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Une loi qui pose une conception du paysage plus originale qu’il n’y parait

Dans le document Le partage du paysage (Page 147-151)

LE PAYSAGE DANS LES TERRITOIRES DU QUOTIDIEN

II. LE PAYSAGE ET LA LOI

1- Une loi qui pose une conception du paysage plus originale qu’il n’y parait

Il se trouve en effet que dans le cas français cet objet obscur, incongru, est rentré dans le cadre du droit. Il me parait utile de s’attarder sur cette loi ; elle fut votée peu avant la fin de ma thèse et j’ai tenté de suivre son application et son appropriation par les élus dans les divers terrains sur lesquels j’ai travaillé. La situation dans d’autres pays dépourvus de texte de ce type (je pense notamment au Québec) montre l’influence de ces cadres légaux sur la configuration des situations locales. Cette situation est en effet originale : dans le système français le paysage est géré par une loi propre, intégrée ni à l’aménagement régional ni à l’urbanisme ni à l’architecture, la « Loi paysage » de 1993 : « sur la protection et la mise en valeur des paysages ». Depuis la Convention européenne, largement inspirée de l’expérience française, des dispositions comparables commencent à apparaître ailleurs en Europe ; la Suisse est un des rares pays européens à avoir inscrit la protection des paysages dans sa Constitution fédérale et à s’être dotée d’outils légaux dans cet objectif (Billet, in Bédard, 2009).

1- Une loi qui pose une conception du paysage plus originale qu’il n’y parait

Comme je le signalais en première partie, cette loi est le résultat dans le champ légal des collaborations initiées entre les institutions du ministère de l’environnement et la recherche au début des années 80. Elle est en particulier le fruit d’une évolution au sein des démarches des paysagistes vers un « paysagisme d’aménagement », qui se distingue nettement de la tradition de création de parcs et jardins ; il s’agit dans ce cas de travailler avec les collectivités locales à des orientations de gestion, à une tentative de maîtrise des évolutions par les acteurs locaux. C’est pourquoi, malgré les apparences, cette loi n’a rien d’un bricolage bureaucratique des règlements préexistants. Elle introduit une nouvelle conception du paysage et de sa gestion dans l’action publique.

Sans rentrer dans une longue exégèse de cette loi, je voudrais pointer quelques caractères clés utiles à notre propos parce qu’ils font la spécificité de ce texte et influent sur les modalités d’appropriation et d’application par les élus locaux. La question sous jacente est aussi de mesurer en quoi les règlements et outils légaux, mais aussi les échelons d’application de la loi,

les systèmes d’acteurs qu’elle mobilise et les formes de participation qui sont suggérés, pèsent sur l’action et du coup le statut du paysage. L’identification des acteurs privilégiés apparaît comme un élément décisif : entre l’État en charge des sites emblématiques de la nation, et le maire d’une commune rurale responsable du devenir de son territoire.

On pourrait ajouter aussi, dans le cadre d’une comparaison internationale, que le sens même du terme paysage influe sur sa prise en charge par la loi et la définition de ce que l’on peut appeler une politique paysagère. Dans les langues anglo-saxonnes, germaniques, scandinaves, le terme de « landscape » pour utiliser l’anglais n’a pas la même extension et les mêmes dénotations : il vise à la fois la perception et la région à laquelle cette perception donne accès (ce qui n’est pas la même chose que la matérialité de ce qui est perçu dans l’usage français). Du coup le « landscape planning » se rapproche beaucoup plus de notre aménagement régional ou territorial que ce que nous pouvons mettre derrière le terme de politique paysagère.

La Loi paysage est venue compléter un outillage légal qui est, dans le cas français, hérité de la politique des monuments et sites, donc ancré dans des logiques patrimoniales de gestion : les « sites » ont ainsi été intégrés en 1906 à la loi de 1887 sur le classement et l’inscription des monuments et du patrimoine bâti, loi complétée en 1930. Cette situation est très révélatrice du fonds culturel français qui met en avant ses monuments et son histoire nationale plutôt que ses espaces naturels. Bernard Kalaora en particulier a analysé à travers l’exemple de la forêt de Fontainebleau sous le Second Empire comment cette nature, cette « forêt monument » a été intégrée dans des cadres et des pratiques alors conçues pour les monuments historiques, sous forme de « musée vert » (Kalaora, in Roger, 1995).

