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De l’interdisciplinarité scientifique à l’interdisciplinarité scolaire

1.3  L’interdisciplinarité scientifique et scolaire

1.3.1  Les finalités

Deux grands courants prédominent quand il est question des finalités de l’approche interdisciplinaire aussi bien sur les plans scientifique que scolaire : l’un promeut la constitution à la limite d’une super-science qui substituerait un paradigme universalisant aux paradigmes scientifiques propres à chaque champ disciplinaire (les matrices disciplinaires à l’œuvre) ; l’autre propose la mise en œuvre de négociations multidisciplinaires face à des situations problématiques en relation avec des questions sociales11.

9 Circumdisciplinarité vient du latin circum, « autour », accusatif adverbial de circus, « cercle ». Voir

le développement de la notion dans Lenoir Yves, Larose François, Dirand Jean-Marie, « Formation professionnelle et interdisciplinarité : quelle place pour les savoirs disciplinaires ? », in Fraysse Bernard (éd.), Professionnalisation des élèves ingénieurs, Paris : L’Harmattan, 2006, p. 13-35.

10 Stengers Isabelle (éd.), D’une science à l’autre. Des concepts nomades, Paris : Seuil, 1987.

11 Apostel Leo, Vanlandschoot Jaak, « Interdisciplinarity: The Construction of Worldviews and the

Cependant, ces deux  courants s’expriment différemment en sciences et en éducation. Par ailleurs, quelle que soit la conception retenue, l’interdisciplinarité est de l’ordre du moyen, non de la finalité poursuivie par son usage ainsi que nous allons le voir.

Sur le plan scientifique, la dichotomisation de la fonction sociale de l’érudit en deux types distincts de systèmes sociaux –  dichotomisation qui s’opère à partir du xviiie  siècle entre le domaine des disciplines scientifiques et celui des professions, « rendant ainsi obsolète l’érudition

conçue comme forme commune du savoir »12, va entraîner une quasi- rupture entre la formation et la recherche scientifique, dorénavant aux mains des détenteurs universitaires d’un savoir de plus en plus théorisé, et la pratique, laissée à la responsabilité du praticien professionnel qui ne peut intégrer cette surcharge théorique aux exigences et aux contraintes de l’activité quotidienne. Cette rupture annonce le développement d’une double conception des sciences : les unes deviennent les « sciences

fondamentales », les autres les « sciences orientées vers des projets »13, aussi appelées les « sciences de terrain »14. Mais de cette séparation découle une double appréhension de l’interdisciplinarité, l’une académique, centrée sur la recherche d’une synthèse conceptuelle, l’autre instrumentale, ou mieux, fonctionnelle, centrée sur la pratique et l’activité sur le terrain. Il en résulte, d’un côté, une interdisciplinarité réflexive et critique à la recherche du sens épistémique – où le rapport au savoir est omniprésent – que suscite une structuration interdisciplinaire plus ou moins unificatrice qui peut conduire, à la limite, à la recherche d’une métathéorie ou d’une métadiscipline, historiquement plutôt le propre de la recherche européenne francophone. D’un autre côté s’est développée une interdisciplinarité instrumentale, de projets, particulièrement aux États-Unis, centrée sur la recherche fonctionnelle de réponses opérationnelles (how  to  do) à des questions posées au sein de la société15.

La construction des sciences. Les logiques des interventions scientifiques. Introduction à la philosophie et à l’éthique des sciences (2e éd.), Bruxelles : De Boeck Université, 1992 (1re éd. 1988) ; Levin Lennart,

Lind Ingemar (ed.), Interdisciplinarity Revisited: Re-assessing the Concept in the Light of Institutional

Experience, Stockholm: OECD/CERI, Swedish National Board of Universities and Colleges, Linköping University, 1985.

12 Stichweh Rudolf, Études sur la genèse du système scientifique moderne (Trad. F. Blaise), Lille :

Presses universitaires de Lille, 1991, p. 40.

