• Aucun résultat trouvé

b. Rationalité et aménagement spatial ou urbain : les conséquences temporelles

Ce pouvoir d’agir de l’urbaniste pose la question de l’idée de rationalité en urbanisme. La rationalité, partant d’une définition mobilisant trois notions essentielles, combine à la fois une théorie des fins et des moyens. La rationalité permet de déterminer les moyens les plus adaptés pour atteindre les fins fixées. Dans ce sens, elle se rapproche de la rationalité économique141. La rationalité s’accompagne de la science et des techniques issues d’elle, ces dernières assurant l’adaptation de la démarche dite rationnelle aux fins envisagées (DREYFUS, 1973). Enfin, la rationalité désigne aussi le résultat de cette démarche

141 Cette rationalité économique ne peut non plus être séparée des rapports sociaux : des comportements économiques a priori irrationnels peuvent être ainsi justifiables par rapport à une rationalité plus large d’ordre social, cette fois-ci.

rationnelle, qui a su s’adapter aux fins : elle reflète un ordre qui a valeur d’état, c’est-à-dire en tant que résultat de l’action (Ibid.). Jacques Dreyfus montre aussi que le fonctionnalisme n’est pas affaire de rationalité mais d’irrationalité et que le discours se veut rationalisant. En urbanisme, l’idée de rationalité comme moyen des moyens va se manifester par l’idée de planification (Ibid.). En effet, en planification, il s’agit bien d’une recherche d’une adéquation des moyens aux objectifs, quel que soit le type de planification envisagé, traditionnelle, ou se manifestant par des démarches par projets. L’idée d’efficacité se mesure par les techniques utilisées et la prise en compte de l’urbanisme comme une science organisatrice : méthodes statistiques, méthodes projectives, méthodes sociologiques, sciences de l’ingénieur sont mobilisées par exemple pour la connaissance des territoires (à travers le diagnostic, entre autres). Enfin, l’ordre de la rationalité se retrouve dans le plan d’urbanisme qui est à la fois moyen d’action et résultat de cet ordre (DREYFUS, 1973).

Il est un premier lien à noter, qui n’est pas étranger à celui entre rationalité et urbanisme : celui entre la figure de l’ingénieur et une forme de rationalité, celle de la rationalité technique. La rationalité technique désigne plus qu’une rationalité comportementale : elle vaut rationalité de système, puisqu’elle se rapporte à la conduite des acteurs de la production. Elle est conduite rationnelle au sens où « un acteur se conforme à des règles dictées par les connaissances dont il dispose sur le monde physique ainsi que par le diagnostic qu’il porte sur l’organisation existante du travail » (PICON, 1992, p. 16). Sa rationalité se détermine par l’ajustement qu’elle opère justement entre les contraintes physiques et les prescriptions sociales liées au mode de production dominant, à des fins d’efficacité. La conduite rationnelle n’est pas dépourvue de subjectivité puisqu’elle s’accorde selon des critères de rationalité spécifiques aux acteurs collectifs. Elle est aussi intrinsèquement porteuse d’un projet de rationalisation, c’est-à-dire que ces critères sont portés par une ambition de changement ou de modification des structures productives (PICON, 1992). Ces conduites rationnelles sont différentes suivant le positionnement de l’acteur dans le processus de production : « (…) l’ingénieur adhère par exemple à des critères de rationalité distincts de ceux qu’adoptent le contremaître ou l’ouvrier soumis à ses ordres » (Ibid., p. 17). Cependant, elles s’inscrivent sur un fond commun de représentations liées au monde physique et à l’organisation sociale du travail. Considérée ainsi, la rationalité technique désigne un engagement collectif des acteurs de la production, sur la base de cet état moyen de la connaissance. L’exemple de l’école des Ponts et Chaussée illustre une rationalité technique à caractère hégémonique et dynamique véhiculé au travers de l’enseignement dispensé aux futurs ingénieurs, dont les choix de savoirs ne sont jamais anodins :

« En plaçant, par exemple, l’analyse mathématique et la géométrie descriptive au sommet de la pyramide des savoirs, les ingénieurs d’Etat des premières années du XIXe siècle entendent promouvoir une figure du technicien joignant la théorie à la pratique et investi pour cette raison d’une autorité absolue sur ses subordonnés » (PICON, 1992, p. 19).