La dernière version en 1930 de la loi sur les monuments et sites constituait donc le principal document de référence pour l’action publique sur le paysage, mises à part des lois plus spécialisées sur la montagne, le littoral, les parcs nationaux…

La Loi paysage de 1993 rompt vis-à-vis de cette conception du paysage comme site à protéger et propose un paysage conçu comme cadre de vie quotidien, ordinaire, évolutif dont il s’agit de maîtriser l’évolution. La tradition patrimoniale persiste néanmoins à travers l’article 1 qui conserve à l’Etat la capacité à intervenir en cas de menace pesant sur « un territoire remarquable par son intérêt paysager » ; pour cela est créé un outil spécifique, la directive paysagère. Le reste de la Loi confie aux collectivités locales, et avant tout aux communes, (on est dans le cadre de la décentralisation) le soin d’identifier les « structures

paysagères » ou des « éléments de paysage », de les intégrer aux documents d’urbanisme et de les « gérer ».

La Loi prend ainsi acte des réflexions sur « la mort et la résurrection du paysage » et évite soigneusement le piège inhérent à ce type de juridisation : elle n’établit pas une définition de ce qui fait paysage, n’instaure pas non plus une norme paysagère nationale mais laisse le champ ouvert. C’est dorénavant aux acteurs locaux de le baliser. L’usage systématique de l’expression « structure paysagère » (notamment illustrée par les éléments de bocage, on retrouve ici les effets des remembrements) à la place du terme paysage est révélateur de cette prudence : c’est sur ces structures que l’action peut porter, non sur le paysage.

Il est intéressant aussi de prendre en compte tout ce qui a accompagné et suivi la promulgation de la loi ; les ajouts comme les mesures spécifiques sur les entrées de ville ou les autoroutes (qui signalent les « points chauds » en terme de gestion des paysage), ainsi que les documents édités par les institutions visant à conseiller les élus dans l’application de la loi. Un ouvrage est particulièrement éclairant à ce propos, il s’agit d’un ouvrage sur la « Charte paysagère » édité conjointement par le Ministère de l’environnement, Mairie Conseil et la Fédération des PNR, et destiné prioritairement aux intercommunalités, elles-mêmes en plein essor suite à la loi de 1992 64. La liste des institutions montre bien quels sont dorénavant les acteurs moteurs en terme de paysage : non plus le ministère de la culture (responsable du patrimoine) mais celui de l’environnement (on l’a vu dès les débuts de la réflexion) et l’on voit apparaître les PNR comme terrains privilégiés de réflexion et de mise en œuvre de ces politiques paysagères –ce qui était du reste dit explicitement dans la loi 65.

Cet ouvrage présente clairement les Chartes paysagères non pas comme des outils d’intervention directe sur les structures paysagères, mais -je dirai même avant tout- des outils de négociation, de médiation dans le cadre d’un projet de territoire. En cela, ces documents sont pionniers et préfigurent ce qui aujourd'hui préoccupe la plupart des acteurs européens dans le domaine du paysage. Il y est affirmé que le paysage est avant tout un facteur de coopération, un « thème favorable au dialogue et à la concertation », qu’il est « porteur d’identité ». L’approche préconisée est globale, transversale et prospective : « Le paysage n’est pas un domaine d’intervention à juxtaposer aux autres. C’est une approche transversale pour mieux gérer le territoire et favoriser un développement spatial harmonieux » (p. 28).

64 La Charte paysagère. Outil d’aménagement de l’espace intercommunal, (GORGEU Y., JENKINS C. dir., 1995)

65

L’un des articles de cette loi concerne directement les PNR et il est généralement considéré comme le premier texte légiférant sur les PNR, puisque contrairement aux Parcs nationaux leur création n’est pas liée à une loi.