13 Fourez Gérard, Alphabétisation scientifique et technique…

14 Stengers Isabelle, L’invention des sciences modernes, Paris : La Découverte, 1993.

15 Dans certains discours interdisciplinaires, ce n’est ni le savoir ni le savoir-faire qui priment, mais bien

une certaine forme de savoir-être centré sur les dimensions phénoménologiques, affectives, esthétiques et peut-être même ludiques (une interdisciplinarité introspective centrée sur la recherche de soi), ce

Ainsi l’interdisciplinarité a-t-elle été sollicitée sur le plan scientifique, à la fois par une exigence épistémologique –  la production de nouveaux savoirs  – et par une exigence sociale –  la réponse à des besoins sociaux. D’une part, elle a ainsi pour raison d’être de chercher à combler le vide cognitif constaté entre deux ou plusieurs disciplines scientifiques, ce qui a pour effet l’apparition de nouvelles disciplines scientifiques. Comme le remarque Resweber16, si « toute discipline s’inscrit dans un écart

épistémologique situé entre deux ou plusieurs autres disciplines, cependant, elle ne comble pas l’écart existant, mais le matérialise en quelque sorte, se présentant comme un écart générateur d’écarts, surgissant lui-même entre des écarts déjà banalisés ». Fourez17 parle de production d’îlots de rationalité dans une mer d’ignorance. Ainsi, dans le cas de nombreuses disciplines récemment constituées18, deux ou plusieurs disciplines mères sont sollicitées pour établir le domaine de ces nouveaux savoirs. D’autre part, ces nouvelles disciplines, qualifiées d’hybrides par Dogan et Pahre19 et par Klein20, sont nées de la nécessité de répondre à des problèmes pratiques de la société. Les disciplines traditionnelles ne possédant pas –  ou plus  – les moyens requis pour y faire face de manière isolée ou, encore, n’ayant tout simplement pas pour objet d’étude des questions nouvelles socialement, de nouvelles disciplines ont été constituées qui ont pour raison d’être de combler les « vides » constatés. À titre illustratif, l’écologie, la géophysique, l’endocrinologie, la sociolinguistique, la physique nucléaire, la psychologie sociale, la sexologie font partie de ces disciplines qui détiennent un caractère nettement interdisciplinaire. Mais, comme le montrent par exemple Lemaine, Macleod, Mulkay et Weingart21, Serres22 et Stichweh23, toutes les disciplines scientifiques sont interdisciplinaires à leur naissance.

dont témoignent les publications brésiliennes de Fazenda. Voir par exemple : Fazenda  Ivani  C.A.,

Interdisciplinaridade : história, teoria e pesquisa, Campinas : Papirus Editora, 1994; Fazenda Ivani C.A. (ed.), O que é interdisciplinaridade ?, São Paulo: Cortez Editora, 2008.

16 Resweber Jean-Paul, La méthode interdisciplinaire, Paris : Presses universitaires de France, 1981, p. 42.

17 Fourez  Gérard, Alphabétisation scientifique et technique… ; Fourez  Gérard, « Interdisciplinarité

et îlots de rationalité », Revue canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et des

technologies, vol. 1, nº 3, 2001, p. 341-348.

18 Messer-Davidow  Ellen, Shumway  David  R., Sylvan  David  J., Knowledges: Historical and

Critical Studies in Disciplinarity, Charlottesville, VA: University Press of Virginia, 1993.

19 Dogan  Mattei, Pahre  Robert, L’innovation dans les sciences sociales. La marginalité créatrice,

Paris : Presses universitaires de France, 1991.

20 Thompson Klein Julie, Interdisciplinarity. History…

21 Lemaine  Gerard, Macleod  Roy, Mulkay  Michael, Weingart  Peter (ed.), Perspectives on the

Emergence of Scientific Disciplines, The Hague: Mouton & Aldine, 1976.

