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i) Une démarche centralisée, quantitative et fonctionnaliste

La démarche de planification traditionnelle repose principalement sur les notions de plan et d’opération29. Dans un premier temps, nous allons souligner le caractère centralisé de cette démarche.

Orientée vers la détermination et l’exécution de l’objet planifié, plutôt qu’une réflexion sur le processus d’élaboration, cette démarche était jusqu’aux lois de décentralisation de 1983 et 1985 conduite de façon centralisée. Dès les années vingt, L’Etat français joue un rôle central dans l’exercice de planification sous la forme du développement urbain : il s’agissait de maîtriser les effets de la forte croissance urbaine en termes de répartition de population, d’accroissement de la taille des villes, de contenu des villes, (INGALLINA, 2003). Vincent Renard (2002) évoque aussi la même idée, mais en insistant sur l’aspect foncier de la maîtrise de cette croissance urbaine forte : les politiques foncières, dédiées à la maîtrise de cette croissance, mais aussi à la lutte contre la spéculation foncière, vont s’appuyer sur la mise en œuvre d’un certain nombre d’outils législatifs, institutionnels et économiques (droit de préemption, recours à l’expropriation, développement d’établissements publics fonciers, par exemple).

Par ailleurs, cette planification centralisée n’est pas dépourvue d’une certaine tension entre deux conceptions dont elle hérite. L’une, centrée sur les architectes, avait une connotation fortement spatiale et constructive, l’autre, liée aux ingénieurs, se voulait plus technique et se basait sur les réseaux (INGALLINA, 2003). A cette opposition aboutissant à la formation de quartiers nouveaux dans les villes pouvant se révéler très différents entre eux, s’ajoute l’idée de la table rase, selon la logique de la rénovation urbaine, apparaissant en réaction à une extension urbaine spontanée, et comme une tentative de contrôle et de maitrise étatiques de cette croissance urbaine (Ibid.). Thierry Paquot (2002) rend compte lui aussi de ces deux urbanismes qui ressortent, l’un lié à une croissance urbaine spontanée, un urbanisme

spontané, qui s’apparente plutôt à une urbanisation des campagnes, l’autre relevant d’un urbanisme maîtrisé d’Etat. A l’après-guerre et avec la reconstruction, cet urbanisme maîtrisé

est habité par l’esprit de la modernité, poussé par les hauts fonctionnaires d’Etat et les ingénieurs des Ponts et Chaussées, animés par le sens de l’Etat et l’intérêt général (PAQUOT, 2002). Il se décline principalement sur la forme d’un urbanisme froid, celui des grands ensembles, et sous la forme d’un urbanisme polycentralisé des villes nouvelles (Ibid.). Par ailleurs, ce choix du collectif par les décideurs, ainsi que des villes nouvelles se combine à un mitage des paysages agricoles par les maisons individuelles, les zones commerciales et de loisirs (Ibid.).

La logique de la démarche de planification traditionnelle, centralisée, se veut aussi quantitative et fonctionnaliste. Cette logique se retrouve à travers les formes voulues du développement urbain par les instances publiques, technocratiques et techniques : ce développement urbain, inscrit dans le cadre d’une planification étatique, se faisait par une sectorisation sociale et fonctionnelle (grands ensembles pour le logement, zones dédiées aux activités industrielles, par exemple) (INGALLINA, 2003). Cette démarche de planification traditionnelle, à la fois centralisée, quantitative et fonctionnelle est par la suite remise en

29 Pour la définition de la notion de plan, cf. I. B. a. i) p. 35, et pour celle d’opération (notamment celle d’opération d’urbanisme), cf. I. B. a. ii) pp. 36 – 37.

cause : la critique de cette ville modernisée et rénovée, aggravée par la crise économique, intervient dans les années soixante-dix. Cette critique est l’occasion de la mise en place d’un autre type de démarche qui tienne plus compte de la ville existante dans sa dimension spatiale et temporelle. Les mutations juridiques et institutionnelles entrainées par les lois de la décentralisation en 1983 vont précipiter ce glissement d’un type de planification à un autre, et un changement au niveau des outils de planification. Cependant, avant d’aborder ce changement, il est nécessaire d’évoquer et de décrire les anciens outils de la planification traditionnelle.

