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Écouter la personne ? …

Dans le document Le partage du paysage (Page 113-117)

3 …et reformulation des enjeux méthodologiques

1. Écouter la personne ? …

La question de l’échelle individuelle inhérente à toute méthodologie fondée sur l’entretien est sans cesse soulevée : comment passer de la collection d’entretiens à des conclusions de portée générale ? J’ai apporté un premier élément de réponse – mais qui laisse la question entière à cette étape- en affirmant l’intérêt de la dimension individuelle, dans nombre de

problématiques liées au paysage : garder la singularité de chaque témoignage est légitime, et souvent plus satisfaisant que de tenter des rapprochements discutables à partir de répétitions, de récurrences, de rapprochements.

La démarche comparative, fondée sur des comparaisons de contenus est très fréquente et pertinente quand elle concerne des corpus écrits anciens de descriptions de paysage : ouvrages antérieurs au XX°siècle, guides de voyages, récits…. Nous sommes nombreux à avoir utilisé ces type de sources pour comprendre les modalités d’invention et de codification des paysages par le tourisme naissant (Briffaut, 1992, Bonin, 2000, Sgard 1994). Mais les écrits concernent ici un petit nombre d’auteurs, qui généralement se lisent et se citent entre eux ; les récurrences, les références, les allusions sont voulues, contrôlées, attendues, policées. On peut sans trop de risque en dégager un regard propre à une époque et une classe sociale.

Peut-on appliquer le même raisonnement à l’analyse d’entretiens d’habitants, chacun développant sa propre logique réflexive sur son parcours, ses goûts, ses contraintes, ses valeurs, ses choix ? J’ai dit plus haut mes réticences vis-à-vis des typologies, notamment en fonction de caractéristiques socio-économiques des populations enquêtées. Je renverrai simplement aux deux extraits cités plus haut : deux habitants de l’Ardèche méridionale, nous expliquant leur choix de lieu de vie : l’un cherche le sud et l’impression de Provence, l’autre cherche les plateaux et le « coin vallonné ». A quoi peut servir une comparaison sur ces choix et ces préférences ? Contrairement au cas précédent où l’on peut mener une comparaison sur les critères et les préférences paysagères des divers auteurs de guides pour voir quelle grille de lecture dominante a présidé à la codification des paysages dans un contexte bien précis, ici la comparaison en termes de contenu n’apporte pas grand-chose. Par contre il peut être intéressant de comparer les modalités de mobilisation de la thématique paysagère dans l’argumentation de la personne qui justifie sa trajectoire résidentielle.

Ces interrogations renvoient de manière plus générale à la conception de l’individu qui sous-tend ces réflexions : conçoit-on l’individu comme un pion sur l’échiquier social, soumis à des déterminations culturelles, économiques que l’on pourra déduire de ces comparaisons ? Ou cherche-t-on à reconnaître sa capacité d’arbitrage ? La question est immense, et traverse tout le débat sur la place de l’individu dans la post-modernité, la seconde modernité, la modernité tardive… et je ne prétends pas la régler en quelques lignes. La géographie quant à elle veille à mettre l’accent sur la dimension « spatiale du social » à travers, notamment l’expression d’ « acteur territorialisé » proposé par Hervé Gumuchian, qui insiste là encore sur l’intérêt du « choix volontariste d’une entrée sur le territoire par échelle micro » de l’individu, un

