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La question de la norme

Dans le document Le partage du paysage (Page 143-147)

LE PAYSAGE DANS LES TERRITOIRES DU QUOTIDIEN

6. La question de la norme

Ce qui ressort des expressions personnelles, singulières, c’est la revendication de libre arbitre, de la maîtrise des choix et des préférences. Ce qui est toujours frappant c’est la revendication du droit de regard sans bornes ni restrictions sur « le paysage » : la pratique contemplative est libératrice et porteuse d’un discours égalitaire, voire égalitariste. Tout le monde est prêt à s’enflammer contre la propriété privée qui limite illégalement le droit à l’accès à la mer, ou contre la municipalité qui fait payer un péage de parking, voire d’accès à un point de vue panoramique. Il y a des cartons pleins de procédures de litiges entre voisins pour obstruction du regard par un mur, un arbre trop haut, une extension contestée du bâti.

Indiscutablement le paysage est à tout le monde.

Dans le même temps, dans le même micro, les entretiens livrent un discours tout aussi clair et définitif sur le droit à « être chez soi », le refus de la contrainte mais cette fois pour faire ce qu’on veut quand on est sur ses terres ; même refus de la contrainte mais dans une logique inverse : mon paysage m’appartient, ma maison, emblème de ma liberté individuelle, je la construis comme je veux. Cela se marque par la figure centrale de la haie de thuyas : haute, épaisse, sempervirente, infranchissable et inattaquable, pratiquement et symboliquement59. Il apparaît notamment au fil des entretiens que le critère principal de choix –quand choix il y a- de la surface et de l’agencement du jardin (hormis le prix au m² bien sûr), est rarement lié à un projet de potager ou de terrain de pétanque mais avant tout à la nécessité de l’éloignement de l’autre. Peu importe la surface totale si l’agencement permet de tenir les voisins à distance : de l’oreille, de la vue. Cela ouvre sur thème immense des conflits de voisinage, très étudié par les sociologues. A cela s’ajoute la réprobation vis-à-vis des règlements trop contraignants dans les POS et PLU : couleur de crépis et hauteur du toit par exemple, très souvent perçus comme

59 La comparaison avec d’autres pays occidentaux suscite toujours une grande perplexité de la part des étudiants, élevés eux aussi à l’abri des haies de thuyas : quand ils constatent que les américains ignorent les haies entre jardins, ou que les britanniques ou les scandinaves n’ont pas de volets aux fenêtres.

des limites à la liberté individuelle. Pour le voisin par contre, ils ont du bon pour limiter les bizarreries60.

Comment convergent ces regards : le paysage est le produit d’une pluralité complexe d’acteurs qui portent un regard sur une même « portion de territoire offerte à la vue » pour reprendre les expressions des dictionnaires. Le regard tend à ériger en espace public une marqueterie d’espaces privés. La logique de perspective prend le pas sur la logique du plan. L’enjeu est donc de faire accepter cette publicisation à l’individu jaloux de sa liberté: toute action individuelle sur des composantes paysagères modifie le paysage de tous.

C’est toute la question de la norme 61

qui se dessine derrière ces constats ordinaires. Si l’entretien traque le discours individuel, singularise les positions, ce sont aussi les subtilités des normes et des pratiques collectives individuellement intégrées et interprétées, ou rejetées, qui apparaissent. Chacun adapte la norme qu’il subit et/ou accepte. Je ne reviendrai pas sur des décennies de réflexions sur l’intégration de la norme par l’individu, notamment développée par Bourdieu à travers le concept d’habitus, ou, plus récemment sur les travaux sur les jeux d’acteurs utilisant et détournant les systèmes normatifs qui sont maintenant bien connus.

Les interactions entre norme sociale et gestion des paysages prennent une dimension particulière, puisque la norme est ici esthétique, c'est-à-dire injustifiable, et elle s’impose partout, au quotidien. En même temps elle permet justement de mettre un terme au débat, aux tractations pour établir une règle qui n’aura plus besoin de la justification. L’objectif est de comprendre à quel moment la norme est mobilisée, par qui, et pour justifier de quoi ? Est-elle alors perçue comme arbitraire, ou comme le résultat d’un compromis acceptable ?

On a vu comment ont été construits au fil des siècles les codes paysagers et les normes successives du beau, du pittoresque, du sublime, ou plus tard de l’authentique, du naturel, de l’harmonieux… Cette histoire a montré aussi que ces normes ont été en grande part édictées par des élites qui initient ces pratiques et oeuvrent ensuite pour leur diffusion et à leur insertion dans les règles d’aménagement : la Société pour la Protection des Paysages de France au début du XX°siècle, le Touring Club dans le midi, le Club Alpin Français en

60 Le ton ironique est facile. Tout le monde fonctionne selon la même logique, le géographe comme les autres.

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« La norme se donne pour principe unique d’orientation un type de comportement ou une formule de pensée dont on attend qu’il unifie tous les cas particuliers » (Lévy-Lussault, 2003, p. 667).

montagne... Si aujourd’hui cette activité codificatrice et normatrice se banalise, (oserai-je dire se démocratise ?) le poids de la norme n’en reste pas moins omniprésent et avec une capacité démultipliée de diffusion.