22 Serres Michel (éd.), Éléments d’histoire des sciences, Paris : Bordas, 1999.

23 Stichweh Rudolf, Études sur la genèse… ; Stichweh Rudolf, « La structure des disciplines dans les

L’interdisciplinarité en éducation scolaire est aussi confrontée à la tension existant entre deux grands enjeux sociaux, celui du sens, de la réflexion épistémologique et de la recherche de compréhension, et celui des questions sociales empiriques, de la fonctionnalité, de l’activité instrumentale (tableau 1).

Cependant, une différence majeure par rapport à la perspective scientifique porte sur la finalité poursuivie qui consiste non à produire de nouveaux savoirs ou à répondre à des besoins sociaux, mais à diffuser le savoir et à former des acteurs sociaux par la mise en place des conditions les plus appropriées pour susciter et pour soutenir le développement des processus intégrateurs et l’appropriation des savoirs en tant que produits cognitifs chez les élèves, ce qui requiert un aménagement des savoirs scolaires sur les plans curriculaire, didactique et pédagogique. En conséquence, l’interdisciplinarité scolaire a pour objectifs un accroissement de la compréhension cognitive de la part des élèves par le recours à une interaction de savoirs d’origine disciplinaire différente et/ou une meilleure appréhension de l’utilité fonctionnelle des savoirs à acquérir.

La raison d’être finale de l’interdisciplinarité scolaire réside dès lors dans l’intégration des processus d’apprentissage (les démarches d’apprentissage) et l’intégration des savoirs qui en résultent. Elle a pour but de promouvoir la mobilisation des processus cognitifs et des

Tableau 1 - Des finalités de l’interdisciplinarité en tension

Perspective de recherche d’une synthèse conceptuelle

(académique)

Perspective instrumentale

– Quête de l’unité du savoir – Recherche d’une super-science –  Préoccupations fondamentalement

d’ordres philosophique et épistémologique (sens)

–  Objectif : la constitution d’un cadre conceptuel global qui pourrait, dans une optique d’intégration, unifier tout le savoir scientifique

–  Recours à un savoir directement utile (fonctionnel) et utilisable

pour répondre à des questions et à des problèmes sociaux contemporains, à des attentes de la société

–  Pratique singulière en vue de résoudre des problèmes de l’existence quotidienne

savoirs pour assurer la réalisation de l’action et sa réussite, c’est-à-dire de favoriser et de faciliter chez les étudiants l’intégration des processus d’apprentissage (les integrating processes) et l’intégration des savoirs (l’integrated knowledge), ainsi que leur mobilisation et leur application dans des situations réelles de vie24.

Cette distinction entre sens et fonctionnalité est capitale, car elle permet de cristalliser deux tendances qui constituent les pôles d’un continuum et qui rejoignent deux orientations, celle de la recherche d’une synthèse conceptuelle et celle de l’approche instrumentale. Ces deux visions, qui semblent antithétiques au premier abord, doivent être toutes deux préservées et maintenues et, surtout, il importe d’y recourir de manière complémentaire, car elles « ne sont pas mutuellement exclusives »25, et tout en se préservant cependant de la tentation de substituer la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité. La question du sens ne doit jamais être écartée ou négligée, car « l’interdisciplinarité trahit une caractéristique de notre

époque : l’intégration sociale du savoir, élément désormais constitutif du pouvoir, et le pouvoir s’intéressent essentiellement au savoir applicable, le seul capable de le guider dans la formulation des programmes qui articulent son exercice »26.

Cette double finalité, que nous considérons être complémentaire, met tout particulièrement en lumière la nécessité de poser et de construire un problème (la perspective cognitive, la recherche du sens) avant de chercher à le résoudre (la perspective pragmatique, la recherche de fonctionnalité) ou, plus généralement, avant de le traiter, car tout problème en éducation n’a pas à être résolu, mais il doit être étudié et analysé. Autrement dit, la conceptualisation précède la résolution de problèmes : il faut connaître pour pouvoir agir ensuite consciemment et rationnellement. Ces deux temps (construire et poser le problème, le

24 Beane James A., Curriculum Integration. Designing the Core of Democratic Education, New York,

NY: Teachers College, 1997. Henry Nelson B. (ed.), The Integration of Educational Experiences: The

Fifty-seventy Yearbook of the National Society for the Study of Education, Chicago, IL: The University of Chicago Press, 1958. Hopkins Levi Thomas, Integration: Its Meaning and Application, New York, NY: Appleton-Century, 1937.

