• Aucun résultat trouvé

Sursum corda dans la théologie calvinienne

LA NATURE DE L’UNION AVEC CHRIST ET SES DIMENSIONS

1. Sursum corda : vision du « Christ élevé »

1.1 Sursum corda dans la théologie calvinienne

Calvin ne traite pas thématiquement et systématiquement de la question du sursum cor-da. Dans la réflexion sur la sainte Cène dans l’Institution chrétienne de 1559, ce mot « sursum corda » s’emploie une fois. Pour recevoir en foi le corps et le sang du Christ, le chrétien doit « eslever son esprit et son âme au ciel ». Dans la Cène, le Christ qui est en haut est mis en valeur :

« Et n’y a point eu autre raison pourquoy on ait institué en l’Eglise ancienne que le Diacre criast à haute voix et claire au peuple devant la consécration, que chacun eust les cœurs en haut (en latin, sursum corda) »754.

751

Supra, première partie, chapitre I, section 1.2

752

Malet, Dieu selon Calvin, p. 67.

753

Pour Calvin, les cœurs sont « la partie la plus secrète de l’âme ». Voir Le Commentaire sur la

pre-mière épître aux Thessaloniciens 3,13.

754

167

L’expression du sursum corda a été en réalité utilisée comme un terme sacramentel : en haut les cœurs (pluriel, non le « cœur » !), ici il y a aussi une présence de la communauté. Toutefois, il est vrai que l’insistance calvinienne sur le rôle fondamental du sursum corda se présente à travers toute sa théologie755. Presque tous les textes de Calvin sur la prière publique, la prédication et les sacrements enjoignent aux chrétiens d’utiliser ces moyens de l’élever vers Dieu756. Pour Calvin, également, toute sa doctrine, bien entendu, comprenant celle de la Cène, doit contribuer à dresser notre foi afin de se lever vers Dieu. Nous citons un texte :

« Et comme nous ne devons mettre aucune fiance aux autres créatures, lesquelles par la bonne volonté de Dieu sont destinées à nos usages, et par le service desquelles il nous eslargist les dons de sa bonté, et ne les devons avoir en admiration ne glorifier comme causes de nostre bien, ainsi nostre confiance ne se doit arrester aux Sacremens, et la gloire de Dieu ne leur doit point estre transférée ; mais en délaissant et nous des-tournant de toutes choses, et nostre foy et nostre confession doyvent s’eslever et s’adresser à celuy qui est autheur et des Sacremens et de tous autres biens »757

.

Quand Dieu a institué les sacrements, il dresse l’échelle par laquelle les croyants doivent être élevés en haut. Nous retrouvons ici le but du sacrement. Cela vise à s’élever à cet auteur, Dieu : et non pas comme une fin en soi758. Les autres doctrines calviniennes ont pour but d’atteindre, de la même manière, le Dieu vivant. La vie qui élève et offre, c’est avant tout le mode de vie que Calvin visait : nous rappelons l’emblème de Calvin : une main tenant un cœur. Aussi avait-il exprimé son idéal du chrétien dans cette noble devise, qui était la sienne : « J’offre mon cœur immolé en sacrifice »759

. Le sursum corda ne concerne pas seulement l’élévation de l’âme mais agît intrinsèquement sur chaque doctrine calvinienne. Chez Calvin, il joue un rôle à la fois comme support de la théologie théocentrique et de la théologie christo-logique. Le désir calvinien d’aller vers le « haut » ou la « hautesse » est profondément inscrit

l’épître aux Philippiens 3,20 : « Elevons donc nos cœurs en haut afin qu’ils soient avec le Seigneur »

(Ergo sursum corda, ut sint cum Domino).

755

Ganoczy, Calvin. Théologien de l’Eglise et du ministère, p. 404. Gisel, Le Christ de Calvin, p. 29.

756

John D. Witvliet, « Images and Themes in John Calvin’s Theology of Liturgy », Worship Seeking

Understanding, Michigan, Baker Academic, 2003, p. 135

757

IRC IV. xiv. 12, p. 300.

