainsi sur les relations à la pédagogie qui sont encore trop souvent parasitées par les séquelles d’une histoire complexe et de rapports

5 Reverdy Catherine, Éduquer au-delà des frontières disciplinaires, Dossier de veille de l’IFE : ENS

difficiles entre didacticiens et pédagogues, voire, encore aujourd’hui, par des positions d’une violence pour le moins surprenante.

« Les sociétés humaines souffrent du sort séculaire fait au didactique,

cette dimension essentielle de leur existence, dont la didactique doit nous donner l’intelligence, et qu’elle doit concourir fondamentalement à sortir de l’extrême sous-développement où un antique déni l’a maintenue. À la fin de sa 31e nouvelle conférence d’introduction à la psychanalyse (1933),

Freud glisse une formule qui allait devenir fameuse : “Wo es war, soll Ich werden”, ce qu’on a pu traduire ainsi : “Là où était le ça (es), le moi (Ich) doit advenir.” Il la fait suivre d’un ultime commentaire : “C’est un travail de civilisation, un peu comme l’assèchement du Zuiderzee” (“Es ist ein Kulturarbeit wie etwa die Trockenlegung der Zuyderzee”). Nous disons de même : là où était le pédagogique, le didactique doit advenir. Le travail de civilisation (Kulturarbeit), l’assèchement du Zuiderzee pédagogique, incombe à la didactique par-delà son morcellement actuel. »6

Il n’en demeure pas moins vrai que les « entrées » dans les problèmes éducatifs sont différentes entre pédagogues (et chercheurs en pédagogie) et enseignants disciplinaires (et chercheurs en didactiques). Pour le dire vite et de manière sans doute trop fruste, alors que les premiers appréhendent les questions d’enseignement et d’apprentissage sans passer prioritairement par le prisme des contenus et des disciplines, c’est au contraire ce prisme qui est privilégié par les didacticiens. Il y a donc là des manières différentes de bâtir les problèmes qui ont parfois été reconstruites comme des oppositions.

6.1.4 Juxtaposition et flottements

plus qu’interdisciplinarité

À tout cela s’ajoute le constat qu’un certain nombre d’expériences, qui se réclament de l’interdisciplinarité7, instaurent un flou quant à ce qui est enseigné et/ou appris. En fait, une véritable interdisciplinarité qui met les disciplines en interaction sans rien rogner de leurs spécificités au service d’un projet de connaissance est rare. On est souvent au mieux en présence

6 Chevallard  Yves, « La didactique, dites-vous ? », Éducation et didactique, vol.  4, n°  1, 2010,

p. 139-146, p. 145-146.

d’une juxtaposition disciplinaire ou, au pire, d’un magma au sein duquel contenus et disciplines disparaissent sans que l’on puisse bien en voir les bénéfices en termes d’apprentissages. Il faut d’ailleurs reconnaître que les préconisations institutionnelles qui vont dans le sens de l’interdisciplinarité laissent trop souvent les enseignants démunis car insuffisamment formés à un tel travail.