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Les ombres au paysage

Dans le document Le partage du paysage (Page 151-156)

LE PAYSAGE DANS LES TERRITOIRES DU QUOTIDIEN

II. LE PAYSAGE ET LA LOI

3. Les ombres au paysage

Sans faire un bilan exhaustif et systématique de quinze ans d’application de la loi paysage, je relèverai quelques éléments collectés lors des études de terrain. Le paysage a été surtout mobilisé par des institutions assez outillées pour réussir à s’emparer d’un objet complexe, et disposant des personnels disponibles pour ce type de démarche en marge des habitudes et de la culture technique de la plupart des gestionnaires ; il s’agit avant tout des Parcs régionaux, plus récemment des Parcs nationaux, et des pays.

66 Qui n’est pas sans rapport avec la critique de la domination du point de vue occidental et de l’expertise des pays « du nord », critique notamment développée par la géographie dite post-coloniale, sans doute un des mouvements critiques les plus féconds actuellement à l’échelle internationale.

De la part des élus locaux, cible principale de la loi, la saisie de l’objet paysage est délicate. En outre la loi SRU67 a depuis mis en avant d’autres priorités en termes de solidarité, de maîtrise foncière, de mobilité, de logement et de développement durable ; le passage au PLU a focalisé en outre les énergies, notamment à travers la mise en place des PADD. On remarquera que la loi SRU, si elle ne modifie pas la loi paysage, se contente de la citer et n’accorde pas d’attention particulière au paysage. La mise en place des SCOT incite par ailleurs à une prise en compte du patrimoine et des paysages mais dans une logique encore assez floue : quel rôle peut détenir ce document, à cette échelle, autre que des préconisations d’ordre très général ? La Convention européenne, si elle a conforté les bases initiées par la Loi, ne me semble pas avoir profondément modifié les pratiques locales françaises et elle demeure bien souvent inconnue des élus locaux68.

Au-delà des contraintes contextuelles, il me semble que l’explication est plus profonde. Le paysage apparaît, dès que les équipes s’y penchent de près, comme un objet plein d’imprévu, au-delà du discours convenu et très largement répandu de la nécessite de le préserver. Dans les communes de montagne qui constituent l’essentiel de mes terrains, les activités touristiques accentuent encore ce consensus : le paysage est le cadre de vie quotidien, il détient une valeur marchande en tant qu’élément attractif auprès des visiteurs de passage et des touristes. En outre, le lien de plus en plus étroit avec l’agriculture est venu renforcer encore ce discours, le paysage étant reconnu comme un argument de vente efficace pour les produits de qualité. J’ai pu remarquer depuis les deux dernières décennies la percolation du discours sur les fonctions nouvelles de l’agriculture associant fonction de production et fonction sociale et culturelle d’entretien et de promotion d’un paysage rural et habité. Peu d’agriculteurs de montagne restent rétifs à ces arguments, ils se les sont appropriés et sont souvent les premiers à les mettre en avant. Enfin, le thème de l’identité locale est souvent évoqué à propos de ce paysage à préserver.

Il y a donc un discours dominant, très répandu et largement favorable à la prise en compte du paysage dans la gestion du territoire. Mais au-delà, comment faire ?

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Loi Solidarité et Renouvellement Urbain de 2000 ; qui impose aux communes de passer de l’ancien Plan d’Occupation des Sols au Plan Local d’Urbanise ; ce plan intègre notamment un Plan d’Aménagement et de Développement Durable.

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Ratifiée par la France en 2006, sa mise en œuvre par le Ministère de l’environnement et du développement durable est lancée en mars 2007.

Il y a une première difficulté à se saisir de cet objet dépendant du registre de l’esthétique c'est-à-dire « entaché » de subjectivité, et mobilisé au moyen d’un vocabulaire qui semble difficile à maîtriser, bien éloigné en tous cas des procédures habituelles. Les paysagistes, notamment dans le cadre des CAUE, ont énormément œuvré pour faire passer un regard, des modes de lecture, une grammaire du paysage et de son intervention. Mais encore faut-il que les équipes municipales fassent appel à eux. Comme j’ai eu à maintes reprises l’occasion de le souligner, il y a une réticence à exprimer un jugement sur le paysage ; elle est d’autant plus délicate quand l’acteur se trouve en position de représentant élu : qui parle ? Au-delà de la difficulté que les acteurs locaux ressentent spontanément à traduire le paysage sous forme de mots, se pose le problème central de la légitimité à énoncer un avis sur le paysage et son devenir. Là encore les paysagistes détiennent une légitimité d’expertise ; mais pour les élus qui veulent aller au bout de la démarche et mettre le paysage en débat, il faut savoir initier, animer, tirer profit de ce débat, sans tomber dans le piège du discours normatif. C’est dans cet objectif que nombre de paysagistes et de bureaux d’études spécialisés dans le montage de projet ont mis en place des méthodes de médiation et d’animation de débats, avec des succès divers.

