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PRÉALABLE : LES MOTS PLUTÔT QUE L’IMAGE

Dans le document Le partage du paysage (Page 78-84)

DEUXIEME PARTIE : LE PAYSAGE EN PAROLES

1. PRÉALABLE : LES MOTS PLUTÔT QUE L’IMAGE

Je ne reviendrai pas sur l’immense fonds de corpus et de méthodes d’analyse aujourd'hui disponible et dont je viens de faire une liste très approximative; parmi toutes les représentations du paysage, toutes les formes de médiation, je ferai le choix ici de privilégier

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Je garde toutefois une réticence à aborder le paysage comme un quasi-objet, parce que le paysage,

contrairement au microbe, au trou d’ozone ou à la pompe à air, est difficilement circonscrit, objectivé… Il ne me semble pas qu’un regard sur, une rencontre avec, une expérience de puisse se plier tout à fait à l’analyse du quasi objet, même si, je l’ai dit, l’anthropologie symétrique m’apparait comme une de grandes avancées de ces dernières années en sciences sociales. Je chercherai ailleurs des influences latouriennes.

les formes langagières, notamment celles qui sont collectées à partir d’entretiens, parce que ce type de matériau a pris une place prépondérante dans les études sur le paysage en géographie et parce que c’est sur ces démarches que j’ai moi même focalisé mon attention et mes expériences.

Ce choix méthodologique peut surprendre au premier abord. Il est en effet plus fréquent, et il semble plus « naturel », d’aborder le paysage à travers ses représentations iconiques, depuis les formes picturales jusqu’aux représentations récentes de type affiche publicitaire, site Internet, document accompagnant un projet de territoire ou de marketing territorial… La géographie a toujours intégré l’image dans ses outils d’analyse et tout particulièrement l’image de paysage. Une des démarches les plus classiques et emblématiques de la géographie a longtemps été, je l’ai dit, la lecture de paysage, in situ ou à partir d’une représentation iconique ; si elle n’a plus grand cours, elle demeure cependant à l’état d’héritage et réapparaît régulièrement, au hasard d’une sortie d’étudiants ou d’un diagnostic de territoire. Elle sou- tend de manière largement implicite le grand nombre de photographies présentes dans les manuels scolaires. Une autre démarche très répandue, et qui retrouve actuellement de la vigueur par le biais des Observatoires du paysage, réside dans l’étude comparative de séries chronologiques d’un même site, cherchant à visualiser les dynamiques à l’oeuvre28

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Dans ces divers cas, la posture de la géographie reste la même : objectivante, englobante, réticente à intégrer une lecture esthétique et subjective, abordant le paysage comme un témoin réifié d’une certaine forme d’occupation de l’espace à un moment donné. Et le statut du géographe reste implicitement celui qui, comme disait Jean Brunhes au début du XX° siècle, sait voir : « Qui est géographe sait ouvrir les yeux et voir. Ne voit pas qui veut » (cité par J.M. Besse, 2000). Il ne s’agit pas ici de retirer toute compétence dans ce domaine au géographe, tant le « visuel » reste central dans sa formation et ses pratiques ; bien sûr le regard du géomorphologue sur un versant, de l’écologue sur une berge de rivière, du spécialiste du périurbain sur un quartier périphérique, est spécifique : il voit, nomme, décortique, corrèle, explique… Ma réserve tient à la spécificité du paysage : défendant le paysage comme regard, comme relation de l’habitant au territoire, mettant au centre la subjectivité et le sensible, il serait tout à fait contradictoire de se substituer à ce regard pour en proposer un autre : plus savant ? plus objectifs ? expert en regard ? Le géographe ici observe celui qui regarde.

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Voir en particulier un article récent de P. Dérioz, P. Béringuier et A.E. Laques sur les Observatoires du paysage, leur histoire, leurs méthodes et les enjeux actuels (Dérioz et al., 2010).

Le choix de privilégier les formes langagières, ou plus exactement verbales, puisque l’image est un langage, tient donc tout d’abord au cadre épistémologique choisi, celui du constructivisme. Si l’on défend l’idée que le paysage est une construction sociale historiquement située, l’objet de l’analyse est la formulation par le discours, sous toutes ses formes, de ce qui est paysage, ce qui fait paysage, des qualités qu’on lui accorde, des valeurs que ce/ces paysages acquièrent dans le territoire et des projets que les acteurs cherchent à construire à son propos. En outre, poser le paysage comme objet politique conduit à focaliser l’attention sur les situations où le paysage est collectivement discuté, mis sur la scène publique, mais sur des scènes plurielles, où des acteurs de statut divers, apportent chacun selon son statut et ses compétences un certain discours : élus, associations, représentant de l’état, organisations socio-professionnelles, habitants... L’intérêt est ici de saisir la diversité des regards, sans hiérarchie a priori. Comme l’analyse Danny Trom, c’est dans des situations où le paysage intervient dans un débat local, où il est posé comme enjeu, qu’il est construit : « Lorsque le paysage est intriqué dans des situations où il est thématisé comme enjeu, les personnes font montre d’une remarquable sensibilité à la fragilité ontologique du paysage et, par rappel à l’autorité de la convention, à un ‘sensus communis’, s’engagent dans une activité visant à lui assurer une pérennité » (D. Trom, 2001). L’image produite, ou qui accompagne ces situations, peine à rendre compte de l’ensemble de cette activité.

