• Aucun résultat trouvé

La ville, en plus d’être un récit, fait appel à l’image d’un palimpseste urbain : « La ville est toute de stratifications, de temps et d'espaces cumulés, d'ordres faits et défaits » (MONGIN, 2005, p. 49). Elle implique une logique duale comme celle de la reproduction et de l’anticipation (RONCAYOLO, 2002), de la permanence et de la substitution (DEVILLERS, 1998) ou encore de la sédimentation et de la modernité (MASBOUNGI, 2001). Cette ville, un palimpseste urbain (YOUNÈS, 2001), traduit la résistance de l’habiter face à l’acte de projeter et de construire, c’est-à-dire entre la permanence de traces constitutives et participants à l’identité même de la ville et le changement d’une ou de plusieurs de ses parties. Cette permanence est celle de la mémoire, de la sédimentation ancienne de la ville alors que la substitution concerne le changement et le renouvellement de la ville. Ces deux logiques doivent être présentes dans la pensée de la ville, au risque d’aboutir à des impasses si un seul principe est considéré : par exemple, la seule substitution amène à une logique de table rase, qui élimine la possibilité d’une logique de préservation de la valeur historique du tissu urbain.

« Si le centre de la ville est si apprécié, s’il a tellement de valeur – dans tous les sens du terme - c’est bien parce qu’il est le lieu d’une sédimentation très ancienne » (DEVILLERS, 1998, p. 56).

Le centre historique de la ville symbolise en quelque sorte cette entreprise de recherche de la fondation. La permanence (et donc la continuité) se retrouve aussi dans l’accumulation ou la persistance de traces, repérées dans le tissu urbain. Cette sédimentation, cependant, ne concerne pas uniquement le centre-ville mais aussi la périphérie, même si elle prend une autre forme, celle du rural transparaissant sous l’urbain (HUET, 1998). Ce repérage des traces de l’histoire ne doit pas être synonyme d’un certain immobilisme : pour Bernard Huet, ces traces sont les assises dont les futurs projets tiendront compte. Cette dernière idée mobilise ainsi des projets considérés comme des instruments de saisie d’une réalité donnée avant d’être des instruments de transformation de cette réalité (par exemple, les traces architecturales du passé font partie de cette réalité de la ville), définition que nous avons

auparavant adoptée pour le terme de projet, dans le cadre de notre recherche91. Cela permet d’allier à travers cette dynamique du projet recherchée, deux logiques urbaines, entre la préservation d’un passé et la projection de quelque chose de nouveau : ses traces doivent ainsi servir à la transformation de la ville (HUET, 1998). Cette logique nécessite une lecture attentive du tissu urbain afin de révéler ce qui a trait au permanent et à la continuité. Ce principe de permanence et de substitution va donc se retrouver à travers différents exemples, comme celui de l’opération du Saal Sào Vitor de Porto, dont la construction du premier bâtiment s’est volontairement appuyée sur la trame des vestiges des murs anciens (HUET, 1998). Ce principe est ainsi l’occasion de souligner le lien étroit entre la ville et la réalisation des projets qui, à la fois, saisissent la réalité de la ville et contribuent à sa transformation.

Ce principe de permanence et de substitution n’existe que par un aller-retour entre société et ville, un dialogue entre le construit et l’habiter :

« Dans un premier temps, on s’installe. Personne ne construit dans le vide : on s’implante dans un lieu qui résiste. Ensuite, nous le transformons à notre image ; la société produit la ville, mais la ville produit aussi la société, il y a un aller-retour » (DEVILLERS, 1998, p. 56).

