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Les temporalités de la ville ne sont pas uniquement le fruit d’une sédimentation ancienne, ou le fruit de logiques duales simultanées complémentaires et opposées. A travers le cas de Rome, un autre aspect sera mis en avant, celui du constat de temporalités pouvant être aussi manipulées et utilisées à des fins de pouvoir.

L’histoire de Rome est liée à des changements d’échelles importants, ceux dus à l’expansion de l’empire menaçant la structure originale de la ville, c’est-à-dire celle de sa centralité (VOLVEY, 2005). Tout un travail de renforcement et de réaffirmation de cette centralité sera effectué par la suite notamment par la politique religieuse des papes :

96 Cf. chapitre V.

« Aussi l’histoire médiévale de Rome peut-elle s’interpréter comme la lente reconquête d’une centralité d’échelle suprarégionale, dont la nature est désormais religieuse et qui est conduite sous la direction des papes » (VOLVEY, 2005, p. 165).

Cette centralité est d’abord multiscalaire, s’exerçant sur de multiples échelles : échelle intra-urbaine (avec le déplacement du centre religieux du Latran vers le Vatican), échelle de la Chrétienté, des Etats Pontificaux ou encore échelle italienne (VOLVEY, 2005). La centralité se caractérise aussi par son aspect cyclique, depuis la fin de l’Empire Romain, c’est-à-dire par le constat de cycles de forte et de faible centralité au cours de l’histoire de Rome. Cela donnera lieu à la naissance du thème de la rénovation utilisé par les différents acteurs romains, une façon de s’approprier cette temporalité cyclique : « De façon régulière, en particulier au cours de la Renaissance, les papes prétendent faire renaître Rome, et lui redonner son lustre impérial » (VOLVEY, 2005, p. 167). Le pontificat de Felice Peretti (1585-1590) est l’occasion de renforcer l’attractivité de Rome par un ensemble de travaux d’embellissement et de remodelage : agrandissement de places, règle d’alignement du bâti, suivis des percées reliant les sept basiliques majeures et convergeant vers le centre religieux et pontifical (VOLVEY, 2005). Si l’influence de Rome se traduit sur le plan de l’espace (avec ce modèle d’organisation centralisée de l’espace), il ne s’y limite pas non plus : elle se mesure aussi par l’invention d’une structuration du temps particulière dont nous avons hérité (VOLVEY, 2005). Si Rome peut imposer sa conception temporelle, il est à remarquer qu’elle a aussi été la réceptrice des temporalités mouvantes de la civilisation à laquelle elle appartenait. Cette influence de Rome sur l’organisation du temps se manifeste par l’invention des calendriers romains (dont le calendrier grégorien élaboré en 1582, adopté d’abord dans les pays catholiques avant de s’étendre aux pays orthodoxes et protestants), le suivi des temps forts du rythme chrétien (les fêtes religieuses, par exemple) par la société, une philosophie de l’Histoire particulière et chrétienne (VOLVEY, 2005). Ce n’est donc pas seulement l’espace qui sert de traduction et d’affirmation des pouvoirs, mais aussi le temps et la façon de le découper et de le concevoir selon un modèle à la fois cyclique et linéaire.

Les acteurs romains manipulaient ainsi échelles et temporalités afin d’asseoir leur pouvoir tout en assurant la centralité urbaine. La propagande romaine avait ainsi plusieurs thématiques. L’orbialisation (VOLVEY, 2005) fait sauter des échelles : Rome est le miroir du monde, c’est-à-dire que la représentation du monde se retrouve miniaturisée dans la ville ou dans une de ses parties.

« (…) l’empereur [Hadrien] a fait construire les différents quartiers de sa résidence d’été dans des styles qui lui rappelaient les régions soumises à Rome et les pays qu’il avait visités » (VOLVEY, 2005, p. 169).

La manipulation d’échelles se double aussi d’une manipulation d’ordre temporelle utilisée par les acteurs romains. Cette dimension temporelle urbaine est aussi reconstruite en rapprochant les phases de rayonnement de la ville dans le temps tout en gommant les phases de déclin, afin de mettre en valeur une certaine continuité historique, qui, dans le cas de Rome, sert à mettre en avant une filiation valorisante : « Cette création d’une filiation glorieuse répond à des fins de légitimation du pouvoir, et se traduit dans la politique urbanistique » (VOLVEY, 2005, p. 169). L’exemple du pontificat de Sixte V illustre cette méthode de manipulation des temporalités :

« La restauration et l’ajout de croix aux obélisques antiques, comme l’érection d’une statue de Saint-Pierre au sommet de la colonne Trajane, résument toute une stratégie consistant à montrer les papes comme les successeurs des empereurs romains » (VOLVEY, 2005, p. 169).