ii) Les outils de la planification dite traditionnelle

Les outils de la planification traditionnelle, répondant à cette logique

quantitative, consistaient principalement en l’ancien système des Schémas Directeurs d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU) et des Plans d’Occupation des Sols (POS) créé par la LOF (Loi d’Orientation Foncière) de 1967. L’utilisation de ces deux outils était fondamentale à une époque de croissance urbaine rapide : il s’agissait d’anticiper et de contrôler les conséquences de cette croissance. Les schémas directeurs sont essentiellement placés dans une optique de prévision, c’est-à-dire dans une définition des différentes actions globales à entreprendre sur le long terme. Les POS sont par contre des documents réglementaires qui déterminent la destination des sols et les règles de leur occupation. La définition de ce droit des sols était statique, réglementant l’usage de propriété, sans orientation ni programme spécifique contenus dans les POS (INGALLINA, 2003). Pendant la période de forte expansion des villes, les POS s’inscrivaient par rapport à une logique quantitative, par exemple, le nombre d’hectares de zones constructibles à programmer. Ce calcul est d’ailleurs assorti d’une formulation des besoins en chiffres, faite a priori. Les SDAU et les POS ont ainsi constitué des outils indispensables d’action sur la croissance urbaine :

« (…) l’utilisation de ces deux outils a été fondamentale à une époque où il y avait encore très peu de plans, insuffisants pour gérer la croissance urbaine rapide d’alors. (…) L’urgence avec laquelle on intervint conduisit à produire des documents d’urbanisme qui souvent ne tenaient pas compte des réalités locales30 » (INGALLINA, 2003, p. 33).

Le renouvellement de ces deux instruments de planification spatiale se produira ensuite dans la pratique avec la prise en compte de nouvelles échelles d’intervention : celles de la ville et de l’agglomération, regroupés sous le terme de projet stratégique par Patrizia Ingallina (2003). Ce changement sera concrétisé par les lois de la décentralisation. Vincent Renard évoque aussi cette planification urbaine à deux niveaux, mise en place à la fin des années soixante :

« Le cadre de la réglementation du développement urbain (…) reposait pour l’essentiel sur une planification urbaine à deux niveaux, des schémas directeurs indiquant les grandes lignes du développement, des Plans d’occupation des sols (POS) fixant de façon précise – et quantifiée – l’usage qui pouvait être fait des terrains » (RENARD, 2002, p. 41).

30 Patrizia Ingallina fait surtout référence aux documents d’urbanisme tels que le POS, considérés, dans ce cadre, comme des documents « faits par superposition de photocopies » (INGALLINA, 2003, p. 33).

Par ailleurs, ce type de planification s’appuie sur un système opérationnel particulier, fondé sur la responsabilité de l’autorité publique (FAURE, 2002) :

• Un cadre d’intervention fixé par la notion d’opération d’aménagement que nous avons vu

auparavant ;

• Le cadre juridique et administratif que constitue la Zone d’Aménagement Concerté (ZAC), instituée en 1967 ;

• L’appel à des structures opérationnelles spécialisées comme les Établissements Publics d’Aménagement (EPA) et les Sociétés d’Économie Mixte (SEM).

Les SEM sont des opérateurs apparus dans les années cinquante qui interviennent dans le cadre de conventions publiques d’aménagement avec les collectivités locales (FAURE, 2002). Ces structures professionnelles sont des sociétés de droit privé dont le capital est constitué majoritairement par des personnes publiques. La réalisation d’opérations, comme, par exemple, les Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP), les grands ensembles et les grandes rénovations urbaines, leur est déléguées. Les SEM se doivent aussi de porter le risque financier final de l’aménagement (FAURE, 2002). Un autre type de structures opérationnelles spécialisées se vérifient dans le cas des Établissements Publics d’Aménagement (EPA). Ces derniers, sous tutelle de l’Etat, ont une double nature d’opérateur et de maître d’ouvrage, c’est-à-dire qu’ils peuvent aussi bien initier le lancement d’une opération qu’en assurer sa mise en œuvre (FAURE, 2002). Leur action s’inscrit dans la recherche d’un consentement des collectivités locales concernées, associées aux décisions prises au sein du conseil d’administration (Ibid.).

iii) Une démarche qui implique un modèle hiérarchique de conduite des projets

En termes de conduite de projet31, à travers les phases de conception et de réalisation, la démarche de planification traditionnelle dans son application pour les projets (pris en tant qu’outils de la planification) se rapprocherait du modèle hiérarchique décrit par Gilles Novarina (2000), dans le contexte évoqué d’un passage de ce modèle hiérarchique vers un modèle négocié de conduite de projet.