Cette rationalité de l’ingénieur est aussi évolutive : elle est commandée par les contradictions qu’elle essaye de surmonter, et qui se révèlent à l’occasion de débats (PICON, 1992).

Une telle rationalité a aussi des conséquences en matière temporelle. Les catégories temporelles auxquelles se réfèrent les ingénieurs, dans la réalisation des infrastructures territoriales et urbaines, se modifient avec l’advenue de la Révolution Industrielle. Sous l’effet d’une rationalisation des pratiques, d’un perfectionnement des outils qu’ils soient liées à l’utilisation des matériaux ou à la codification plus poussée des opérations, d’une progression

des sciences de l’ingénieur par l’intermédiaire de l’utilisation de l’analyse mathématique, une meilleure prévisibilité des entreprises de génie civil et de construction se profile (PICON, 1997). L’appréhension du temps par l’ingénieur se faisait traditionnellement sous la forme d’un double registre, celui de l’incertitude du quotidien, celui du temps long des monuments, idéal à atteindre. A la veille de la Révolution Industrielle, le moyen terme de la prévision technico-économique est introduit (PICON, 1997). L’utilité des opérations est à rechercher plus que la monumentalité. Le temps devient celui de la conception-réalisation mais aussi de la validation sociale et économique : l’efficacité technicienne, conséquence voulue de l’application de cette rationalité technique, de celle liée à une disposition presque architectonique des dispositifs, devient celle liée au jeu des dynamiques naturelles et humaines à réguler par l’ingénieur (PICON, 1997). L’évolution des techniques et des outils, avec notamment l’introduction du calcul économique et le perfectionnement de la science de l’ingénieur, succédant aux outils arithmétiques et géométriques, entraîne finalement un changement de perception du temps. Ce nouveau temps de l’ingénieur est, cependant, mis en perspective, parfois de façon conflictuelle, par rapport à d’autres temporalités en jeu, comme celles de la ville ou celles des autres professions. La lecture de la ville et du territoire se transforme : elle met en avant un espace-temps de la production, de l’échange et de la consommation. La ville n’est plus totalité organique mais un « ensemble de fonctions et de circulations » (PICON, 1997, p. 414). Tout concourt finalement à créer un temps découpé et quantifié, sur fond d’homogénéisation de ces temporalités de la ville et du territoire, concomitant à l’émergence d’autres systèmes temporels centrés sur la question de la mémoire142.

Ce temps découpé de l’ingénieur, cet espace-temps rythmé continuellement par les fonctions et les circulations et excluant l’imprévu, n’est pas sans rappeler la doctrine fonctionnaliste. Dans ce rapport au temps et à l’espace particulier présent dans le schéma fonctionnaliste, il est à souligner une autre conséquence de l’application de ce schéma. Ce temps objectivé, utilisable, est un temps non neutre : il se rapporte au temps disponible du citadin mais aussi au temps nécessaire pour la satisfaction des besoins de l’homme. Le schéma fonctionnaliste accorde donc une valeur au temps, valeur qui s’inscrit pleinement dans la pratique urbanistique (DREYFUS, 1973). Dans la conception fonctionnaliste, les hommes sont définis par les besoins à satisfaire. Il importe donc dans cette conception de dresser la liste exhaustive de ces besoins, ces derniers étant ramenés à des morceaux de temps, dans un temps total disponible du citadin limité. Finalement, le schéma fonctionnaliste opère un prisme particulier dans la perception qu’il propose à la fois de l’homme et de la ville : un homme assimilable uniquement à ses besoins, et une ville définie selon ses fonctions. Le fonctionnalisme associe à chaque partie de l’espace et du temps des propriétés spécifiques selon les besoins supposés de l’homme. L’espace, comme le temps, en deviennent éclatés : ils sont étroitement liés à la pleine satisfaction des besoins. Le temps, bien rare, se voit conférer une valeur. Le temps, considéré ainsi, devient une notion économique. Il est objet de consommation, qui, paradoxalement, à la fois se perd à l’utilisation et se récupère parce que perdu. Il est l’inverse d’un temps vécu. La valeur du temps joue, par exemple, dans les études de transport : monétarisé, cette valeur découle du comportement des usagers. Considéré comme un homo economicus, l’usager arbitre entre son temps et son argent : il acceptera d’utiliser un moyen de transport plus coûteux s’il peut gagner du temps ou en perdre le moins possible (DREYFUS, 1973). L’homo economicus, en effet, désigne un être omniscient