Une fois engagée la démarche, la mise en œuvre de la loi reste difficile, ambitieuse : comment identifier ces structures paysagères dont il faut maîtriser l’évolution ? Comment passer d’un discours général sur la qualité du paysage à l’action ciblée sur des composantes matérielles ? Bien souvent les composantes les plus faciles à mobiliser, sur lesquelles il parait le plus aisé d’agir, sont les composantes architecturales, en passant par les prescriptions en termes de bâti intégrées dans les POS et le PLU. La tendance des années 80 et 90 a largement poussé à une recherche de style local, visant à l’harmonisation par le respect de quelques normes justifiées par la tradition. Bien des architectes et des géographes ont relevé le caractère souvent factice et bricolé de ce style local, ont dénoncé aussi les dérives uniformisantes (M. Wozniack, 2002) Nombre d’élus ont tenté l’expérience et en sont revenus. Une prise de conscience des excès de ces démarches s’est diffusée et une bonne part de ces prescriptions disparaît à l’occasion du passage au PLU.

Le programme mené dans le massif de Chartreuse déjà cité plus haut, nous a amenés à enquêter auprès des maires de ce massif69 ; maires donc très majoritairement de petites communes, se répartissant entre activité agricole résiduelle, activité touristique menacée et

69 L’objectif principal de ce volet du programme visait à comprendre comment les élus évaluent la situation de leur commune face aux enjeux liés à la pression urbaine et à la pression foncière, comment ils estiment leur propre capacité de maîtrise, et quels outils ils utilisent ou réclament.

place croissante des fonctions résidentielles pour navetteurs travaillant « en bas ». La principale conclusion est que l’évaluation de la capacité de maîtrise du territoire par les élus eux-mêmes varie essentiellement en fonction de leur propre conception de leur statut d’élu et de leur capacité à mobiliser des outils, des collaborations. Les entretiens ne portaient pas explicitement sur la dimension paysagère, et plusieurs élus n’ont même pas évoqué cette thématique. Il apparaît clairement que les élus qui évoquent le paysage et disent utiliser les outils légaux concernant le paysage sont ceux qui par ailleurs revendiquent une capacité de maîtrise, partielle toujours mais effective : ils font feu de tout bois, bricolent, parfois détournent les outils de leur usage initial. L’objectif de la plupart d’entre eux dans ce contexte précis est de maîtriser le bâti -voire le bloquer- canaliser les constructions, éviter le mitage. L’un par exemple utilise une procédure de classement de site pour bloquer les constructions sur un versant ; un autre une procédure de zone naturelle sensible pour interdire le passage d’un col en hiver et donc couper la route aux navetteurs potentiels venant de la vallée voisine, etc… Mais tous ont bien conscience qu’en bloquant ou limitant les constructions au nom du paysage, ils contribuent à la pression foncière et à terme risquent de voir les « enfants du pays » ne plus pouvoir rester sur place faute de moyens financiers.

L’enjeu principal actuellement dans ces secteurs convoités des Alpes du nord, c’est bien la ségrégation socio-spatiale ; dans ce cas le paysage devient un argument d’une redoutable efficacité pour déguiser des processus ségrégatifs en place. Ainsi dans le massif voisin du Vercors, les marges du nord convoitées par les rurbains parce que proches de Grenoble, voient partir les catégories modestes, souvent originaires des villages, pour les secteurs plus enclavés, moins prospères du sud du massif où les logements sont plus abordables. Ces migrations internes illustrent de nouveaux types de flux, près d’un siècle après l’exode rural tant redouté en montagne.

Dans ces secteurs beaucoup d’élus, de conseillers, de techniciens posent très explicitement la question du paysage argument de ségrégation spatiale. Comment sortir de ce cercle vicieux ? Peut être que la réponse viendra, en partie, d’où on ne l’attendait pas: de la hausse des coûts de l’essence et de son impact sur les mobilités.

Je ne détaillerai pas au-delà les complexités de la mise en œuvre de démarches ou de politiques paysagères ; de nombreux écrits en témoignent70.

70 Je renvoie notamment à trois ouvrages, les Actes du colloque de Montpellier sur l’Evaluation des politiques paysagères, le numéro spécial des Cahiers de Géographie du Québec en 2002 et l’ouvrage dirigé par Mario Bédard (2009).

Ce que je veux mettre en lumière c’est le caractère fondamentalement politique de toute intervention sur le paysage, de tout discours sur le paysage et son devenir, car il met en branle l’ensemble de la structure sociale, interroge sur les choix économiques, interpelle les acteurs sur leur mode de gouvernance. De ce fait il relève avant tout de l’action publique. Il est rare de voir un acteur privé mobiliser le paysage comme objet même de son projet ; le paysage n’est pas un bien marchand, j’y reviendrai, même s’il entre pour une part difficilement mesurable dans la valeur de certains biens (comme les biens immobiliers par exemple). En revanche, le paysage est abondamment exploité comme argument de promotion, de marketing, voire de justification a posteriori d’un projet qui poursuit un objectif autre : développer une activité touristique, promouvoir un produit agricole ou artisanal, vendre un programme immobilier…

Il faut donc regarder de plus près cette thématique de la valeur, des valeurs du paysage, si fréquemment mobilisée dans les projets locaux, pour dans un premier temps mieux comprendre cette tension sous-jacente: le paysage relève de l’action publique, interroge la gouvernance, mais se trouve rapidement escamoté dans les discours sur sa valeur marchande. Alors ? valeurs mesurables ou valeurs symboliques ?

III. LE PAYSAGE, UNE RESSOURCE POUR LE DÉVELOPPEMENT

Dans le document Le partage du paysage (Page 151-156)