758

Huijgen « The Dynamic Character of Accommodated Revelation. The Metaphors of the Ladder and the Pilgrim’s Way », dans Calvinus Clarissimus Theologus, p. 329.

759

Herminjard, Correspondance des Réformateurs VI, p. 339, cité par Jean Cadier, Calvin, l’homme

168

dans sa pensée, puisque cette notion désigne la transcendance divine et tout ce qui s’y rap-porte760.

L’Institution chrétienne s’ouvre par une sorte de sursum corda. Pour voir l’existence hu-maine, à savoir sa petitesse, Calvin propose de « lever nos yeux en haut »761. Si nous ne regar-dons que la terre, nous nous contenterons sur notre justice, sagesse et vertu762. La petitesse de l’homme et la grandeur de Dieu vont ainsi jusqu’à converger. En ce sens, ce qui élève nos pensées à Dieu est de reconnaître avec justice non seulement qui est Dieu, quel il est (la per-fection de sa justice, sagesse et vertu) mais aussi l’humilité de nous-mêmes. L’homme est et se reconnaît petit dans la mesure où il reconnaît combien Dieu est haut, sa hautesse.

La sagesse et la justice de Dieu sont hautes. Sa doctrine est aussi haute. Les choses de Dieu sont choses hautes et spirituelles. Les biens qui nous sont donnés sont un don d’« en haut »763. Pour adorer la providence de Dieu, nos sens doivent être élevés en haut764. Lorsque Calvin traite de la divinité du Christ, il affirme que le but final de la venue du Christ se réduit à nous élever au Père et à lui-même765. Calvin ne cesse dans le premier livre de l’Institution chrétienne de reprendre le thème de la « hautesse » et de nos pensées à élever en haut. En considérant la théologie à partir d’« en bas », c’est-à-dire de l’homme ou de son expérience, Calvin a voulu que toute sa théologie se fonde à partir d’en « haut », c’est-à-dire de Dieu ou de la révélation. C’est ainsi qu’il souhaite que l’expérience (en bas) corresponde à la révéla-tion (en haut).

Dans son deuxième livre de l’Institution chrétienne, cette idée du sursum corda reparaît plus claire. Ce sujet est fréquent avant le thème de l’incarnation du Christ chez Calvin. Tout d’abord le but des sacrifices anciens ne consiste pas à s’occuper à des choses terrestres, mais plutôt à « eslever l’esprit plus haut »766. Par conséquent, les saints Pères sous l’Ancien Testa-ment ont dû « elsever leurs cœurs au Sanctuaire de Dieu »767. Calvin insiste que Job a pu par-venir à une si haute espérance, parce qu’il ne s’est pas reposé sur la terre768

. Même si le Sei-gneur utilise les choses terrestres (bienfaits), il a cependant voulu « par cette peinture élever

760

Malet, Dieu selon Calvin, p. 47.

761

IRC I. i. 1, p. 51.

762

IRC I. i. 2, p. 52 ; I. v. 11, p. 80-1.

763

Malet, Dieu selon Calvin, p. 47.

764

IRC I. xvii. 2, p. 239 : « Nous voyons qu’il (Moïse) nous commande non seulement d’appliquer nostre estude à méditer la Loy de Dieu, mais aussi d’eslever nos sens en haut pour adorer la provi-dence de Dieu ».

765

IRC I. xviii. 26, p. 178-9.

766

IRC II. vii. 1, p. 116.

767

IRC II. x. 17, p. 210.

768

169

les cœurs par-dessus terre et les éléments de ce monde et ce siècle corruptible, et induire son peuples à méditer la félicité de la vie spirituelle »769.

« Combien que Dieu ait voulu tousiours que son peuple eslevast son entendement en l’héritage celeste, et y eust son cœur arresté, toutesfois pour le mieux entretenir en espérance des choses invisibles, il les luy faisoit contempler sous ses benefices ter-riens, et quasi luy en donnoit quelque goust. Maintenant ayant plus clairement révélé la grace de la vie future par l’Evangile, il guide et conduit nos entendemens tout droit à la meditation d’icelle, sans nous exerciter aux choses inférieures, comme il faisoit les Israelites »770.

