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Le projet, s’il fait appel à un mode d’action collectif, dans le cas spécifique de l’urbanisme, ne peut non plus se passer d’une forme de récapitulation (et parfois de regard évaluatif à posteriori) ou de projection de l’action par l’intermédiaire du discours. Parmi les formes du discours148, c’est surtout celle du récit qui nous intéresse, notamment parce qu’elle a constitué une des sources potentielles pour l’exploration documentaire dans le cadre de l’analyse des cas d’étude. A l’échelle individuelle, le sujet se constitue par la construction des récits qu’il produit tout au long de sa vie, témoins d’une certaine distanciation opérée entre le sujet et le monde complexe (BERDOULAY, 2000). Cette distanciation n’est pas sans évoquer le logos déployé à travers le dialogue, cette parole synonyme d’une mise à distance nécessaire pour l’observation, la réflexion et l’échange.

La notion de récit résulte de l’articulation entre un contexte, qu’il soit culturel, social, économique, ou encore politique et la dynamique du discours traduisant la logique interne du récit (BERDOULAY, 2000). Le récit combine donc une forme d’expression à un mode de pensée. Cette combinaison entre contenu et forme(s) d’expression s’avère presque inébranlable : ces deux pôles du récit sont indissociables, ou dans le cas de figure le moins affirmé, en interaction mutuelle. Dans son acceptation la plus courante, le récit se rapporte finalement à un exposé des faits très répandu. Il implique aussi une structure basée sur une cohérence des faits relatés :

« L’intérêt premier du récit provient de sa capacité à mettre en ordre, ou plutôt en cohérence, les éléments qui concourent à la compréhension du monde. Plus qu’à une simple forme littéraire ou rhétorique, le récit correspond bien à un mode de connaissance » (BERDOULAY, 2000, p. 113).

Dans le contexte d’une modernité qui pourtant a dévalorisé le recours au récit, paradoxalement, la pertinence du récit est retrouvée : le récit est, en effet, le lieu de fabrication du sens à accorder aux phénomènes nouveaux issus de cette même modernité (BERDOULAY, 2000). Cette mise en perspective se décline dans les récits d’action, tels qu’évoqués par Michel Lussault149. L’action spatiale engage des actes de langage, et notamment des récits qui qualifient et justifient, et donc mettent en perspective les interactions entre les êtres, les choses, le déroulement des évènements. Dans sa volonté d’étudier l’action spatiale dans sa forme narrative et sur la scène politique, Michel Lussault fait ressortir plusieurs éléments clés qui sont aussi mobilisables dans le cadre des projets d’urbanisme (puisqu’ils engagent eux-aussi des actions sur l’espace). L’action spatiale sous-tend un modèle territorial, c’est-à-dire un corpus idéologique et mythologique jouant dans la représentation du territoire concerné par l’action (LUSSAULT, 2007). Il s’agit d’un agencement de l’espace officiel et institutionnel qui fait sens aux acteurs politiques et aux administrés. La candidature de Paris aux Jeux Olympiques de 2012 a porté un modèle territorial particulier mobilisant une généalogie positive, une mise en images et en mots d’un espace parisien mythique, ponctué d’emblèmes territoriaux forts, c’est-à-dire des paysages (Montmartre et les quais de Seine) et des lieux (la Tour Eiffel, le Louvre, etc.), sur fond de mise en scène d’une légende locale :

148 Le discours est entendu ici comme l’ensemble des productions ou réalisations orales ou écrites : le récit en fait donc parti.

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« On tentait ainsi de prouver par le recours au roman vrai de l’histoire officielle que Paris avait toujours su et pu se construire à partir des grands défis, des réalisations majestueuses » (LUSSAULT, 2007, p. 225).

La filiation paraissait presque naturelle entre ce passé positif et la réussite future des Jeux. Il s’agit là d’un registre semblable aux temporalités de la ville considérées comme enjeu de pouvoir, ces temporalités manipulées que nous avons présentées auparavant dans le cas historique de Rome150, et qui servent finalement à légitimer l’action spatiale, en la faisant remonter dans une continuité historique lissée, dépourvue de sérieuses embuches, ramenée aux faits les plus glorieux. Le récit ne peut se passer, en effet, du temps : il entretient avec celui-ci une relation étroite puisqu’il ordonne les différents épisodes qui le composent, ces derniers étant insérés dans un cours maîtrisé de l’histoire. Le récit mobilise l’intrigue, véritable agent ordonnateur des faits multiples et synthèse d’un monde hétérogène et temporalisé appréhendé :

« Dans et par l’intrigue, l’hétérogénéité intrinsèque du monde des phénomènes, à laquelle l’acteur se confronte, est vaincue, car ceux-ci sont classés, hiérarchisés, qualifiés, intégrés dans l’ordre globalisant et finalisé du récit » (LUSSAULT, 2007, p. 233).