Fondé sur une stricte séparation des tâches entre une maîtrise d’ouvrage unique et une maîtrise d’œuvre et dédiant un rôle surtout passif, limité à la consultation, aux futurs usagers des projets, le modèle hiérarchique traduit un monde rassurant, connu d’avance (NOVARINA, 2000). Les acteurs entretiennent entre eux des relations de type hiérarchique, à l’image du schéma triangulaire ci-dessous (cf. figure 4). Nous retrouvons le système de pouvoir décrit par Yves Janvier dans le cas de l’urbanisme opérationnel classique pour qui « (…) il existait clairement deux opérateurs-décideurs essentiels : la collectivité locale et l’aménageur » (JANVIER, 1998, p. 306). D’autres acteurs, comme les promoteurs et les services d’administration, par exemple, étaient intégrés à ce système mais les décisions importantes relevaient de la maîtrise d’ouvrage (Ibid.). Ce système de pouvoir sera modifié par la suite, sous l’effet de la crise en aménagement : l’appel au privé, la multiplication des

31 Nous utilisons ici le terme de projet comme objet de planification (au sens d’opération) même si la généralisation de l’emploi du terme de projet est consécutive de l’apparition d’une nouvelle forme de planification, celle des démarches par projet(s), qui succède à la planification traditionnelle.

intervenants notamment extérieurs au système institutionnel, le recours aux financements divers complexifient ce système de pouvoir hérité de l’urbanisme opérationnel classique.

Figure 4 : Modèle hiérarchique (Source : NOVARINA, 2000)

Les décideurs politiques, qui représentent la maîtrise d’ouvrage, occupent une fonction de commandement : ils déterminent les objectifs politiques et élaborent les programmes. Les maîtres d’œuvre, c’est-à-dire les techniciens, sont chargés de concrétiser ces objectifs par l’intermédiaire des réalisations techniques. Les habitants interviennent peu dans cette conduite de projet. Ils peuvent être éventuellement consultés pour des projets qui sont déjà engagés. Le modèle hiérarchique s’appuie sur un système de décision à la structure centralisée, où un pôle, veillant à l’exercice de l’intérêt général, vote la loi, conçoit un travail normatif en termes techniques et réglementaires et élabore des politiques auxquelles une périphérie négocie la mise en œuvre. Il dérive de la vision d’un Etat-Providence et de sa mission de lutte contre les inégalités. L’approche de cette demande sociale comme donnée a priori se fait dans le recensement quantitatif des besoins non encore identifiés et dans le repérage des catégories socioprofessionnelles dont découlent ces besoins. L’urbaniste, censé incarner un intérêt général qui prévaut sur les intérêts particuliers, possède une vision de cette demande sociale inscrite dans l’optique de réduction des inégalités d’accès au logement et à l’équipement et qu’il s’agit de traduire tout en la façonnant :

Modèle hiérarchique

- Décideurs politiques en position de commandement

- Champs de compétences définis

Techniciens = Maîtres d’œuvre Compétences : savoirs théoriques et savoir-faire technique Décideurs politiques = Maîtres d’ouvrage Compétences : management politique, savoir faire de négociation Habitants = Usagers Compétences liées aux pratiques sociales

Consultation mesure de l’impact des décisions Informations Définitions des objectifs et des programmes Décisions et réalisations techniques

« (…) la demande sociale se présente comme un donner, comme une matière première, qu’il s’agit d’ordonner dans le cadre d’un programme puis de transcrire sous forme de projets spatiaux » (NOVARINA, 2000, p. 53).

Le traitement de cette demande32 se fait de façon uniforme et dans le cadre des Trente Glorieuses, cet effort sera consenti pour le logement et les équipements, dans les grands ensembles, ZUP ou autres opérations de rénovation urbaine. L’ambition était de créer des logements neufs et modernes, pour améliorer les conditions de vie des employés et des ouvriers, et de doter les quartiers d’un niveau d’équipements et de services suffisamment satisfaisant pour garantir leur fonctionnement autonome et un foyer de convivialité sociale. Au final, l’optique principale est de rééquilibrer le développement urbain d’après-guerre.

