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TEMPORALITES DU PAYSAGE ET DE L’ACTION

Dans le document Le partage du paysage (Page 122-126)

Site classé du Monal, Haute-Tarentaise, Savoie (photographie de l’auteure, 2006).

Ce questionnement, à propos du paysage et de l’action, de sa place dans le projet politique, nous ramène à la spécificité du paysage que je mettais en avant en introduction à ce travail : articuler les temporalités, mettre en perspective dans l’action présente la référence au passé, au patrimoine, à la mémoire collective, aux fondations, et la projection dans le futur. C’est ce à quoi renvoie la photographie ci-dessus, que j’utilise souvent en cours ou dans des conférences : ce hameau du Monal est un « haut lieu » de la vallée de la Haute-Tarentaise, en

Savoie, site classé, présent sur les cartes postales, les brochures, les cartes touristiques, les publicités pour le Beaufort... Il s’agit d’un balcon dominant la haute vallée de l’Isère à proximité des stations de Tignes et de Val d’Isère, il offre un point de vue parfaitement situé face au Mont Pourri, l’un des principaux sommets de la Vanoise, et sur son glacier. Les chalets d’alpage, tous rénovés, autour de la petite chapelle baroque, elle aussi restaurée par les soins du Département, sont pour la plupart habités l’été par des éleveurs qui fabriquent le Beaufort sur place. Une route relativement carrossable et de nombreux sentiers balisés conduisent à un parking à quelque distance du hameau, interdisant toute circulation à moteur. L’été il y a foule. Mais si l’on vient à la Toussaint, saison où cette photographie a été prise, il n’y a personne, les chalets sont clos, les mélèzes sont dorés, le sommet du Mont Pourri commence à être poudré de neige… Le temps s’arrête sur une forme de perfection. Si l’on s’aventure toutefois en bordure de ce balcon on découvre subitement en contrebas le barrage de Tignes, la vallée grise et encombrée à son aval, les ramifications de lignes à haute tension qui partent en tous sens, la voie express grimpant vers les stations… D’ailleurs ce site est régulièrement menacé par les convoitises d’EDF qui aimerait bien profiter du vallon pour des installations hydroélectriques.

Cet exemple montre parfaitement les effets de l’évidence paysagère : la lisibilité immédiate, limpide, de ce paysage, entre balcon de moyenne altitude et haute montagne mise en scène, un lieu pourvu de tous les signes de l’ancienne occupation pastorale, ses qualités esthétiques consensuelles, indiscutées (aujourd’hui), le consensus également sur les mesures de protection dont ce site bénéficie : aucune contestation, aucun conflit, si ce n’est en cas de menace. L’évidence donc, de ce paysage et de ses valeurs.

Et pourtant, cet exemple résume à lui seul toutes les ambiguïtés de la patrimonialisation en tant que modalité d’action sur, au nom du paysage : le découpage d’un périmètre préservé, l’effort concentré de restauration et d’entretien, la valorisation touristique et l’attractivité… Mais que se passe-t-il si les alpagistes, malgré l’appellation contrôlée Beaufort qui les fait vivre, décident d’arrêter l’exploitation et l’entretien de ce site ? Ou si la surfréquentation les fait fuir ? Ou si au contraire les circuits touristiques partent vers d’autres lieux et que le Beaufort ne plait plus, ou ne paie plus ? Ou si Edf gagne la prochaine bataille ? Ou si une avalanche détruit le hameau. Sans parler du glacier du Mont Pourri qui recule, recule à toute vitesse… Patrimonialiser, oui, mais quoi ? comment ? combien de temps ?

Si l’on élargit le zoom, les questions se bousculent, dans ce contexte de compétition ancienne entre logique de préservation du Parc naturel de la Vanoise et logique de développement

intensif des stations savoyardes qui le ceinturent, mais aussi d’oubli prolongé des populations locales : que signifie le patrimoine dans ce contexte ? Et quelle part et quel rôle donne-t-on au paysage dans ces divers projets : un patrimoine « naturel » au même rang que la flore et la faune, ou un argument publicitaire pour les stations et les promoteurs qui se pressent en dehors des sites protégés, ou une ressource à mettre en valeur ?… Est-ce qu’on le « surprotège » ici pour y renoncer ailleurs ?

On le devine, ma préoccupation sera justement de déconstruire ces discours sur le paysage entre développement et protection, pour tenter de montrer en quoi le paysage abordé dans sa dimension symbolique et à travers la problématique de la médiance peut apporter un autre éclairage.