Les canaux sont divers et efficaces, qui répandent les normes du beau paysage de vacances, du beau jardin, ou du beau lotissement : les agences de voyage et les sites Internet des lieux de destinations, les émissions de télévision sur la décoration ou les revues spécialisées de jardinage, les « jardineries », les catalogues de vendeurs de mobilier urbain62

On dénonce à l’envi les processus de banalisation, de standardisation, de nivellement que l’imposition de la norme entraîne ; elle vise à figer un consensus sur ce qui est pour éviter tout conflit potentiel, toute innovation dérangeante, toute agression visuelle porteuse de dérive. Il n’empêche qu’elle est là : quand un maire décide de construire un immeuble collectif dans un archétype du paysage de moyenne montagne rurale, il joue sa réélection. La norme construit la matrice qui façonne l’action future.

Quand on confronte maintenant ce qui émane de la demande sociale et cette question de la norme, on craint bien de se trouver dans une impasse : l’empaysagement des sociétés actuelles nous conduirait tout droit vers une banalisation qui verrait -je caricature- se juxtaposer musées de paysages ruraux intangibles, et lotissements de haies de thuyas à lampadaires néo-classiques. Les non-paysages, à l’image des non-lieux, étant laissés à ceux qui ne peuvent s’offrir ni l’un ni l’autre.

Le poids de la norme est partout dénoncé, notamment dans la littérature scientifique. Je voudrais néanmoins apporter quelques remarques pour nuancer ce discours.

Les échelles spatiales sont déterminantes. Méfions-nous ainsi des approches très nationales ; chaque pays a ses habitudes, ses codes esthétiques et ses normes, sans parler des nuances régionales. Il suffit parfois de passer la frontière pour en découvrir d’autres et mesurer la faible extension de ce qui nous parait si pesant. A une échelle plus fine, des prescriptions issues des PLU ne s’appliquent qu’à un périmètre limité et le passage dans la commune voisine laisse la place à d’autres règles. On a plus souvent affaire à une marqueterie de normes d’échelles emboîtées, qu’à une règle unique.

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Cette source est peut être moins connue que les précédents, car réservée aux services techniques municipaux ; ces catalogues sont pourtant d’un grand intérêt pour comprendre la diffusion de ces objets qui ensuite

remplissent l’espace public: lampadaires et bacs à fleurs, bornes et bancs, fontaines et pavages… les gammes varient des centres historiques (gammes gothiques), vers les extensions périurbaines (gammes néo-classiques) ou des centres de village (gammes régionalistes) Cf Périgois S.

L’échelle temporelle a aussi son intérêt : l’histoire des paysages, je l’ai dit à plusieurs reprises, montre la fluidité des regards, des grilles de lecture, et des normes. Ce qui parait aujourd'hui museler toute diversité et toute innovation peut se révéler très rapidement obsolète, dépassé, « ringard ». Les exemples les plus frappants et les plus lisibles concernent l’architecture. Prenons le cas des stations de montagne qui voient se succéder à rythme soutenu les modes et les pratiques, qui se diffusent aussi rapidement auprès des constructeurs, des fournisseurs de matériaux, des entreprises de rénovation. Ainsi, les stations savoyardes « relookent » aujourd'hui des bâtiments qui n’ont parfois guère plus de vingt ans : aux expériences modernes, parfois directement issues du courant de Le Corbusier, jouant des volumes, du béton, du soleil dans les années 60 et 70 63, a succédé l’engouement pour les artefacts de tradition régionale : toits de lauzes, béton recouvert de bois, fresques fleuries, balcons en fer remplacés par du bois sculpté…ceux-ci étant eux-mêmes régulièrement revisités.

Cette question de la norme et de son analyse est aussi complexe qu’incontournable dans le contexte actuel qui, outre les processus déjà anciens de décentralisation, prône la participation, la prise en compte des populations locales. Jouer le jeu de la participation, c’est en accepter les retours, y compris quand ils ne rencontrent pas les attentes initiales, voire les contrarient. Dans le cas français, on va le voir dans le cadre de la « Loi paysage », la norme peut être traduite en termes de règlements, de prescriptions. Ceci se joue d’une part à l’échelle nationale, avec la protection et la gestion des grands sites, et surtout à l’échelle locale, où elle se traduit dans les POS et PLU. C’est bien souvent à cette échelle que convergent les divers processus ; d’une part la diffusion de normes dominantes à l’échelle du lieu, leur traduction locale ou au contraire leur rejet, d’autre part les jeux de pouvoir entre le politique, les intérêts économiques et les pressions d’acteurs locaux spécifiques.

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Je pense notamment à l’exemple très intéressant de la station de Flaine, conçue par un des grands représentants du Bauhaus, Maurice Breuer, aujourd’hui classée à ce titre monument historique, et qui est massivement décriée.

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