Cette manipulation de temporalités est à mettre en perspective avec l’exploration faite par Ricœur sur la question de l’oubli, notamment au niveau de la pratique de la mémoire manipulée, dans la constitution des récits : « (…) c’est en raison de la fonction médiatrice du récit que les abus de mémoire se font abus d’oubli » (RICOEUR, 2000, p. 579). L’usage du récit suppose nécessairement une forme de sélection. A l’occasion de ce travail se greffe donc ces stratégies de l’oubli :

« (…) on peut toujours raconter autrement, en supprimant, en déplaçant les accents d’importance, en refigurant différemment les protagonistes de l’action en même temps que les contours de l’action » (Ibid., pp. 579 – 580).

Ces stratégies de l’oubli font partie de l’histoire officielle : elles sont prises en charge par des « puissances supérieures [qui] prennent la direction de cette mise en intrigue et [qui] imposent un récit canonique par voie d’intimidation ou de séduction, de peur ou de flatterie » (Ibid., p. 580).

Ce lissage politique de temporalités plurielles de la ville, conjuguée à cette absence d’évocation des phases, par exemple, de déclin de la ville, afin de mettre en avant une histoire urbaine valorisante, se retrouve dans des exemples plus proches, notamment à travers certains

récits d’action évoqués plus loin par Michel Lussault (2007) et provenant des politiques

urbaines locales (candidature de Paris aux Jeux Olympiques de 2012, par exemple)97. Ce lissage, s’il répond à la même logique historique abordée avec l’exemple de Rome, s’inscrit actuellement dans un contexte particulier que nous développons plus tard : celui d’une crise des grands récits nationaux d’aménagement territorial et urbain, au profit de la mise en avant de récits urbains partiels. A échelle plus fine, cette méthode de lissage, de compression de temporalités, dans une optique de légitimation des actions engagées, se retrouve aussi pour le projet d’urbanisme. Les éventuels récapitulatifs chronologiques des projets dans les documents de planification, par exemple, sont manquants ou incomplets, traduisant une manipulation de temporalités gommant une dimension temporelle du projet inscrite dans une durée plus ou moins longue et considérée d’un point de vue négatif98. Cette retranscription de la dimension temporelle du projet partielle, parfois absente, lissant la dimension temporelle du projet, s’explique par une autre logique de rationalisation a posteriori qui est à l’œuvre en planification ou dans les tentatives de retranscriptions des dimensions temporelles des projets99. Ces temporalités du projet sont, pourtant, présentées dans leur hétérogénéité (variété de temporalités) par certains auteurs (comme Jean-Pierre Boutinet), même si elles ne sont pas exemptes d’un certain nombre d’ambiguïtés. Elles mettent aussi à jour la question essentielle de leur représentation.

97

Cf. IV. A. c. pp. 169 - 173 et IV. B. c. pp. 186 – 188.

98 Cf. chapitre IV sur le problème général de recherche concernant la question de la retranscription de la dimension temporelle du projet.

99 Cf. chapitre IV sur le problème général de recherche concernant la question de la retranscription de la dimension temporelle du projet.

C.Description critique sur les temporalités du projet

Si Bernard Huet (1998) considère que le tissu urbain existant porte en lui un ou des projets latents qui n’attendent qu’à être finalement révélés, il semble aussi que ce(s) même(s) projet(s) partage(nt) certaines des caractéristiques des temporalités de la ville. La dimension temporelle du projet se définit, en effet, par une durée plus ou moins marquée et par son hétérogénéité, même si, concernant, le cas du projet de bâtiment, il est cependant évoqué une dimension temporelle plus limitée et déterminée. Ces temporalités des projets et de la ville, lorsqu’elles se caractérisent par leur durée plus ou moins longue, sont à nuancer : en effet, cette durée est toute relative, car elle paraitra courte si on la compare, par exemple, avec les échelles de temps géologiques. Une autre nuance est à apporter dans le cas des temporalités du projet : les cas d’étude montrent que la dimension temporelle de projets de bâtiments n’est pas limitée et déterminée mais qu’elle est aussi hétérogène, mobilisant une durée plus ou moins marquée100.

Nous avons vu précédemment que les manières de considérer le projet (qu’elles soient d’ailleurs théoriques ou tirées d’un constat sur l’évolution de la pratique) impliquaient des découpages temporels différents : la perception du projet dans sa version opératoire ou dans sa version de processus mobilise des dimensions temporelles induites distinctes. Ici, nous mettons en perspective cette différenciation, au niveau de la dimension temporelle du projet, par rapport à plusieurs perceptions générales de ces temporalités du projet. Ces façons de voir la dimension temporelle du projet sont sources d’ambigüités et de confusion. Les réflexions sur le projet peuvent ainsi à la fois se situer sur le plan pratique, celui du constat de la réalité temporelle à l’œuvre pour le projet (dans la confrontation des temporalités) et celui du souhait, de la dimension temporelle désirée pour le projet, servant de perception critique des pratiques remarquées.