25 Lynton Ernest A., « Interdisciplinarity: Rationales and Criteria of Assessment », in Levin Lennart,

Lind Ingemar (ed.), Interdisciplinarity Revisited: Re-assessing the Concept in the Light of Institutional

Experience, Stockholm: OECD/CERI, Swedish National Board of Universities and Colleges, Linköping University, 1985, p. 141.

26 Sinacœur  Mohammed  A., « Qu’est-ce que l’interdisciplinarité ? », in Apostel  Léo,

Benoist  Jean-Marie, Bottomore  Tom  B., Boulding  Kenneth, Dufrenne  Mikel et  al.,

traiter ou le résoudre) sont indissociables et devraient de plus être liés à la prise en compte de la dimension humaine (la recherche de soi), assurant ainsi une relation étroite entre la raison (la recherche du sens, la dimension épistémologique, le savoir), la main (la recherche de la fonctionnalité, le savoir-faire, la pratique) et le cœur (la recherche de l’humanité, le savoir-être et la dimension socioaffective), ainsi que nous l’avons déjà relevé27.

Remarquons, pour terminer cette sous-section, que sur le plan scientifique aussi bien que sur le plan scolaire, la finalité relative à la recherche de sens, fondée sur des enjeux épistémologiques et autres (politiques, culturels, etc.), est toutefois en train de se réduire fortement sous l’impact de la mondialisation néolibérale, de la vision utilitariste du savoir et du poids de sa marchandisation qu’elle promeut et impose. L’approche interdisciplinaire n’est pas épargnée, la vision utilitariste y étant également prédominante28. Dès  1990, Klein faisait remarquer que :

« la recrudescence de l’interdisciplinarité instrumentale depuis la

moitié de ce siècle est à la source d’une inévitable tension entre les discours qui définissent l’interdisciplinarité comme un synopsis conçu philosophiquement et les discours qui considèrent qu’il ne s’agit pas d’un concept théorique, mais d’un concept pratique qui émane des problèmes sociaux non résolus plutôt que de la science elle-même. »29

27 Lenoir Yves, « L’interdisciplinarité dans la formation à l’enseignement… ». Nous n’avons pas traité

de cette dernière composante que l’on devrait retrouver étroitement associée aux deux  autres. Nous ne pouvons ici que renvoyer à la notion de conatus [Spinoza Baruch, Éthique (trad. Robert Misrahi),

Paris : Presses universitaires de France, 1990 (1re éd. 1677)]. Le conatus, c’est-à-dire l’effort par lequel

« chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (partie III, proposition 6), caractérise l’énergie du désir. C’est cette impulsion qui fait passer du repos au mouvement, à la volonté de s’investir. Le moteur du conatus, ce sont les affects : les sentiments, les émotions, etc., qui relèvent de la lecture qu’un être humain fait d’une situation. Pour nous, les affects positifs sont nécessaires en éducation pour mobiliser la raison et la main. Dans cette relation dialectique, la raison, ainsi que nous venons de la caractériser, assume la fonction de médiation entre la main et le cœur.

28 Voir entre autres :

– Laval Christian, Vergne Francis, Clément Pierre, Dreux Guy, La nouvelle école capitaliste, Paris : La Découverte, 2011.

–  Lenoir  Yves, Adigüzel  Oktay, Lenoir  Annick, Libâneo  José  Carlos, Tupin  Frédéric (éd.),

Les finalités éducatives scolaires. Une étude critique des approches théoriques, philosophiques et idéologiques, Tome 1, Fondements, notions et enjeux socioéducatifs, Saint-Lambert : Éditions Cursus universitaire, 2016.

– Mouhoud El Mouhoub, Plihon Dominique, Le savoir et la finance. Liaisons dangereuses au cœur

du capitalisme contemporain, Paris : La Découverte, 2009.