territoire « objet d’appropriation et approprié par des acteurs » (Gumuchian, Grasset, Lajarge, Roux, 2003, p. 5). Notre préoccupation sera donc d’articuler analyse de l’individu et ancrage dans les lieux. L’objectif ici est de dessiner à grands traits, forcément très grossiers, une conception de l’individu qui réponde aux attentes méthodologique, dans le cadre de la problématique qui nous intéresse. La lecture de Pierre Bourdieu a compté beaucoup dans mon parcours, il ne s’agit pas de rejeter en bloc tous les apports précieux sur les pratiques culturelles, les théories de la distinction, et les grilles de lecture des champs et habitus. Les pratiques et les discours liés au paysage n’échappent pas bien sûr aux déterminations culturelles, les enquêtes de terrain le rappellent avec insistance. J’aurai l’occasion d’y revenir longuement plus loin, le paysage est aussi mobilisé dans des fins de ségrégation socio-spatiale, de relégation ou de construction de l’entre-soi. J’emprunterai toutefois avec prudence les outils d’analyse de l’individu que défend Bourdieu : les entretiens montrent des personnes non pas libres de toute détermination sociale, mais démontrant une capacité réflexive sur leur propre parcours, leurs influences et leurs choix, sur leurs habitus, et témoignant d’une réelle capacité d’arbitrage. Si les analyses bourdieusiennes ont fait date pour mettre en lumière les comportements sociaux et culturels, leurs modes de transmission et d’imposition, si ce concept d’habitus reste opératoire, il ne doit pas masquer les marges de manœuvre, les capacités d’invention, de détournement, d’émancipation de l’individu. Je ferai volontiers miens les trois qualificatifs de l’acteur que propose Guy Di Méo : « à la fois ‘compétent’, ‘interactif’, capable de ‘réflexivité’ » (2005, p. 34). C’est finalement du coté des théories de l’acteur multiple que je trouve des outils adéquats. Bernard Lahire dans un premier temps, avec l’ « acteur pluriel » (Lahire, 2006) ouvre des perspectives, mais en montrant un acteur qui reste fragilisé, écartelé entre des identités multiples. Je suis davantage convaincue par la proposition de l’ « acteur dialogique » de François Dubet (Dubet, 2005). Celui-ci élabore en effet une typologie en trois figures de l’individu issue de la modernité et de sa critique, pour en proposer une quatrième (Dubet, 2005) qui me parait tout à fait pertinente. Ces trois figures de l’individu dans la pensée sociologique récente se répartissent entre: l’individu social, héritier de la conception classique bourdieusienne, l’individu socialement déterminé ; l’individu rationnel « agit comme un stratège dans un contexte social défini en termes de concurrence et de ressources », c’est l’homo oeconomicus, guidé par l’intérêt particulier; enfin l’individu éthique, inspiré notamment de G. Simmel, « se construit en arrachant son autonomie aux contraintes sociales ». Ces deux premières figures sont très présentes en géographie. La géographie du tourisme et des loisirs s’en est tout particulièrement inspirée, et il est en effet très tentant d’analyser les goûts paysagers et les pratiques de loisirs ou de

contemplation en terme d’habitus et de capital culturel. La seconde préside à un courant d’étude du paysage qui tente d’objectiver la place du paysage dans les pratiques à travers une logique économique, ce sont les démarches hédonistes, nous y reviendrons plus loin. La dernière, l’individu éthique, est moins répandue mais tend à se faire une place ; elle répond à un contexte actuel émergent qui place au premier rang les préoccupations éthiques, notamment au nom du développement durable. L’individu éthique est défini par sa réflexivité, il ne veut se réduire à un ensemble de déterminations, ni à ses intérêts. « Ici, l’individu est un sujet, non parce qu’il est déjà là, mais parce qu’il n’est pas totalement socialisé et parce qu’il essaie de s’arracher aux deux autres façons d’être un individu ». Cette approche a l’intérêt pour notre problématique de reconnaître la place des valeurs, de la subjectivité assumée. En réponse à cette tripartition Dubet propose un « individu dialogique »: « il n’y a pas à choisir [entre ces trois figures] si l’on considère que chaque individu réel vit dans ces trois registres de l’action, dans ces trois sphères, et que c’est à l’articulation des trois que se pose le problème de son « travail », de son action en tant qu’individu devant composer avec les logiques qui le portent et le traversent : parce que la société est un système d’intégration, l’individu participe de l’individu social ; parce que la société est un ensemble de marchés et de quasi-marchés, l’individu est un individu rationnel ; parce que la société moderne est aussi tendue vers un individualisme moral, l’individu est aussi un sujet éthique». L’intérêt de cette proposition pour la problématique qui nous intéresse a été confirmé dans le cadre de l’étude citée plus haut sur les trajectoires résidentielles, où il apparaissait clairement que les individus interrogés, manient constamment ces trois registres, et construisent -dans le cas présent lors du choix d’une maison- un système d’arbitrage au sein duquel ces éléments sont hiérarchisés selon un ordre et une logique chaque fois singuliers. Nous avons notamment constaté que le rêve de maison, le projet de vie, la recherche d’un certain rapport avec le territoire, d’une identité, est non seulement exprimé mais parfois prend le pas sur les contraintes économiques (l’emploi, le budget, le coût des déplacements…), qui a priori sembleraient devoir primer. Plusieurs des personnes interrogées -souvent aux revenus modestes- disaient avoir quitté un emploi, un logement en ville pour vivre leur rêve de ruralité, et se disaient prêtes à en assumer les conséquences économiques43.

Cette conception d’un individu dialogique, réflexif, développant lors des entretiens une rationalité singulière face à un contexte donné, me semble répondre de manière pertinente au

43

Nous avons présenté cette analyse dans: Chardonnel S., Duvillard S., Sgard A., « Devenir propriétaire loin des métropoles : entre contraintes de mobilité et choix de vie ».

positionnement proposé. L’enquêté n’est pas abordé en fonction de ses caractères socio-culturels prédéfinis, de compétences attendue, mais en fonction de l’activité qu’il développe, activité discursive dans ce cas présent et activité inscrite dans un territoire.

Dans le document Le partage du paysage (Page 113-117)