Pour Jean Chesneaux (2001), une distinction d’une autre nature mais qui peut se raccorder à ce principe de permanence et de substitution révèle l’ambigüité même des logiques urbaines : il met à jour deux lignées urbaines, celle d’une ville mémorielle et celle d’une ville-artefact. A la différence de la considération du palimpseste urbain, c’est-à-dire celle d’une considération stratigraphique de la ville, Jean Chesneaux met plutôt en avant la simultanéité de ces deux logiques à l’œuvre dans la ville. Ces logiques ne sont pas considérées dans leur succession mais plutôt vues comme parallèles et s’entrecroisant dans le temps (CHESNEAUX, 2001). C’est rappeler finalement que la ville est un processus à la fois ouvert sur le passé et sur le futur, dont le présent, symbolisant une temporalité vivante, sert de charnière importante entre les deux autres dimensions temporelles. Le présent, considéré ainsi, se rapproche de l’instant, et assure une certaine fluidité dans le temps, en jouant le rôle de lien entre passé et futur. Jean Chesneaux souligne bien l’importance de la dimension temporelle de la ville tout en regrettant le déséquilibre existant entre les rares études sur la dimension temporelle de la ville et les nombreux travaux de réflexion sur l’espace92. En effet, la ville est un être-dans-le-temps (CHESNEAUX, 2001) : elle est faite de cette tension permanente entre la fonction mémorielle et la fonction projective (dans laquelle s’inscrit pleinement le projet)93. Ces deux lignées urbaines sont cependant nécessaires l’une à l’autre. Une mémoire urbaine sans projet entraîne la ville-musée, figée dans le temps. A l’inverse, un projet totalement indifférent à la mémoire aboutit à un technocentrisme. Christian Devillers (1998) avait déjà souligné les risques de l’application d’un principe de substitution pure, sans prise en compte de la permanence. Ce projet, niant la mémoire et inscrit dans une logique de fonctionnalisme pur, se retrouve dans les années vingt et les années trente, réapparait dans les années soixante avec la logique de la table rase (CHESNEAUX, 2001). L’influence de Le Corbusier et du Bauhaus a ainsi surtout mis en avant le côté projectif de la logique urbaine. Cette ville-artefact est vivement dénoncée par Jean Chesneaux :

91

Cf. I. C. b. pp. 57 – 60.

92 Notre recherche s’inscrit dans ce déséquilibre constaté par Jean Chesneaux (2001). Cf. V. A. a. pp. 206 – 207. 93 La dissymétrie se situe aussi entre un vécu mémoriel, où la mémoire s’inscrit comme une composante du lien social, servant à évoquer une destinée collective, et une pratique projective, inscrite dans une dimension anticipatrice, opératoire et de création (CHESNEAUX, 2001).

« Hommage du vice à la vertu, la ville-artefact, qui était censée se suffire à elle-même et pensait ne plus avoir de rendre de comptes à un passé pour elle inexistant, a découvert elle aussi la tension dynamique entre son projet et sa mémoire (…) » (CHESNEAUX, 2001, p. 122).

Cette dérive dogmatique s’explique en partie par le primat dans la pensée du projet sur la ville, dont le futur constitue le fondement essentiel. Ce primat de l’aspect de futur du projet se décline suivant plusieurs ordres : l’ordre philosophique de l’être (le futur comme fondement et structure organisatrice du projet), l’agir technique (l’inscription dans le futur), l’ordre de la responsabilité morale (la prise en compte des générations futures dans l’héritage urbain et l’intervention du politique) (CHESNEAUX, 2001). Pourtant, ce primat du projet n’aura de sens que s’il est à chaque fois confronté à la mémoire urbaine :

« Si le projet urbain tire la ville vers l’avenir - loi fondamentale de la temporalité -, il ne tient pourtant que s’il sait intégrer dans son devenir la mémoire urbaine restée vivante, s’il donne à celle-ci comme un second souffle » (CHESNEAUX, 2001, p. 126).