Le modèle hiérarchique en tant que modèle d’action et de production de la ville se veut aussi déductif et linéaire : partant de la définition des objectifs d’aménagement à la réalisation d’opérations, il passe par des étapes intermédiaires définies par le plan. Guy Tapie et Patrice Godier (1997) mettent en avant le rigorisme taylorien d’une démarche rationnelle qui penche vers la recherche de la meilleure solution possible. Dans l’opposition avec le modèle négocié, les auteurs font ressortir les caractéristiques de ce modèle d’action consistant en l’application des procédures, le centralisme autoritaire, la réglementation et les certitudes technocratiques. Ces caractéristiques ont été déjà soulignées auparavant, mais Guy Tapie et Patrice Godier mettent aussi en avant l’existence d’une fonction technique unique concernant l’action des professionnels (dans le cadre de la maîtrise d’œuvre) prise en charge principalement par des architectes ou des ingénieurs urbanistes. Les spécialistes de l’urbain ne sont pas encore les multiples figures du modèle négocié, liées à des champs de métiers divers et variés. La reconnaissance de situations hybrides (entre modèle hiérarchique et modèle négocié) ne doit pourtant pas empêcher la mise en lumière des traits dominants du modèle hiérarchique (cf. tableau 1).

Modèle hiérarchique

Acteurs publics Acteurs privés Citoyen

Dominance de la puissance publique et des Etats centraux. Le privé est un opérateur. Délégation de l’intérêt public ; le citoyen est informé ou consulté

Professionnels Centralisation des expertises.

Professionnels de l’urbain dominants (ingénieurs, architectes).

L’ingénierie publique oriente et ordonne la planification et les projets en collaboration avec les experts libéraux sollicités.

Primat de la planification

Management des projets Rôle des procédures et de ceux qui les définissent (ingénierie publique). Définir des solutions par les instances et professionnels légitimes (ingénieurs et architectes). Informer.

Décomposer et mettre en série : plan, programme, opérations.

Règles hiérarchisées et à exécuter dans le temps.

Répondre aux évolutions contextuelles et au jeu opportunités-contraintes d’un environnement changeant.

Tableau 1 : Caractéristiques du modèle hiérarchique (Source : GODIER et TAPIE, 1997)

32 Le traitement de cette demande sociale, évoquée ici pour le modèle hiérarchique, sera plus tard remis en cause, notamment avec l’arrivée de nouvelles valeurs à l’œuvre dans la société. Ces dernières sont liées à une demande sociale devenue qualitative, plurielle, avec la montée en puissance et le succès des valeurs individuelles prévalant sur une logique de répartition et de distribution. Cf. II. B. b. i) pp. 71 - 76.

Michel Callon (1997) rappelle qu’il est communément admis que le modèle hiérarchique tire son origine du monde de la construction, de l’urbanisme mais aussi du monde de l’armement. Michel Callon fait lui aussi état d’un certain nombre de ces caractéristiques déjà dégagées pour ce modèle hiérarchique par Guy Tapie et Patrice Godier (1997), ou encore Gilles Novarina (2000). En ce qui concerne la conception, chaque niveau d’acteurs (maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, opérateurs) est clairement identifié et correspond à une fonction précise, déterminée une fois pour toute (CALLON, 1997). Tous les acteurs de cette chaîne sont conscients du rôle qu’ils jouent par avance : rien ne semble être laissé au hasard. Le maître d’ouvrage est omniscient33 : il est censé savoir quel est son rôle et ce que veulent les destinataires des programmes qu’il élabore. La mise en œuvre des programmes et des objectifs du maître d’ouvrage se fera de façon linéaire, par étapes passant successivement et logiquement des objectifs jusqu’à la réalisation (CALLON, 1997). Le maître d’œuvre se charge alors de la traduction adéquate du programme et des objectifs (Ibid.). Par ailleurs, les demandes, les besoins à satisfaire, les problèmes à résoudre, les réactions au projet initial se font selon une logique de consultation, à l’initiative du maître d’ouvrage qui souhaite s’informer (Ibid.). Cependant, les réactions inscrites dans le cadre de ces procédures de consultation ne peuvent modifier le projet initial qu’après-coup, étant donné que le processus de conception se veut par définition prévisible et donc ne laisse pas véritablement de place aux réactions provoquées par le projet au fur et à mesure qu’il se construit (Ibid.).