Comme ce passage le dit, Dieu veut que son peuple soit élevé vers les choses des cieux. S’il en est ainsi, où l’élévation oriente-t-elle principalement ? C’est vers l’Evangile et Christ lui-même771. Les fidèles sont donc conviés à fixer, ensemble, les regards de leur foi sur le Christ. « D’un commun accord glorifions nostre Chef commun, et que nous tendions à Iesus Christ, et qu’il soit exalté en haut, à fin que chacun le regarde »772

. La charge du Christ lui est commise « d’en haut ». La sagesse et la doctrine sont cachées en Jésus-Christ pour monter quasi jusques au plus haut du ciel773.

Pourquoi Christ est-il descendu jusqu’à nous ? Pourquoi a-t-il été humilié ? C’est afin de nous élever en haut où il est présentement774. Si nous ne voulons pas être séparés de Christ, il

769

IRC II. x. 20, p. 213.

770

IRC II. xi. 1, p. 217. « Ainsi Abraham, en recevant ceste promesse de posséder la terre de Canaan, ne s’amuse point à ce qu’il voit, mais est eslevé en haut par la promesse coniointe, entant qu’il luy est dit : « Abraham, ie suis ton protecteur, et ton loyer très ample » (Gen. 15,1). IRC II. xi. 2, p. 219.

771

« Certes l’Evangile ne retient point les cœurs des hommes en une ioye de la vie présente, mais les eslève à l’espérance d’immortalité ; et ne les attache point aux délices terriennes, mais démontrant l’espérance, laquelle leur est préparée au ciel, les transporte en haut ». IRC II. x. 3, p. 197.

772

Sermon 8e sur l’épiître aux Ephésiens, CO 51, col. 338

773

« Qu’est-ce que Moyse et les Prophètes ont enseigné en leur temps? Ils ont donné quelque goust et saveur de la sagesse qui devoit estre une fois révélée: et l’ont monstrée de loin: mais quand Iesus Christ peut estre monstré au doigt, le regne de Dieu lors est ouvert; car en luy sont cachez tous les thresors de sagesse et doctrine (Col. 2,3), pour monter quasi iusques au plus haut du ciel ». IRC II. xi. 5, p. 222.

774

Le Commentaire sur l’Evangile de Jean 17,3. « C’est pourquoi, si nous sommes membres de Christ, il nous faut monter au ciel, d’autant qu’étant ressuscité des morts, Christ a été élevé et reçu au ciel, afin qu’il nous tirât après soi ». Le Commentaire sur l’épître au Colossiens 3,2. « S’accommodant à la capacité de notre infirmité, il se constitue au milieu entre Dieu et nous. Et de fait, parce qu’il ne nous est point donné d’atteindre à la hauteur de Dieu, le Christ descend à nous ici-bas pour nous y élever ».

170

faut que nous montions en haut où il monte775. C’est la majesté et la vertu de l’Esprit qui nous permet de ravir au ciel les cœurs et les esprits (vis ac maiestas spiritus, quae in coelum mentes et corda rapiat)776, parce que c’est son œuvre d’enseigner les cœurs avec efficacité777.

Chez Calvin, le sursum corda suit la théologie de la croix, sans celle-ci, il n’y a pas le sursum corda : dans l’aspect méthodologique, le sursum corda se prend l’humilité et l’abjection du Christ comme la théologie de la croix de Luther. « Ces bêtes orgueilleuses ont honte de l’humilité et de l’abjection du Christ ; pour cette raison ils veulent voler jusqu’à la divinité incompréhensible de Dieu. Mais quoi ? La foi ne parviendra jamais jusqu’au ciel, si elle ne se soumet pas humblement à Jésus-Christ, qui semble en apparence être un Dieu petit et abject ; et elle ne sera jamais ferme et stable, si elle ne cherche pas son appui en l’infirmité (faiblesse) du Christ »778.

