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Un processus évolutif

Dans le document Le partage du paysage (Page 194-198)

DEUXIEME CHAPITRE : LES VALEURS DU PAYSAGE A L’EPREUVE DES TEMPORALITES

4. Un processus évolutif

On le voit par ce dernier exemple, la question de l’identité quel qu’en soit l’échelon est totalement perméable aux grandes inflexions de la vie sociale et politique. Encore une fois l’identité n’est pas figée, inscrite définitivement dans des lieux qui en conserveraient une substance. Elle est portée, exprimée, par les individus et les collectifs qu’elle rassemble ou sépare. Focaliser l’attention sur le paysage comme source, support, et emblème d’identité met en exergue la tension entre ces temporalités revendiquées : le paysage apparaît comme un gage d’ancrage dans les temps longs de la nature et de l’histoire, il est généralement pensé comme le décor dont on cherche à limiter au maximum les atteintes.

Or, comme tout autre construction identitaire, l’identité territoriale on l’a dit est un processus : les habitants changent, le territoire est transformé, le regard sur le cadre de vie, les références et codes culturels -donc les paysages- évoluent en permanence. Dans cette adaptation de la grille de lecture au regard et au spectacle, des composantes sont soigneusement conservées, se sédimentent, d’autres oubliées ou effacées, des motifs sont inventés et d’autres progressivement modifiés, il y a constant bricolage, ajustement, pour maintenir le lien. Comme l’individu qui se construit au cours de sa vie, se transforme au fil des expériences et des apprentissages, l’identification collective à un territoire se transforme en permanence et participe de la trajectoire des territoires. Une identité individuelle ou collective doit permettre d’une part, de rester soi et en même temps de pouvoir « grandir », dans le cas qui nous intéresse permettre de maintenir le lien social et la pérennité du territoire. Si le lien quotidien se dissout, les figures paysagères ne peuvent plus être mobilisées comme des ressources pour l’identification, et au mieux se cantonnent au rôle de décor nostalgique pour écomusée. Cela rejoint les réflexions de Paul Ricoeur sur l’identité, à travers le couple mêmeté/ipséité, qui renvoit à l’unicité, à la permanence dans le temps, mais aussi à la réflexivité qui permet de s’interroger justement sur cette permanence à travers le temps, dans une tension permanente entre identité et l’altérité au point que « l’une ne se laisse pas penser sans l’autre ».

L’affirmation de l’identité territoriale va de pair, intrinsèquement, avec la distinction, voire l’exclusion : l’image de soi comme mode de différenciation vis à vis de l’autre. C’est une autre idée-clée sur laquelle j’insisterai : l’enjeu de la construction identitaire est de permettre la pérennisation du lien sans en faire un outil de repli, de rejet, de fermeture, comment concevoir une identité ouverte, intégratrice ? Comment concevoir une identification au paysage en se gardant de sa face obscure ? Jean-Luc Piveteau relève bien cette dualité de la relation de l’homme au territoire : « En commun avec le règne animal, l’homme participe, dans son rapport à l’environnement, du double mouvement d’ouverture et de fermeture fondateur d’identité. Il y a, dans l’alternance du repli (se « circonscrire » disait Jean-Jacques Rousseau), de l’enracinement, et, à l’opposé, du refus des cloisons, du besoin de départ, de l’attirance du grand large, bref, un mouvement de diastole et de systole essentiel. ‘La pirogue’ et l’’arbre’ se valorisent mutuellement » conclut-il en citant J. Bonnemaison (J.-L. Piveteau, 1995, p. 7). Autrement dit quelle est la capacité d’un collectif dans un territoire à se construire et se reproduire, c’est-à-dire concevoir une identité suffisamment solidement référée au passé pour jouer son rôle fédérateur, et tout aussi apte à se maintenir ouverte dans le temps, à être modifiée, actualisée, ajustée.

Les divers écrits qui insistent sur le lien entre paysage et identité territoriale, posent la question plus ou moins explicitement, du sens de la relation ; les uns pour s’interroger sur les décalages et leurs causes, les autres pour se demander comment et dans quelle mesure les paysages contribuent à créer, à fabriquer de l’identité. Est-ce que la valorisation de paysages emblématiques produit ou contribue à produire de l’identité territoriale ou ne peut-elle en être que l’expression ?

Ainsi Pierre Dérioz montre la difficulté que rencontre le PNR du Haut Languedoc à construire une identité à son échelle et à l’exprimer à travers quelques paysages emblématiques : « la grande diversité paysagère qui caractérise le PNR (…) n’a pas permis aux images de cimenter l’unité d’un territoire socialement et politiquement très composite (…)» et il relève que le PNR privilégie du coup pour sa communication des slogans et des logos abstraits plutôt que des paysages (Dérioz, 2004).

A une autre échelle M. Bédard constate l’absence d’identité européenne fédératrice, l’essoufflement accompagnant l’élargissement, et en appelle à un grand projet de paysage : « Une Union européenne singulière, harmonieuse et pérenne repose, selon nous, du moins en partie, sur sa capacité à mobiliser les populations et les imaginations au sein d’un projet de paysage cherchant à donner la pleine mesure éthique au fait d’habiter quelque part. (…) Focalisant le regard de l’Union européenne sur elle-même, le projet de paysage nous apparaît en effet habilité à stimuler l’avènement d’une territorialité européenne franchement cosmopolitique, ce qui aurait de facto pour effet de nourrir la fibre identitaire communautaire ». (Bédard, 2009). Ce à quoi F. Walter répond dans le même ouvrage en montrant comment à l’époque moderne les paysages ont été instrumentalisés au nom d’un projet national et patriotique et il cite J. Astier qui en appelle ainsi en 1912 à la protection des paysages : [les citoyens ont à comprendre] « que les grands paysages de leur pays doivent être sacrés et pieusement conservés dans leur intégrité comme la soie glorieuse des drapeaux ». Si l’époque actuelle a banni ce type de discours, la question des échelles du paysage reste encore à explorer, entre le local et le global. Le questionnement est donc sans cesse renouvelé et demande de renouveler également les outils d’observation et d’analyse : « A lieu de se contenter d’une association fonctionnelle entre le paysage et la société qui valorise celui-ci, le chercheur est ainsi amené à déconstruire le paradigme précédemment proposé pour revoir à partir du vécu des acteurs la mobilisation des mots pour dire la relation au territoire, celle des images aussi et surtout des objets concrets (végétaux et minéraux) dont la mise en paysage fait sens. »

Pas de relation mécanique , pas d’ «association fonctionnelle » donc entre identité, territoire et paysage. Je reviendrai à la première idée-clée, de l’identification au territoire : si l’on conçoit l’identité comme une relation, individuelle et collective, en permanence remise en question et actualisée, dans son interaction avec l’altérité, tantôt en interrogeant les lieux, tantôt ceux qui les regardent, la posture sera davantage celle d’un questionnement dialectique sur le quand, le comment et le pourquoi de l’intervention de la thématique paysagère dans cette difficile construction.

Dans le document Le partage du paysage (Page 194-198)