L’objectif n’est donc pas de partir d’un lieu, d’un paysage déjà-là, érigé a priori en tant que paysage et de voir comment il est perçu et représenté par les divers protagonistes, mais de partir de situations où il y a débat autour du territoire, formulation d’enjeux, et d’analyser quand et comment le paysage est mobilisé : quelles composantes, par qui, sous quelle forme, avec quels mots, au sein de quelle argumentation et dans quelle logique ? L’image n’est pas absente de cette construction, mais la mise en débat du paysage passe avant tout par la parole ; l’image devient objet d’étude si les acteurs eux-mêmes l’utilisent. Le risque serait grand en centrant l’analyse sur la seule image d’isoler l’image de son contexte de production-réception et de son/ses auteurs.

Le choix des mots plus que des images, tient d’autre part à un sentiment d’insatisfaction vis-à-vis des diverses expériences tendant à concevoir une méthodologie d’analyse de l’image de paysage pertinente en géographie. J’ai eu l’occasion de travailler, notamment dans le cadre de ma thèse ou dans de multiples situations d’enseignement, sur les diverses formes de représentation iconique du paysage, de la montagne, et notamment du massif du Vercors : premières cartographies, gravures anciennes, tableaux, cartes postales, logo, campagnes

publicitaires des stations de sports d’hiver. Cela constitue sans aucun doute un matériau précieux, mais il manque encore, à mon avis, une méthodologie tout à fait satisfaisante (j’exclue ici le document cartographique). Que faisons-nous dans ces cas, si ce n’est inventorier, classer, compter des motifs que nous repérons sur ces représentations ? Qu’est-ce qu’on représente le plus à cette époque, qu’est-ce qui disparaît, qu’est-ce qui intervient dans tel contexte ?... Mais notre interprétation quant aux valeurs, aux codes, aux attachements, reste très incertaine, quand aucun discours verbal n’accompagne le discours iconique. C’est sans doute pour cela qu’un document particulièrement affectionné par les géographes, et moi-même la première, est l’image publicitaire : le texte est intégré à l’image, il y a un dialogue entre le slogan et le langage iconique que lequel s’appuyer, et la finalité de l’icône est explicite : vendre un produit. Surtout quand la publicité « vend » un territoire, le géographe se trouve à son aise29.

Mais dans tous les cas, nous manquons d’outils de validation de notre interprétation. C’est pourquoi, il me semble plus légitime de faire valider par l’auteur lui-même cette interprétation, c'est-à-dire faire accompagner l’image par les mots : collecter un discours sur un paysage perçu in situ ou sur une représentation de paysage ou sur un projet de paysage permet de constituer un matériau oral ou textuel de recherche qui échappe à cette ambiguïté de la transposition par l’écrit.

Ainsi, dans le cadre d’un programme de recherche sur la place de l’agriculture et de la fonction de l’agriculteur dans les démarches de patrimonialisation30

, un élément central du montage méthodologique consistait à proposer à des groupes d’acteurs un choix de photographies montrant des objets et des paysages caractéristiques du territoire, choisis par les chercheurs. Les groupes d’acteurs (agriculteurs, associations locales, élus,…) devaient extraire du panel une sélection de photographies montrant ce qui faisait pour eux patrimoine. Les réunions étaient enregistrées et se déroulaient en présence de chercheurs. Il est clairement apparu que toute exploitation des sélections de photographies ne pouvait se faire que grâce à l’enregistrement et au témoignage des personnes présentes, qui ont été ensuite rencontrées de nouveau dans le cadre d’entretiens. Il était impossible en effet d’expliquer les critères qui avaient présidé à la sélection des photographies : chaque groupe (et on en reste à l’échelle du

29 C’est en outre un support pédagogique extrêmement intéressant et que j’utilise fréquemment.

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Il s’agit au départ d’une commande de la Chambre d’Agriculture de l’Isère désireuse de réfléchir au statut de l’agriculture et des agriculteurs dans les projets de territoire ; le choix a été fait avec l’équipe de chercheurs mobilisés de travailler sur le patrimoine et la transmission : en quoi l’activité agricole a-t-elle contribué et contribue-t-elle encore à construire un patrimoine, matériel et immatériel, que les acteurs locaux et les habitants veulent transmettre. Voir C. Janin, 2008.