Aussi, la vie chrétienne s’appuie sur le sursum corda. L’Ecriture montre bien la chose plus haute, les philosophies ne la font pas voir. C’est-à-dire, en raison du Christ qui est monté au ciel, nous sommes capables de nous démettre de toute affection terrienne, si bien que nous aspirons de tout notre cœur à la vie céleste779

. Dans cette perspective, Calvin considère que la prière est une « montée au Temple céleste »780. Employant l’expression « venir privément à Dieu », Calvin a appelé la prière « la conversation intime des pieux avec Dieu » (ratio fami-liare sit piorum cum Deo colloquium) et en même temps il propose que nous devions lors de la prière « élever nos esprits en haut » afin de garder révérence et modestie781. Ce qui élève nos cœurs chez Calvin c’est de monter au Temple céleste :

« Elle (la prière) est comme une communication des hommes avec Dieu, par laquelle estans introduits en son vray Temple, qui est le ciel, ils l’admonnestent et quasi le somment présentement de ses promesses : afin que par experience il leur monstre

775

Le Commentaire sur l’Evangile de Jean 20,17 : « Ainsi donc il y a grand poids en ce mot, Je monte ; car Jésus tend les bras à ses Apôtres, pour qu’ils ne cherchent leur félicité ailleurs qu’au ciel. Car il faut que notre cœur soit là où est notre trésor (Mat. 6,21). Or le Christ dit qu’il monte en haut ; il faut donc que nous y montions, si nous ne voulons pas être séparés de lui ».

776

Le Commentaire sur la deuxième épître aux Corinthiens 3,10.

777

Ibid., 3,6.

778

Le Commentaire sur l’Evangile de Jean 14,1.

779

IRC III. vi. 3, p. 162.

780

Selon Keller, une montée de l’esprit vers le temple céleste comme cela s’inscrit dans la tradition de la mystique chrétienne, est prescrite par l’Ecriture qui souvent mentionne l’« élévation » du cœur ou de l’esprit. Keller, Calvin mystique, p. 151-3.

781

IRC III. xx. 16, p. 351-2. Cette idée se retrouve dans Le Commentaire sur l’Evangile de Jean 11, 41 : « Car avant que quelqu’un puisse droitement invoquer Dieu, il faut qu’il soit conjoint avec lui : ce qui ne peut se faire, sinon qu’étant élevé par-dessus la terre, il monte jusqu’aux cieux ».

171

quand la nécessité le requiert, que ce qu’ils ont creu à sa simple parolle estre vray, n’a pas esté mensonge ne chose vaine »782.

Puisque la foi pénètre jusqu’aux cieux, si nous ne voulons pas être séparés de Christ, il faut que nous y montions par la foi783. « Il faut donc nécessairement que la foi pénètre jus-qu’au ciel. Et cette raison doit être bien notée. Que parce que Christ est entré au ciel, aussi faut-il là dresser notre foi »784. Telle est l’essence de la foi calviniste. Pour chercher Dieu en Christ par la prière, le fidèle doit s’élever par-dessus tous les sens de son âme et de son corps785. La pensée calviniste est pénétrée de l’élévation de l’âme. Selon Julie Canlis, le sur-sum corda a affaire à la participation au Christ en tant que toute la vie chrétienne est l’expression de l’ascension786

. Le chrétien a beau vivre dans le monde, il est celui qui vit au niveau du sursum corda787. Pour cette raison le sursum corda se rapporte étroitement au « Christ glorifié » au ciel. Il vise à voir le « Christ élevé »788. Si la personne elle-même du Christ sur la terre est l’échelle par laquelle l’homme peut monter à Dieu, depuis son ascension par l’Esprit nous devons être montés au ciel pour être unis au Christ. « Levant les yeux au ciel, ils (les fidèles) adhèrent totalement à Jésus-Christ »789.