Cette mise en intrigue se retrouve aussi dans les projets territoriaux d’aménagement : l’urbaniste part d’une synthèse tirée du monde hétérogène et complexe pour proposer ensuite une création originale, qu’elle se manifeste sous la forme du plan urbanistique ou du projet (LUSSAULT, 2007). Les fictions liées à l’action d’aménagement, racontées par les acteurs, livrent des intrigues à identifier : elles servent surtout à véhiculer une vision dépassant le cadre momentané de l’énonciation et l’échelle du territoire concerné. Grâce à cette capacité d’intrigue, le récit donne sens et cohérence à une activité qui a valeur d’expérience humaine.

Cette mise en intrigue est d’ailleurs ce qui distingue le récit du discours du savoir : la progression scientifique se veut strictement linéaire alors que celle du récit s’apparente à une succession d’intrigues ou séquences (SFEZ, 1992). Cependant, toute forme de discours est plus ou moins rationnelle, suivant différents critères plus ou moins appliqués. Ces critères sont ceux de la linéarité, de la normativité et de l’efficacité (Ibid.). La linéarité vise le progrès. Cette linéarité consiste en ce que, par exemple, en progressant dans sa lecture, le lecteur apprenne quelque chose au fur et à mesure. Dans une progression non linéaire, le lecteur se perd et ne retire rien au terme de sa lecture. La progression linéaire est finalement empreinte de pédagogie. La normativité suppose l’obéissance à un code strict, c’est-à-dire le respect du code lexical, syntaxique et sémantique de la langue vernaculaire et/ou du langage scientifique. Par ailleurs, le discours sert lui-même de code aux discours à venir. Enfin, l’efficacité suppose que pour qu’un discours soit efficace, il faille que ce dernier soit lu et compris. L’efficacité interroge donc sur la communicabilité du discours. Mais le discours rationnel n’exclue pas non plus de l’irrationnel : « L’irrationnel s’articule (…) au rationnel, en tout discours » (SFEZ, 1992, p. 332). L’irrationnel ne peut se manifester que dans la déconstruction de cet ordre rationnel : derrière un discours officiel, il peut se manifester des lapsus, des liens non justifiés qui sont affaires d’idéologie.

Une des autres caractéristiques du récit est sa capacité de maîtrise du temps : la dimension temporelle de l’action spatiale est alors malléable. A travers l’exemple de Liverpool évoqué par Michel Lussault (2007), dans le cadre du dossier de candidature de la

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ville à son classement au patrimoine mondial, il est donné cas d’un récit légendaire, caractérisé par une continuité historique d’où les éléments de déclin, les éléments problématiques (la période de crise durant une grande partie du XXe siècle) sont occultés. Ce creux narratif cependant n’efface pas complètement cette période difficile. Le thème de la régénération urbaine, en effet, dans une volonté de retour aux périodes fastes de la ville, porte en lui-même l’idée d’un marasme qu’il s’agit de surpasser. Le lien continu est établi entre un passé glorieux, le présent de l’action et le résultat espéré, héritier d’une politique qui tâche de le faire advenir (LUSSAULT, 2007). Les temporalités sont ici manipulées pour servir à légitimer l’action spatiale mais aussi pour rendre compte de l’état présent. Elles se caractérisent par une certaine continuité, puisque les éventuelles périodes de disfonctionnement et de déclin, c’est-à-dire les éventuelles discontinuités, sont occultées. Enfin, un autre effet déformant se joue dans ce portrait historique de la ville : celui de rapprocher ce passé d’encore plus près du présent et du futur. L’impression de durée (et de longue durée) en est presque effacée pour privilégier plutôt une forme d’immédiateté paradoxale dans ce triptyque temporel, comme si les gloires du passé étaient juste à portée de main pour pouvoir permettre la régénération de la ville, comme le montre cet extrait du dossier de candidature de Liverpool, traduit par Michel Lussault :

« L’esprit d’innovation et d’audace qui caractérisa la marche de Liverpool vers le

succès et le rayonnement prévalent encore aujourd’hui, et les initiatives actuelles de renouvellement urbain visent à redonner à Liverpool un statut de ville mondiale » (traduit de

l’anglais par LUSSAULT, 2007, p. 239).

