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La face obscure du paysage…

Dans le document Le partage du paysage (Page 172-175)

DEUXIEME CHAPITRE : LES VALEURS DU PAYSAGE A L’EPREUVE DES TEMPORALITES

I- UNE « ETHIQUE DU PAYSAGE » : EFFET DE MODE OU VÉRITABLE ENJEU DE RECHERCHE ET D’ACTION?

1. La face obscure du paysage…

L’intérêt même d’une réflexion sur l’éthique à propos du paysage mérite en effet d’être questionné, tant l’appel à l’éthique devient ces dernières années envahissant, tel un « raz de marée » (Desaulnier M.P., Jutras F., 2006), l’éthique mobilisée comme effet de mode ou une rhétorique vide apparaît bien comme le risque majeur dans ce domaine.

J’ai relevé à plusieurs reprises combien l’argument paysager dans une situation locale permet d’alimenter tout type de discours, et notamment le refus de tout changement qu’il s’agisse de l’appel au paysage patrimonialisé ou au bien connu syndrome Nimby. Il vient efficacement étayer des logiques de ségrégation socio-spatiale : le « beau » paysage aux plus aisés, des logiques de repli avec le blocage foncier : on « ferme la porte derrière soi », des logiques aussi de fermeture sur une identité locale figée : réserver le paysage aux natifs. Mes terrains de recherche en moyenne montagne péri-urbaine en sont un théâtre privilégié.

François Walter à une autre échelle a analysé l’instrumentalisation des figures paysagères dans les discours nationaux et montré que les régimes totalitaires ont tout particulièrement usé de cet argument. Simon Schama a également insisté sur l’exploitation, par exemple, des figures de la forêt germanique par le régime nazi.

La Convention européenne de son côté a relancé le débat sur l’existence d’une identité européenne et la capacité de paysages emblématiques européens à l’illustrer et à l’alimenter.

Le paysage abordé selon cet angle s’inscrit donc clairement dans la problématique du pouvoir et de l’instrumentalisation du paysage au nom des enjeux de pouvoir. Je reviendrai ici sur une idée avancée au début de ce travail, et inspirée de travaux de la géographie radicale américaine, en particulier autour de Mitchell. Ses travaux mettent en lumières des aspects peu travaillés dans les écrits sur le paysage en France, ce sont les liens qu’entretiennent paysage

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Je reprends ici pour l’essentiel un article que j’ai publié en 2009 dans le revue VertigO: « Une éthique du paysage est-elle souhaitable? ».

et injustice, paysage et violence ; il plaide pour que les théories du paysage s’intègrent dans le cadre général des philosophies de la justice sociale. Il est clair que ces thèmes prennent à rebrousse-poil toute la littérature sur le beau, le pittoresque et le patrimoine, et c’est leur intérêt premier. Ainsi un numéro de la revue Landscape Research en 2007, a été consacré à la question de la justice et du pouvoir, et Mitchell y analyse les mouvements sociaux, la pauvreté et la domination économique dans les vallées agricoles de Californie et y montre les liens avec la production du paysage. Il met en exergue les enjeux de justice dans la production du paysage et dans sa valorisation, la question de l’occultation des rapports sociaux dans un rapport naturalisé que le paysage est chargé de véhiculer. Dans le même numéro Kenneth Olwig s’interroge sur « the just landscape », que l’on pourrait traduire plutôt par équitable que par juste, et ce que les démarches de convention (il fait ici référence à la Convention européenne) peuvent apporter. Suzanne Paquet, dans un article récent, reprend les propos de Mitchell pour s’interroger sur la « tyrannie paysagère » à travers l’omniprésence de la photographie (2009).

Plus proche de la conception du paysage que j’ai proposée ici, je vois dans cette thématique de la justice et de la violence des pistes de réflexion fructueuses, autour de la problématique suivante : le paysage peut-il devenir une arme, c'est-à-dire servir à porter intentionnellement un discours ou des actes de violence symbolique et/ou concrète ?

Un type d’espace semble particulièrement propice à cette observation, ce sont les frontières76, objet géographique particulièrement riche et offrant des connexions intéressantes avec le paysage. En effet, dans les sociétés mondialisées, où l’on annonce la disparition des frontières, où la mobilité semble ne pas rencontrer de limites, on voit se multiplier les murs, les obstacles à la circulation des démunis, les systèmes sophistiqués de clôtures et de surveillance, les barbelés et les miradors. Les murs qui entourent les gatted-communities ou ferment les accès au « beau paysage » privé en sont une forme certes atténuée mais esthétiquement brutale.