Cette partie sera centrée sur la problématique de l’action : action sur, à propos, au nom du paysage, avec comme point de départ dans ce champ immense (et pour le cadrer autant que faire se peut), l’idée que le paysage est politique parce qu’il pose la question du « vivre-ensemble », et comme fil directeur, la question des temporalités, temporalités du paysage et temporalités de l’action. Ce questionnement est profondément renouvelé, je l’ai exposé en première partie, par les cadres institutionnels qui ont été fixés, notamment par la Convention européenne du paysage. En effet, énoncer dans un texte de cette envergure que le paysage est « partout un élément important de la qualité de vie des populations : dans les milieux urbains et dans les campagnes, dans les territoires dégradés comme dans ceux de grande qualité, dans les espaces remarquables comme dans ceux du quotidien », (Préambule) implique que tout citoyen peut revendiquer cette qualité de vie, qu’il existe un « droit au paysage » de tous les jours et de chacun. En outre, les cadres légaux des politiques publiques françaises ont dorénavant inséré le paysage à tous les niveaux et dans tous les registres de l’action sur les territoires. Cette même Convention n’appelle-t-elle pas tous les pays signataires « à intégrer le paysage dans les politiques d'aménagement du territoire, d'urbanisme et dans les politiques culturelle, environnementale, agricole, sociale et économique, ainsi que dans les autres politiques pouvant avoir un effet direct ou indirect sur le paysage » (Chapitre II). Vaste programme. Le paysage survivra-t-il à une si ambitieuse mission ?

En mettant en avant le terme d’action, je fais référence à l’usage que Hanna Arendt développe, qui va au-delà de l’idée d’action ou d’acteur telle que la géographie a l’habitude de l’utiliser : dans Condition de l’Homme moderne, l’action suppose la langage, elle ne

produit rien, elle est ce qui permet aux hommes de vivre en collectivité, elle est forcément publique et c’est cela que je retiendrai plus particulièrement : « Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition puisque c’est le langage qui fait de l’homme un être politique ». La réflexion sur l’action amène Arendt à insister sur la place de la mémoire, du récit, en tant que traces de cette parole, mais aussi sur l’imprévisibilité, l’incertitude qui caractérise l’action, parce que résultat de l’interaction des langages ; toutes notions clés que nous retrouverons au fil de cette partie. Définir le paysage à partir d’un acte de parole, une parole qui porte sur l’espace public, au sens également d’Arendt, et qui sort avec obstination de la sphère privée pour remettre le paysage sur la scène politique ; ce cadre conceptuel nous sera précieux. Bernard Debarbieux a proposé une lecture des conceptions successives du paysage dans l’histoire de la modernité à travers les trois notions d’Arendt, le travail, l’oeuvre et l’action : si le paysage selon lui est de moins en moins le produit d’un travail, les sociétés actuelles le consacrent comme œuvre : oeuvre des paysagistes mais aussi des agriculteurs considérés comme « jardiniers de la nature », œuvres figées aussi dans les processus de patrimonialisation. Il propose de voir dans la multiplication des projets de paysage « une illustration du paysage-comme-action » visant « la construction d’un commun » (2007, p. 112) ; c’est cette dernière proposition que je retiendrai ici.

Mon point de départ sera donc, après en avoir précisé les modes de collecte dans la partie précédente, l’exploration de ce que « les gens » disent quand ils parlent de paysage, à quel propos, dans quelle visée, ils en appellent au paysage. Et en regard, comment ce paysage circule dans le débat public, comment l’action politique y répond ou non, quel statut elle lui donne dans les divers moments de l’action, en fait ou non un enjeu de participation ? Comme je l’ai indiqué en introduction, je concentrerai l’analyse sur la question des enjeux du débat, de la mobilisation de la thématique paysagère, et non sur l’intervention pratique, sur le projet paysager, ce qui nécessiterait des matériaux, des outils, des méthodes autres que ceux que j’ai proposés ici.

Dans un premier temps je chercherai à identifier le paysage dans cette action locale, dans le territoire du quotidien en confrontant une interrogation sur la nature et les modalités de la demande sociale et les réponses qu’offrent aujourd'hui le cadre légal et les démarches de développement. Dans un second temps et face à l’insatisfaction que laisse cette première étape, je me centrerai sur ce regard transcrit dans l’action, c'est-à-dire la question des valeurs mobilisées au nom, à propos, à l’occasion du paysage.

Dans le document Le partage du paysage (Page 122-126)