Par ailleurs, ces récits d’action véhiculent différentes représentations et usages du temps. Ils traduisent finalement, la conception de leurs auteurs sur la question du temps. Ils mobilisent d’abord la dimension temporelle propre à l’espace d’intervention, c’est-à-dire de l’espace compris comme objet et finalité de l’action proprement dite. Dans cette conjonction entre territoire et mémoire, il peut se manifester le risque d’une certaine forme de

conservatisme patrimonial (LUSSAULT, 2007) : l’espace est alors muséifié, et la mémoire

est conservée sur la base d’une pensée plus ou moins réfractaire à toute évolution. Cette tendance est surtout marquée en France et en Italie, où souvent cette mémoire mobilisée ne se fait qu’au singulier au détriment de mémoires plurielles (Ibid.). Parallèlement au temps et les temporalités liés à l’espace de l’intervention, il existe un autre temps, celui qualifié par Michel Lussault de temps de la praxis : il s’agit du temps englobant le temps de chaque action et de tout acte particulier. La question de la relation entre les temporalités de chaque acte synchrone et de leur insertion dans la politique se pose alors.

Le présent de l’action est aussi affaire de conviction de l’intérêt de l’action auprès des autres acteurs : le cas de Liverpool utilise les grands évènements, 2008 jouant comme échéance mobilisatrice, un futur proche, par rapport auquel s’inscrit l’ensemble de la politique territoriale. Cette échéance mobilisatrice n’est pas sans rappeler le cas de manipulations des temporalités par le politique que ce soit pour faire accepter l’action ou pour faire valider le choix des projets engagés : une des préoccupations de l’acteur institutionnel est, en effet, de définir et de légitimer l’actualité de son action, notamment en l’adressant au public destinataire (LUSSAULT, 2007). Le temps de l’action est borné, nommé actualité par Michel Lussault : « L’actualité désigne cette période de présent ouverte par la conception et la réalisation d’un projet mobilisateur » (LUSSAULT, 2007, p. 242). Cette dénomination en elle-même n’est pas anodine car elle implique quelque chose de récent et de présent. Elle n’est pas étrangère à une vision mettant en avant le proche et l’actuel, et donc enlevant

finalement toute impression de durée, pour former celle d’une urgence et de mobilisation sur le court terme. La dimension temporelle du projet en ressortirait amoindrie.

Entre une dimension temporelle propre à l’espace d’intervention et celle liée à l’action, la question de la conjugaison et de l’ajustement entre les deux conceptions de la temporalité, se pose aux yeux des acteurs. Elle passe par une actualité du faire mise en relation directe avec l’intrigue historique (LUSSAULT, 2007). L’exemple de Liverpool est encore mentionné : le festival du Waterfront Weekend du 20/08/2004 a ainsi servi à lier le projet culturel au projet patrimonial, tout deux appartenant à une même trame narrative, celle de la ville mondiale. Les moments descriptifs sont toujours mis en perspective par le récit et appuyés par la figuration :

« La narration prend en charge la dimension temporelle de l’action. Elle diffuse à la fois le discours sur la légitimité d’agir au regard du mythe historique du cru et celui sur les fins dernières du projet » (LUSSAULT, 2007, p. 244).

Le récit de l’origine et des premiers temps soutient alors la petite histoire en cours de création. Une forme de continuité temporelle s’en dégage : elle relie au sein d’un ensemble cohérent, doté de sens, passé, présent et futur. Elle fournit un cadre chronologique imagé et empli de descriptions. Cependant, elle lisse la dimension temporelle qui en ressort, au profit d’une filiation cohérente liant bout à bout mythe des origines et projet mobilisateur.