L’ambition est immense. Est-ce que l’on n’en demande pas trop au paysage ?

2. Et depuis ?

La Loi Paysage s’inscrit dans un contexte d’engouement, d’intérêt diffus pour le paysage. La loi et son accompagnement se sont aussi prolongés sur le terrain par des expérimentations, des campagnes de sensibilisation…

L’enthousiasme est depuis retombé. En outre, les cadres territoriaux de l’action publique ont été modifiés à divers titres. Ainsi le développement des structures intercommunales a transformé les jeux d’acteurs sur le terrain. Autant certains montages ont largement exploité la thématique du paysage lors de leur création, il s’agit bien sûr des PNR mais aussi des pays, autant des structures plus légères le mettent moins volontiers en avant ; la thématique du patrimoine a me semble-t-il attiré davantage l’intérêt des porteurs de projet. On assiste aujourd’hui à un mouvement général de recomposition territoriale, ce qui a amené Bernard Debarbieux et Martin Vanier à évoquer « un nouvel âge des territoires », caractérisé par la complexité (multiplication et imbrication des espaces de référence, différenciation des temporalités et des territorialités) et la diversification des systèmes de représentations (B. Debarbieux, M. Vanier, 2002, p. 17). Autant les paysages et leur statut dans l’action publique reflètent ces évolutions, autant le résultat pratique est d’en compliquer grandement la manipulation par les acteurs.

La diffusion à l’échelle internationale du cadre du développement durable constitue le second élément décisif pour retracer les évolutions récentes. Celui-ci est présent dans le contexte d’émergence de la Loi paysage, mais il a pris depuis des dimensions toutes autres. En effet, la loi est édictée un an à peine après Rio ; elle partage avec l’ « esprit de Rio » des points communs nombreux, bien qu’il soit difficile de démêler ce qui ressort du contexte de réflexion et de réflexivité des sociétés occidentales dans ces années, par rapport à une inspiration directe des décisions du Sommet de la Terre. Que le paysage soit considéré comme un héritage à léguer aux générations futures, cela ne fait pas grand doute et ce bien avant Rio ; j’y reviendrai en détails plus loin. Cependant, l’un des enjeux à venir c’est justement la place de cet héritage dans les arbitrages et les débats locaux vis-à-vis des autres exigences de durabilité.

Ce qui est présent dans la Loi et qui a depuis dans le sillage du développement durable pris un poids déterminant dans les politiques locales, c’est la question de la participation, ou du moins de la concertation. On a vu comment d’emblée l’un des principaux outils de mise en œuvre d’une politique paysagère fut la charte, les démarches contractuelles ont depuis connu un engouement remarquable. Il y a aujourd’hui de chartes de tout à toutes les échelles: charte environnementale, charte de développement, charte de parc, charte de déchets, charte de … Cet outil qui répond aux besoins des démarches de consultation, permet aussi d’aboutir à des orientations non règlementaires, non prescriptives, évitant les pièges de la logique normative mais risquant aussi de se condamner elles-mêmes au détournement voire à l’inefficacité.

Le cadre du développement durable répandu sur l’ensemble de la planète a mis en avant le rôle des « communautés », des sociétés locales. Il a accompagné ce mouvement plus profond sur lequel j’insistai en première partie, de remise en question du statut de l’expert et de reconnaissance des compétences et des savoirs locaux, de reconnaissance de l’initiative locale66. Ce que l’on résume à travers l’expression universelle de démarche « bottom up », qui met en avant le local, le modeste, les projets à « taille humaine ».

On voit combien le paysage participe en profondeur à ce contexte culturel et politique. Une fois de plus le discours sur le paysage est perméable à ces inquiétudes, ces attentes, ces exigences du moment. Il permet de prendre la mesure du besoin global de qualité environnementale, de reconnaissance des acteurs, et de le retraduire à l’échelle locale.

Dans le document Le partage du paysage (Page 147-151)