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2 … ou écouter le groupe ?

Dans le document Le partage du paysage (Page 117-121)

Écouter l’individu ne peut suffire à répondre à toutes les interrogations soulevées par la question du paysage. Je reviendrai ici à la remarque déjà émise plus haut, triviale mais toujours essentielle : tout dépend de la problématique… J’ai cité les situations de controverses, où les entretiens cherchent à identifier le discours des divers protagonistes selon une grille organisée autour de la situation : quels sont les acteurs qui se prononcent, comment sont-ils organisés, quels sont les objets en jeu, quelles sont les positions des acteurs, leurs arguments, les principes mobilisés, les compromis envisagés, etc… L’entretien individuel reste pertinent mais dans une démarche différente des situations où le paysage n’est pas vécu comme un enjeu.

Il y a aussi les situations où, sans que l’on puisse parler de controverse, le paysage se trouve mis en débat, du fait d’un projet territorial, d’un passage en PLU, d’un aménagement touristique, d’une manifestation artistiques…44

Pas de conflit particulier, pas d’enjeu majeur, mais une situation qui amène chacun au sein d’un collectif à poser et se poser des questions inédites sur les qualités de son cadre de vie, sur son propre attachement, sur l’avenir, sur l’avis des autres.

Revenons sur cette fragilité ontologique du paysage que j’ai plusieurs fois évoquée. Sans doute pour le spectateur, quotidien ou exceptionnel, l’évidence de la perception laisse croire que le paysage c’est au contraire le déjà et le toujours-là. Cette trompeuse évidence prend un poids particulier dans les contextes que j’ai étudiés, en montagne, où l’impression d’immuabilité du paysage dit naturel est souvent présente. Mais dès que la question est posée collectivement, il apparaît vite que chacun à son propre regard, ses attentes, ses exigences… que cette évidence se dilue, que les avis se dispersent, et le paysage dans tout ça ?

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Je n’ai pas eu l’occasion d’étudier des situations de controverses dans le cadre de programmes de recherches dédiés à ce thème, je n’ai donc pas publié à ce propos. Mes expériences relèvent davantage de situations

d’enseignement où j’ai travaillé avec des groupes d’étudiants sur des études de cas. L’analyse de controverses est du reste un exercice extrêmement formateur, obligeant les étudiants à déconstruire les situations pour repérer les acteurs, les logiques d’action, les enjeux et les discours produits.

Nombreux sont les chercheurs qui s’intéressent aujourd'hui à ce type de situation et qui cherchent d’emblée à saisir un discours collectivement construit au-delà des paroles individuelles, en particulier dans le sillage des théories de la construction des problèmes publics, j’ai cité Danny Trom plusieurs fois à ce propos. Cette tendance tient aussi à une préoccupation épistémologique de plus en plus revendiquée qui appelle à une prise en compte plus méthodique des savoirs locaux, des pratiques quotidiennes, du regard ordinaire, et qui tient aussi à la percolation des principes de développement durable dans les pratiques de recherche. La Convention européenne du paysage, qui prône la sensibilisation au paysage, la prise en compte des populations locales voire la gestion participative, a encore amplifié cette tendance à l’échelle européenne. Cela ne va pas sans difficultés, et les montages méthodologiques buttent sur les ambiguïtés inhérentes à ces enquêtes45. Il me semble que ces enquêtes sont intéressantes dans la mesure où elles gardent en perspective non pas des typologies de paysage (à préserver, à promouvoir,…), mais le projet de territoire.

Du coup les expériences et les études, notamment dans le domaine de la recherche-action, se multiplient et offrent désormais une grande diversité de méthodes et d’outils autres que l’entretien 46

. Celles-ci se rapprochent souvent de l’observation participante où le chercheur a un rôle tantôt d’organisateur, tantôt de témoin : animation et suivi de réunions publiques, d’ateliers, de jeux, de « workshop »… (par exemple W. Pfefferkorn, 2008) Les méthodes d’enregistrement et d’exploitation restent parfois un peu approximatives, mais elles ont l’avantage de poser d’emblée le paysage comme construction collective et dialogique.

C’est sans doute dans ce cadre que l’image retrouve une fonction heuristique. Je l’ai indiqué plus haut, l’usage de l’image à propos du paysage est souvent peu satisfaisant. Quand son rôle est précisément délimité et intégré dans une démarche réfléchie d’animation de groupe, elle peut devenir tout à fait intéressante, non pas pour dire ce qu’est le paysage mais pour susciter le discours. La représentation de paysage est davantage dans ce cas un levier pédagogique pour parler du territoire que le produit des discussions. L’apport décisif est de présenter d’emblée, explicitement aux participants, le paysage comme le produit d’un choix collectif, comme une construction sans cesse transformée, comme d’un projet et non comme un donné, ou un héritage à préserver.

45 Voir en particulier le n° spécial de la revue Environnement & planning

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Voir par exemple S. Paradis dans Bédart 2009, ou le n° septembre 2010 de « Développement durable et territoire », ou les travaux de L. Lelly ou Y. Michelin.