142 L’émergence du nouveau temps de l’ingénieur est contemporaine à la naissance de d’autres types de systèmes temporels qui s’inscrivent en opposition à celui-ci : « Les premières politiques de conservation des monuments historiques constituent (…) le contrepoint de grandes entreprises d’aménagement territorial et urbain du XIXe siècle » (PICON, 1997, p. 414).

complètement informé, sensible et rationnel (SFEZ, 1992). Il est informé car il connaît le cours de son action et ses éventuelles conséquences. Il est sensible en ce qu’il perçoit la moindre variation de son environnement, et rationnel puisqu’il ordonne son environnement et choisit en fonction du maximum d’utilité à tirer de cet environnement. Cette aptitude à classer (si un sujet, par exemple, préfère A à B et B à C, il préférera nécessairement A à C) se retrouve sous-jacente dans la considération du comportement de l’usager dans le cas de l’appréhension de la valeur du temps, et notamment du temps de transport. L’homo economicus a donc choisi la meilleure alternative possible.

Cette valeur du temps est aussi présente dans les modèles de localisation, notamment résidentielle. Minimiser le temps de transport, mesurer le loisir en temps de consommation rendent compte de cette valeur du temps. La valeur du temps intervient aussi dans la pratique d’évaluation et de comparaison des différentes solutions d’aménagement :

« (…) le temps que telle solution d’aménagement permet de récupérer143, est transformé en unité de compte monétaire et comparé aux autres avantages et inconvénients de la solution envisagée » (DREYFUS, 1972, p. 111).

Car cette notion de valeur du temps, indissociable du schéma fonctionnaliste et plus tard de la théorie du consommateur, est aussi présente dans la pratique urbanistique, notamment dans la mise en avant des temporalités de court terme dans les projets144 ou encore dans cette absence parfois d’une dimension temporelle des projets dans les documents de planification145. Le temps vu comme contrainte (la perte de temps étant préjudiciable aux projets par exemple) suppose un temps comme bien rare ayant un coût. Il est finalement vu à la fois de façon négative (un temps long suppose des coûts de plus en plus élevés puisqu’ils s’accumulent) et de façon positive (en tant que temps gagné, il est aussi objet de consommation, à l’image des péages autoroutiers, dont le paiement s’appuie sur l’idée d’un gain de temps de transport par rapport au réseau routier classique).

L’influence de la théorie économique libérale, notamment dans sa version de la théorie du consommateur146, se vérifie ainsi dans le cadre de l’urbanisme et de l’aménagement spatial. Cette théorie du consommateur, comme elle lie la satisfaction d’un individu aux quantités consommées, admet finalement une relation fonctionnelle et causale entre l’homme et les biens et services qu’il consomme. Cette théorie du consommateur, considérée ainsi

143

Il est à noter que ce calcul du temps récupéré part du point de vue de l’usager ou des usagers. Il peut différer, par exemple, du temps de déplacement des migrations domicile-travail, calculé selon le lien conditions de transports et production globale : les considérations de production importent davantage dans cette configuration. Le temps de déplacement professionnel est alors considéré comme « une perte sèche pour la production » (DREYFUS, 1973, p. 111).

144 Un exemple est donné dans le cas du projet des Halles (cf. IV. C. a. pp. 192 - 193) : le maire de Paris, lors de la réunion publique du 26 juin 2003, mobilise des temporalités de court terme dans son souhait d’inscrire le projet dans des temporalités politique relativement courtes et respectueuses d’un passé assez récent.