Cette relation entre mémoire et projet, à laquelle n’échappent pas non plus nos cas d’étude, puisqu’il s’agit de projets de reconversion urbaine94, va ainsi s’inscrire selon plusieurs modalités, entre l’abandon ou bien l’ancrage, la continuité ou la rupture. Finalement, ce sont deux sortes de villes qui vont s’opposer : la ville jetable, toute technique, contre la vision idéale d’une ville durable, la pression du court terme et du spéculatif contre une vision d’une ville en phase avec le mouvement même du devenir social (CHESNEAUX, 2001). La ville durable souhaitée par Jean Chesneaux est celle d’une ville « (…) qui sait entretenir, réparer, adapter, faire place aux nouveaux besoins et aux nouvelles habitudes sans faire table rase, bref s’enrichir au fil du temps (…) » (CHESNEAUX, 2001, p. 127). Le désir d’une ville en phase, ne doit pas faire oublier non plus ce constat qu’une ville implique aussi des décalages. Le propos de Marcel Roncayolo rappelle cette réalité de la ville, celle d’un devenir social qui ne suit pas le même rythme que celui du devenir urbain : « La ville et sa morphologie se transforment, en même temps que les ensembles sociaux se façonnent. Et tout ne va pas au même pas » (RONCAYOLO, 2002, p. 10).

La dichotomie entre ville mémorielle et ville projective laisse place à un autre type de distinction : celle entre une ville réelle et une ville projetée et imaginée. Olivier Mongin opère ainsi un type de distinction plus général, opposant une ville du citadin à une ville du technicien :

« La forme de la ville, son image mentale, ne correspond en rien à l’ensemble que l’urbaniste et l’ingénieur planifient, on ne décrète pas sur une planche de dessin les rythmes qui rendent la ville plus ou moins vivable et solidaire » (MONGIN, 2005, p. 48).

Là encore, nous retrouvons l’importance de cette temporalité vivante, par rapport aux logiques du vécu mémoriel et de la pratique projective, évoquées auparavant par Jean Chesneaux (2001).

Au final, que ce soit dans la considération d’une ville palimpseste ou d’une ville en prise à des logiques duales entre mémoire et pratique projective raccordées par

94

l’intermédiaire du présent, la ville implique finalement une dimension temporelle riche, que Marcel Roncayolo (2002) décrit comme les temps de la fabrication, de l’usage et des pratiques. Les durées et les rythmes sont eux aussi multiples, allant du bref au temps long dans le schéma d’une gradation temporelle non dénuée d’ambigüités : la ville peut autant faire intervenir la question patrimoniale, nécessairement inscrite dans la prise en compte du long terme, que la tentation spéculative de l’immédiat et du court terme (par exemple, celle du marché immobilier) (RONCAYOLO, 2002). Elle rappelle cette pression évoquée par Jean Chesneaux (2001) entre une ville jetable et le souhait d’une ville plus durable. Cette tension entre le court terme et le long terme rend compte d’une ville à la fois éphémère, changeante et inscrite dans la durée longue : elle porte ainsi par l’intermédiaire de la forme, l’empreinte du temps qui passe, et amène à ce sentiment mixte qualifié par Chris Younès (2001) comme étant celui à la fois de durée et de fugacité. Ce sont à la fois les rythmes liés à la conjoncture spécifique à la ville (celle des moments de développement et d’apogée mais aussi celle des moments de stagnation et de déclin) et les temporalités propres aux éléments composants la ville (RONCAYOLO, 2002). Ces décalages temporels combinés aussi au rythme de transformation des ensembles sociaux, les emboitements d’échelles temporelles participent de cette dimension temporelle riche de la ville. Ce palimpseste urbain est tout autant un palimpseste dans la durée, c’est-à-dire qu’il consiste en la succession des strates historiques de la ville, une vision qui diffère de celle d’une ville moderne aux temps antérieurs condensés dans la présence de l’espace (MONGIN, 2005).