C’est dire si le discours exerce plusieurs fonctions sur le temps, notamment sous la forme du récit légendaire. Sa fonction est d’abord mythologique : elle évoque l’idée d’un ancrage, de l’ancienneté, du mythe comme récit des origines. L’ancienneté et la permanence jouent d’ailleurs comme des indices de qualité et de puissance dans les récits légendaires (LUSSAULT, 2007). La vision temporelle qui en ressort se caractérise alors par une certaine homogénéité consécutive de la continuité. Cette fonction mythologique peut ainsi jouer dans les retranscriptions des dimensions temporelles des projets et contribuer à construire une vision de cette dimension temporelle lissée et homogénéisée. Mais la fonction exercée par le discours peut aussi être identitaire, mémorielle et historique : il s’agit d’une mémoire officielle qui confère au territoire concerné une identité spatiale et historique qui le différencie des autres et actualisée continuellement par le récit de l’action (LUSSAULT, 2007). Enfin, la fonction de la narration des temps citadins peut aussi être généalogique et téléologique : il se dessine une généalogie où la ville est un quasi-personnage et à laquelle chaque citadin hérite (LUSSAULT, 2007). Le lien s’exerce alors entre les phases passées glorieuses, le présent de l’énonciation et le futur attendu :

« Par le truchement de la légende, les protagonistes politiques agencent le passé glorieux, le présent actif et le futur vertueux en un tout cohérent doté d’une finalité : la réalisation de la destinée citadine (…) » (LUSSAULT, 2007, p. 250).

De ces trois fonctions du récit légendaire, qui servent à la fois à dessiner le mythe des origines et à fournir une base de justification des projets à réaliser pour la ville, la vision temporelle en ressort sous une dimension continue et lissée. Il ne semble donc pas étonnant que les récits du projet fassent ressortir cette même vision homogène d’une dimension temporelle maîtrisée par le discours.

Car le futur est aussi présent au sein de l’action urbaine : les figures du projet sont étrangement atemporelles au sens où le temps apparaît idéalement stabilisé et maîtrisé. Le projet ressort dans sa pureté et dans sa stabilité d’idéal-type, « à l’écart des rumeurs de la société et du temps corrupteur » (LUSSAULT, 2007, p. 251). L’imagerie urbanistique mobilisée à travers plans et dessins, présentifie l’absent, c’est-à-dire ce qui n’est pas encore. Cette absence n’est pas issue d’une destruction mais plutôt liée à l’anticipation (LUSSAULT, 2007). Le lieu transformé se décline selon un temps apaisé par la réussite de l’action. Le pouvoir de l’image garantit le dessin d’un monde possible. Ce curieux registre temporel d’une présence perpétuelle, hors du temps corrupteur, peut être relié à la faible évocation d’une dimension temporelle plus fournie pour les projets, notamment dans les documents techniques ou dans les documents de planification, au profit, par exemple, d’une mise en avant des objectifs de planification et d’une laconique et éventuelle échéance mobilisatrice.

Jean-Pierre Boutinet (2005) révèle pourtant le paradoxe interne au projet, caractérisé par sa fonction heuristique, la recherche d’un objet absent à faire advenir. Le projet est une représentation opératoire pour le moins instable : elle implique à la fois cette détermination à faire advenir un objet inédit à inscrire dans une réalité donnée et l’instabilité qui en découle face aux contingences de l’action.

La construction du projet se fait donc par tâtonnements, progressivement, plutôt que donnée une fois pour toute. Cette instabilité de la représentation opératoire, qui combine représentation de l’objet à réaliser, représentation du trajet amenant à l’objet, représentation du ou des sujets impliqués en regard des autres, ressort cependant difficilement des retranscriptions des dimensions temporelles des projets. Le tâtonnement même évoqué ne peut se passer d’une affirmation de maîtrise liée à la volonté des acteurs en présence ni d’un parcours caractérisé par une certaine forme de cohérence alors que cette dernière est plutôt une cohérence retrouvée (vis-à-vis des objectifs ou encore vis-à-vis des acteurs). L’illusion portée par le discours sur le projet et par ses figures se confronte à la pratique du projet.

B.Positionnement de l’acteur par rapport à la dimension

temporelle du projet

Cette construction et cette pratique du projet passent en premier lieu par les acteurs. Par rapport à la dimension temporelle du projet, le positionnement des acteurs engagés dans la mise en place du projet se traduit par le constat de complexité du projet considéré comme processus et, par conséquent, par le besoin de repérage dans ce processus. Ce besoin de repérage de la part de l’acteur dans le processus de projet est, cependant, confronté à plusieurs obstacles que nous détaillons : crise des grands récits de l’aménagement territorial et urbain, retranscriptions très succinctes ou parfois absentes des dimensions temporelles des projets dans les documents de planification, manque de synthèses retraçant cette dimension temporelle du projet de façon adéquate.

a. L’intervention du temps vécu dans la retranscription de la