groupe) avait choisi les images en fonction d’arguments différents, identifiant des objets différents et leur attribuant des valeurs différentes. Ainsi un paysage de prairie avec un troupeau de vaches a été sélectionné pour un groupe en raison de la race bovine locale, et pour un autre groupe en raison de la présence des éleveurs qui permet d’entretenir les prairies ; dans un cas la patrimonialisation visait une espèce, dans l’autre le paysage. Au-delà des sélections, les images étaient intéressantes ici non par leur contenu mais en tant que déclencheurs de discussions, d’échanges, induisant des qualifications, des prises de position sur le territoire, son histoire, son devenir. Travailler uniquement sur les sélections eut été impossible31.

Enfin, exploiter l’image, de quelque nature qu’elle soit, peut rapidement se révéler très réducteur et ambigu. La photographie ou l’affiche publicitaire, bien cadrée, reproductible et diffusable, souvent œuvre de professionnel, ne fournit qu’un regard parmi d’autres et qui plus est un regard généralement motivé et intégré dans un contexte bien précis (campagne publicitaire, événement festif, publication…). Il y a bien loin de cette image aux regards divers, quotidiens, des habitants qui vivent, circulent dans le paysage. Or, il est fréquent, notamment dans les monographies, de voir quelques images tenir lieu d’unique source d’analyse pour identifier les principaux éléments du paysage et leur évolution, sans guère de précaution sur leur représentativité.

Il me semble que l’apport du géographe ne réside pas tant dans l’analyse de l’image elle-même, selon son langage, ses techniques de construction et selon une lecture esthétique, que dans les modalités de production et de mobilisation de l’image. Le propos du géographe n’est pas alors de fournir un discours sur l’image mais d’analyser en quoi les images produites, mobilisées, discutées par les acteurs renseignent sur le territoire et les stratégies à l’oeuvre, ou en quoi l’image peut servir la production du discours sur le territoire. On se penche alors sur le visuel au sens large, mêlant toute forme de représentation iconique32. C’est ce qu’ont en particulier montré Ola Söderström ou Michel Lussault dans leurs analyses sur l’intégration du

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Ces démarches associant photographie et entretien est assez répandue : Laurent Lelli et Yves Michelin, qui ont tous deux testé diverses modalités d’utilisation de l’image dans le cadre de projets locaux de paysage, articulent également l’image avec le discours. Ainsi, dans des expériences basées sur l’utilisation d’appareils photo jetables (où les enquêtés devaient prendre une série de photographies répondant à des consignes bien précises) chaque exploitation est menée en parallèle avec un entretien et l’analyse des résultats s’appuie tout autant sinon plus sur les paroles que sur les photo elles-mêmes (Lelli, 2003, Michelin, 2007).

32 Je renvoie ici à l’ouvrage collectif dirigé par B. Debarbieux et S. Lardon sur les figures du projet territorial (B. Debarbieux, S. Lardon, 2003). Il témoigne de la richesse de la réflexion sur la place, le rôle, le pouvoir de l’image dans le projet territorial.

dessin dans le cadre des discussions autour de projets pour le premier (Söderström, 2002), ou de l’instrumentalisation de l’iconographie dans les discours sur la ville pour le second (Lussault, 2003). Tous deux (pour ne citer que ces deux auteurs, mais ce ne sont bien sûr pas les seuls) décalent l’analyse vers la production de l’image, son usage, sa diffusion, son instrumentalisation. Je reviendrai plus loin sur l’usage de la photographie ou du photomontage de paysage dans le cadre de démarches participatives, comme outil de projection dans le territoire en devenir. En outre, les avancées en sciences sociales offrent dorénavant un bagage riche et stimulant de méthodes d’observation et d’analyse de situations d’interaction langagière33, ainsi que sur les expériences de cartographie participatives.

C’est enfin dans cette problématique que la carte retrouve toute sa place dans le discours sur le paysage ; autant la représentation en deux dimensions ne peut parvenir à exprimer un paysage, autant celle-ci est un outil nécessaire dans le diagnostic, le projet de paysage puis la diffusion et la négociation du projet entre acteurs ; je renvoie à ce propos à la dernière livraison de la revue Les carnets du paysage entièrement consacrée à cette thématique34.

33 Je pense notamment aux travaux de Lorenza Mondada.

34 Le n° 20 (novembre 2010) sous le titre Cartographies, rassemble de nombreuses contributions, essentiellement de paysagistes, qui analysent leurs propres pratiques et le rôle de diverses formes de représentations cartographiques dans leur travail.

2. DE QUI VEUT-ON COLLECTER LA PAROLE ? PLACE DE

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