Ces méthodes existent depuis longtemps, elles ont bénéficié des progrès de l’informatique en termes de création et de manipulation d’image et de la large diffusion de ces techniques. Aux séries de photographies souvent utilisées il y a une vingtaine d’années, qui cherchaient à identifier les « préférences paysagères » à travers le classement par les personnes, se sont substituées des images modifiées sur ordinateur qui permettent de visualiser des scenarii, des simulations. Le chercheur peut faire réagir les acteurs sur une forme d’étalement urbain, un enfrichement, un aménagement routier, ou plus globalement sur des logiques d’évolution du territoire en fonction de choix à long terme: privilégier l’activité agricole, le développement touristique, lever des contraintes sur les zones constructibles…. Les militants l’ont d’ailleurs bien compris et utilisent aussi ces montages photographiques pour alerter, mobiliser les populations : on voit proliférer les paysages virtuels agrémenté d’éoliennes, de zones d’activité ou d’échangeurs autoroutiers. Les promoteurs des grands aménagements maniant également des photomontages pour au contraire montrer l’efficacité des techniques d’ « intégration paysagère » et la discrétion de leurs équipements. Aujourd'hui des logiciels d’animation en trois dimensions permettent de simuler en direct l’impact visuel des transformations du territoire, et chacun peut se déplacer dans un paysage totalement simulé47.

Ces méthodes me paraissent extrêmement intéressantes à condition de ne pas laisser primer l’innovation technologique, l’attrait de l’image sur le débat politique. Ce qui reste l’objectif premier c’est l’enjeu de la participation. Il semble d’ailleurs que la parole soit plus facile dans ce type de situation, où un groupe réagit autour d’une image ou d’un choix d’images ou d’une simulation, que dans le cadre de l’entretien.

Ainsi les Parcs naturels, qui se veulent souvent pionniers en matière de paysage, ont beaucoup investi ce type de démarche. Les Parcs régionaux ont notamment travaillé sur les démarches de scenarii, sur les simulations, ou des Observatoires ; plusieurs ont aussi exploré des approches artistiques en demandant par exemple à des photographes professionnels de faire des expositions itinérantes accompagnées de conférences et de débats publics sur le paysage (dans le Vercors par exemple). Les Parcs nationaux se trouvent depuis la loi de 2006 dans une situation nouvelle qui leur impose d’élaborer une charte, d’initier des démarches en faveur de l’adhésion des communes des ex-zones périphériques, et de réfléchir à ce qui fait leur « caractère ». Cette loi a profondément changé les modes fonctionnement, tant au sein des équipes, sur le terrain, qu’envers la « société civile ». Créées selon une logique de protection

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Un ensemble d’expériences a été mené dans le cadre d’un vaste projet de recherche Suisse (PNR 48) sur le paysage ; une présentation synthétique en est faite dans la Revue de Géographie alpine (n°4-2007).

sévère de la Nature dans les années 1960, ces institutions doivent se transformer -partiellement- en instances de négociation de cette gestion avec les collectivités locales ; leur « zone périphérique » devient « zone d’adhésion » et la charte en cours de rédaction doit à la fois définir la logique de gestion des espaces naturels et susciter l’adhésion de ces communes (souvent très méfiantes, en tous cas en ce qui concerne la Vanoise). Difficile mission. Dans la délicate détermination de ce « caractère », ce portrait du parc qui doit à la fois définir ce qui fait la spécificité du parc qu’il faudra protéger et susciter l’adhésion autour de sa préservation, le paysage se trouve rapidement interpellé. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que le paysage d’une part constitue l’un des « patrimoines » que l’institution a la mission de protéger selon la loi (lesquels ? pourquoi ? comment ?), et d’autre part doit servir de support à l’image et à l’attractivité du parc et aussi servir d’outil de mobilisation et de négociation de ces nouvelles relations que le parc doit construire avec ses partenaires. Dans ce contexte plusieurs parcs ont tenté des expériences participatives à partir de photographies de paysage ; photographies par les habitants dans les Ecrins ou réunions publiques autour de photographies d’une professionnelle en Vanoise.

Et voilà ainsi le paysage témoin de cette transformation des règles, des pratiques, et des cultures professionnelles en cours, depuis la protection de l’écosystème jusqu’à l’outil de démarche participative, autre intérêt de rentrer dans la boite noire…

Ce qui ressort de diverses études et expériences, c’est l’intérêt de la thématique paysagère dans les démarches participatives, nous y reviendrons ; reste néanmoins un aspect à ne pas négliger, c’est la nature de cette participation, le périmètre social qu’elle découpe : est-elle active et ouverte ? Trouve-t-on les porte-paroles habituels, les militants, ou aussi les habitants « ordinaires », les anonymes ? Qui entend-on vraiment ? Plusieurs auteurs relèvent cette difficulté à mobiliser les habitants, qui pèse ensuite sur l’ensemble du dispositif, notamment dans des situations non conflictuelles (S. Paradis, in Bédart 2009). D’autres se sont penchés justement sur cette question de la motivation des populations locales à participer (Höppner et al.) : c’est de nouveau toute une méthodologie à concevoir.

Dans le document Le partage du paysage (Page 117-121)