145

Cf. IV. B. b. pp. 180 – 186.

146 La théorie du consommateur caractérise le consommateur comme un homo economicus. Ce dernier a un comportement rationnel puisqu’il combine ses préférences aux contraintes budgétaires afin de déterminer par la suite le choix de consommation. La théorie du consommateur est fondée sur la loi de proportionnalité aux prix des utilités marginales : chaque consommateur va chercher à ajuster ses consommations de façon à maximiser sa satisfaction tout en s’inscrivant dans ses ressources limitées (DREYFUS, 1973). Elle est aussi fondée sur le dogme de la liberté de choix du consommateur. Les aménageurs de l’espace y ont introduit des éléments (comme la valeur du temps) au départ étrangers aux préoccupations économiques, afin de tenir compte des effets liés à la localisation et à la distance (DREYFUS, 1973).

s’apparente à une version tronquée du fonctionnalisme (DREYFUS, 1973). Même si théorie du consommateur et fonctionnalisme avancent à contre-courant, ils partent chacun de la notion de besoin. La théorie du consommateur admet implicitement l’hypothèse d’un individu mû par ses besoins :

« (…) il est évident que la théorie du consommateur dont l’énoncé littéral ne se réfère qu’aux comportements, c’est-à-dire à la demande exprimée, n’aurait aucun sens en dehors de l’hypothèse implicite que l’individu a des besoins qui sont les moteurs de ses actions » (DREYFUS, 1973, p. 316).

En terme temporel, la théorie du consommateur étendue à l’aménagement du territoire accorde elle-aussi une valeur au temps (DREYFUS, 1973). Cette dernière a fait son entrée dans l’économie à propos des études de transport et du calcul de la rentabilité des investissements routiers (notamment en termes de temps gagné, dans le cadre des péages autoroutiers que nous avons déjà évoqué).

L’aménagement spatial ou urbain a donc été le réceptacle de ces diverses influences, qu’elles soient celles liées à des mouvements de pensée, ou encore des évolutions de savoirs techniques et des pratiques. Cette rationalité mise à jour cache en fait une rationalisation sous-jacente, c’est-à-dire une entreprise de mise en ordre et donc de mise en cohérence présente dans les discours, par exemple, dans ces grands récits nationaux de la période des trente Glorieuses, reflet d’une modernisation accélérée. Ces grands récits en crise actuellement ont laissé place à des temporalités en aménagement contrastées et hétérogènes, difficiles à concilier147. Cette évolution a là encore été impulsée (du moins en partie) par les mutations technologiques, c’est-à-dire d’une technique de plus en plus sensible aux enjeux temporels au détriment des questions purement spatiales : « C’est du temps dont s’occupent prioritairement les technologies de l’information » (PICON, 1997, p. 417). Il s’agit là d’un temps de la circulation et de l’échange de l’information. La faillite du modèle tayloriste (et derrière du modèle fonctionnaliste) laisse place à de nombreuses incertitudes : elle signifie la faillite de la prévision et l’épuisement des catégories temporelles du futur. Les technologies de l’information, quant à elle, vont favoriser le changement de perception du temps : d’un temps monolithique et linéaire, celui du progrès technique et économique, la transition est faite vers un temps d’interconnexion, d’un temps de communication qui signifie interaction et système. Cette évolution est aussi présente dans la façon de considérer la dimension temporelle du projet, dans la mise en avant de l’hétérogénéité de cette dimension temporelle et de son caractère d’interconnexion avec d’autres éléments. En évoquant Jean Nouvel, Antoine Picon (1997) rend compte de projets architecturaux tirés d’un « âge de réseaux immatériels » (Ibid., p. 421), manifestations mentales interconnectant « réminiscences cinématographiques, curiosité technologique et désinvolture à l’égard des évidences traditionnelles du bâti » (Ibid., p. 421).

Cependant, cette évolution ne signifie pas non plus un effacement complet des anciens modèles de pensée, puisqu’il s’y retrouve l’influence toujours prégnante d’une rationalité linéaire, à l’image de ces constructions des récits, et notamment des récits du projet.

147