L’agression et la destruction des emblèmes du patrimoine sont devenues des armes mondiales, preuve tragique de leur valeur collective et de leur statut politique : on a beaucoup montré la destruction des statues de Banjan par les Talibans comme un premier cas emblématique de l’ « arme patrimoniale ». L’érection de murs et la destruction de leurs abords le long de la

76 J’avais envisagé de développer plus en profondeur cette question, qui me parait non seulement intéressante sur le plan théorique, mais centrale dans le contexte actuel de mondialisation, dans le cadre d’un projet ANR « Murs et Ponts », qui n’a pas été retenu.

frontière entre le Mexique et les États-Unis, aux frontières africaines et dorénavant orientales de l’Europe, entre Israël et la Palestine, sur les frontières indiennes, sont aussi des formes d’ « arme paysagère ». L’arme on le voit n’est pas dans la matérialité, le mur proprement dit : on patrimonialise des murs frontaliers dans le monde entier, et ils deviennent des lieux touristiques très fréquentés (de la Muraille de Chine au mur d’Hadrien, sans parler des remparts et fortifications de tous genres, et à sa manière le mur de Berlin). L’analyse est à ramener dans son contexte précis. La dimension esthétique de cette violence, l’agression non seulement par l’obstacle au passage, et au regard, mais par l’inscription dans le territoire est exprimée par ceux qui la subissent. Ainsi on voit se multiplier sur ces murs des expressions artistiques, détournement et transgression: graffiti sur les murs en Palestine, installations d’artistes sud-américains sur la frontière étasunienne. Beaucoup jouent sur le thème paysager grâce à des trompe-l’oeil ouvrant des fenêtres sur des paysages virtuels. Les multiples formes d’expression artistique sur, autour, à propos des murs, qu’il s’agisse des productions d’artistes professionnels ou des peintures, graffiti, inscriptions, sculptures des gens ordinaires constituent aujourd'hui un type de production d’une grande richesse, qui interpelle le géographe77.

En écho à ces murs, les frontières défonctionnalisées de l’Europe offrent de multiples cas où la limite est au contraire « paysagée » : l’espace Schengen privant ces limites intérieures de leurs fonctions initiales, elles restent une limite entre deux pays, même si les douanes ont disparu, ou parfois elles perdent toute fonction politique comme dans le cas de l’Allemagne réunifiée. Le paysagisme devient un mode d’intervention sur ces territoires de l’entre-deux qui veut à la fois symboliser le lien et maintenir une mémoire de la frontière. Entre la France et l’Allemagne, des parcs mettent en scène les liens entre les deux pays anciennement ennemis (Fourny, 2005, Charlot, in Amilhat et al., 2006). A Berlin, des tronçons du mur sont conservés et, après une période où les autorités ont voulu effacer ces traces, on re-marque dorénavant dans l’espace, par le paysage, le no man’s land et cette suture mal cicatrisée dans la ville. C’est tout autant le souvenir de la séparation que la mémoire de la violence que l’érection du mur a entraînée qui sont ainsi rappelés et réinscrits dans la matérialité du paysage.

Le mur frontalier apparaît donc comme une figure paysagère forte, présente partout dans le monde, dont les lectures diverses s’inscrivent dans une temporalité aux origines lointaines.

Cette figure est décryptée, détournée, renvoyée vers un public mondialisé, comme en témoigne l’intense circulation de photographies et images de toutes natures sur Internet. Cette thématique de la frontière, on le voit, permet de décaler le regard et, à travers son approche sensible, de mettre en perspective des temporalités à la fois locales, nationales et globales. Elle amène en outre à considérer une thématisation moins consensuelle du paysage, tout en confirmant l’intérêt voire la nécessité d’y associer les termes esthétiques et éthiques. Ce détour me semble utile, mais d’autres auraient pu illustrer aussi cette idée, pour poser le questionnement sur une base différente, décalée, par rapport au contexte habituel de la dégradation progressive des paysages traditionnels, tels qu’on le rencontre presque systématiquement dans la recherche française.

Dans le document Le partage du paysage (Page 172-175)