Lévi-Strauss (1993) rend aussi compte de cette stratification historique, brutale pour la ville de Tokyo, notamment à travers le témoignage d’une déambulation, partagé entre le sentiment d’un retour au passé pour certaines parties de la ville, et le regret laissant place ensuite à la curiosité liée à une modernité industrielle déformant l’espace de la ville :

« La nostalgie fit place à la curiosité (…) quand nous engageâmes vers l’Ouest dans des canaux tortueux (…). Ils suivaient le tracé d’anciens quais, empruntaient ce qui subsistait des douves protégeant les enceintes fortifiées de la vieille ville ; comme si le squelette fossilisé de celle-ci nous était rendu apparent par une ossature liquide » (LÉVI-STRAUSS, 1993, p. 48).

La ville se révèle ainsi multiple, hétérogène et stratifiée. Elle amène à s’interroger aussi sur les dimensions temporelles des projets qu’elle accueille, notamment sur la question de leur épaisseur temporelle95. Bernard Huet (1998), plutôt que d’annoncer une mémoire de la ville, préfère mettre en avant des histoires et des mémoires. Cette mémoire urbaine, faussement uniforme, chez Jean Chesneaux (2001) se retrouve double, partagée entre un passé actif et visible et un passé oublié, possiblement récupérable et reconstruit dans un éventuel rappel de mémoire. Cette mémoire peut d’abord se manifester dans un passé présent encore physiquement : celui des constructions diverses de la ville mais aussi celui des pratiques sociales, comme, par exemple, la tradition des marchés. Il diffère du passé tombé dans l’oubli et parfois réactivé par l’intermédiaire des images mentales, et des stratégies de rappel de la mémoire.

De ces mémoires et de ces histoires, Bernard Huet en tire l’expression de

l’archive-ville, tout en mobilisant l’image d’une ville sédimentaire:

95

« La Ville est donc à lire en premier lieu comme une archive, non pas pour en retracer l’histoire, mais simplement pour comprendre l’origine et la nature de ce que l’on transforme et, surtout, pour ne pas faire d’erreurs sur la manière dont on opère, afin de ne pas provoquer une rupture qui ne serait pas inscrite dans les gènes que toute ville me semble posséder » (HUET, 1998, p. 57).

Cette lecture de la ville est à mettre en parallèle avec la lecture des projets de reconversion urbaine choisis comme cas d’étude : l’analyse qui en est faite se base sur des

archives liées aux projets, dans une optique d’éclaircissement des dimensions temporelles des

projets, à travers leurs représentations, pour aboutir à une meilleure connaissance du projet96.

Concernant cette lecture de la ville, elle consiste principalement en l’analyse et le repérage des traces et des tracés urbains qui servent à construire un récit urbain et qui seront porteurs d’éventuels projets, qui transformeront la ville. Cette lecture de la ville est inséparable de l’entreprise de recherche de la fondation de la ville, servant à légitimer, et inscrite dans la culture européenne urbaine. Ce désir d’allier changement et respect du passé (sans le fétichiser par l’intermédiaire de ses traces, comme le rappelle Bernard Huet) se retrouve aussi chez Arielle Masboungi : « Le respect du legs de l’histoire n’exclut pas la modernité. Au contraire, l’identité renouvelée de la ville se fonde sur sa mémoire » (MASBOUNGI, 2001, p. 172). L’exemple du quartier des bords de Vilaine, projet dessiné par Alexandre Chemetoff et proche du centre-ville de Rennes constitue un exemple de ce compromis :

« Il s’agissait de construire et d’aménager des espaces publics dans un quartier en activité sans faire table rase du bâti, des activités et de la vie sociale en travaillant sur la logique du site et sa géographie » (MASBOUNGI, 2001, p. 172).

Il s’agit de lier les temps de la ville, entre l’urbanisation récente des faubourgs et un parcellaire ancien à respecter, pour que le citadin n’hérite pas d’une ville marquée trop catégoriquement dans ses composantes par une mode passagère et qu’il ne se perde pas dans une ville où ses repères ont été détruits pour se conformer à un nouveau projet.