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La « communication des idiomes »

L’UNION AVEC CHRIST DANS LA PERSPECTIVE TRINITAIRE

2. Dieu avec nous : l’œuvre du Christ

2.2 L’« incarnation » : l’union du Christ avec nous

2.2.2 L’union hypostatique : la distinction dans l’unité

2.2.2.2 La « communication des idiomes »

Pour comprendre le mystère de l’incarnation, il est nécessaire d’étudier comment les deux natures font une seule personne dans le Médiateur. L’incarnation ne doit pas être entendue comme si la nature divine avait été convertie en chair ou confusément mêlée à la chair, mais parce qu’elle a pris cops humain du ventre de la Vierge. Calvin souligne ce fait :

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Paul van Buren, « The Incarnation : Christ’s Union with us », dans D. Mckim (éd.), Readings in

Calvin’s Theology, Grand Rapids, Baker, 1984, p. 123.

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Le Commentaire sur l’Evangile de Luc 1,35.

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IRC II. xiv. 7, p. 262. « Nous avons déclaré par ci devant, combien il nous estoit profitable de sça-voir que le Fils de Dieu nous est apparu en chair, et a vestu nostre nature, afin que nous soyons asseu-rez qu’il est conioinct avec nous, voire d’une union fraternelle, et pour estre advocat envers Dieu son Père, et interceder pour nous : mesmes qu’il a prins sur soy toutes nos infirmitez, afin d’en avoir pitié et compassion, et nous secourir au besoin ». Sermon 20e sur l’Harmonie Evangélique, CO 46, col. 235.

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IRC II. xiii. 2, p. 247.

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Sermon 6e sur la deuxième épître à Timothée, CO 54, col. 72.

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Voir Venema, Accepted and Renewed in Christ. The Twofold Grace of God and the Interpretation of

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« Et celuy qui estoit Fils de Dieu a esté fait fils d’homme, non point par confusion de substance, mais par unité de personne : c’est à dire qu’il a tellement conioint et uny sa divinité avec l’humanité qu’il a prinse, qu’une chacune des deux natures a retenu sa propriété, et néantmoins Iesus Christ n’a point deux personnes distinctes, mais une seule »611.

Calvin insiste sur l’« union hypostatique » disant que le Fils de Dieu a été homme par unité de personne, tout en soutenant encore les propriétés de chacune des deux natures. « Es-tant devant tous siècles la Parolle engendrée du Père, il (Christ) a pris nostre nature, l’unissant à sa divinité »612. Calvin définit l’« union hypostatique » comme le fait que « les deux natures ont esté conioinctes en une personne ». En ce sens, Calvin réfute fortement d’une part l’hérésie de Nestorius qui, divisant plutôt que distinguant les natures de Jésus-Christ, imagi-nait ainsi un Christ double, d’autre part la pensée d’Eutychès. Ce dernier accentue à tel point l’unité du Christ que sa divinité absorberait son humanité, c’est-à-dire que, pour montrer l’unité des personnes en Jésus-Christ, il mêlerait ses deux natures. Calvin explicite : « Il n’est non plus licite de confondre les deux natures de Iesus Christ, que de les séparer, mais il les faut distinguer en les unissant »613.

Si Luther insiste beaucoup sur l’unité de la personne du Christ, Zwingli met l’accent sur la distinction des natures. Concevant la « communication des idiomes » ou la « communica-tion des propriétés », comme communicacommunica-tion de ce qui est proprement divin et de ce qui est proprement humain en Christ, Luther l’emploie principalement non seulement pour l’unité de la personne du Christ, mais aussi pour l’ubiquité de son corps. Sur ce point, Calvin aurait une position intermédiaire entre Luther et Zwingli. Il relève davantage la distinction des natures du Christ que Luther, et plus leur unité que Zwingli.

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IRC II. xiv. 1, p. 253. Commentant l’Evangile de Jean 1,14, Calvin insiste de même : « Il nous faut principalement retenir deux choses. L’une est que les deux natures ont été unies en une personne dans le Christ, en sorte qu’un même Christ est vrai Dieu et vrai homme. L’autre, que l’unité de personne n’empêche point que les natures ne demeurent distinctes ; en sorte que sa divinité retient tout ce qui lui est propre, et son humanité aussi retient à part ce qui lui apparient ».

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IRC II. xiv. 5, p. 258. Le texte du latin est plus clair : « Sermo ante saecula ex patre genitus, unione

hypostatica naturam humanam susceperit ».

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IRC II. xiv. 4, p. 257. Ainsi Calvin reprend-il la doctrine de la christologie de Chalcédoine, qui confesse « un seul et même Christ, Fils, Seigneur, l’unique engendré, reconnu en deux natures sans confusion (ἀσυγχύτως), sans changement (ἀτρέπτως), sans division (ἀδιαιρέτως) et sans séparation (ἀχωρίστως) ». Calvin applique le modèle christologique de Chalcédoine à savoir « distinction sans séparation », au développement de ses doctrines clés, la christologie elle-même, la doctrine de salut.

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Pour l’unité des deux natures dans la personne du Christ, Calvin met en lumière la « communication des idiomes » tout en soulignant la distinction des deux natures avec notion de l’« etiam extra carnem »614

. Selon Partee, la « communication des idiomes » est une ré-ponse calvinienne à cette question : comment comprendre qu’une personne puisse vivre dans deux natures complètes et différentes à la fois ? 615 Selon Calvin, l’Ecriture offre des dimen-sions multiples qui décrivent la personne du Christ dans les deux natures.

« L’Escriture parle selon ceste forme de Iesus Christ ; car aucunesfois elle luy attribue (1) ce qui ne se peut rapporter qu’à l’humanité, (2) aucunesfois ce qui compète parti-culièrement à la divinité, (3) aucunesfois ce qui est convenable à toutes les deux na-tures coniointes, et non pas à une seule. (4) Et mesme exprime si diligemment ceste union des deux natures qui est en Iesus Christ, qu’elle communique à l’une ce qui ap-partient à l’autre ; laquelle forme de parler a esté nommée par les anciens Docteurs Communication des propriétéz »616.

Dans ce passage, Calvin parle de ce qui concerne la « communication des propriétés » de quatre manières distinctes. Il explique les unes après les autres.

1. Ce qui concerne la nature humaine seulement : « ce qu’il est nommé Serviteur du Père, ce que luy-mesme proteste, de ne point chercher sa gloire, de ne savoir quand sera le dernier iour, qu’il ne parle point de soy, qu’il ne fait point sa volonté, ce que sainct Iean dit qu’on l’a veu et touché, cela est de la nature humaine seulement »617. Cela se rapporte à la seule nature humaine. Cependant, ces caractéristiques humaines sont attribuées au Christ lui-même, comme convenant à la personne du médiateur.

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Le terme Etiam extra carnem est synonyme de l’expression de l’Extra calvinistitum, qui remonte aux théologiens luthériens du XVIIe siècle. On désigne la conception selon laquelle l’humanité du Christ n’a pas pu « enclore » la divinité du Fils de Dieu, donc le Seigneur incarné n’a jamais cessé d’avoir son existence et sa vérité « aussi hors la chair » (etiam extra carnem). A propos de l’explication de cette notion et de son application, Cf, deuxième partie, chapitre II, section 2.2.3, puis troisième partie, chapitre I, section 2.3.2.

615

Partee, The Theology of John Calvin, p. 152. D’après E. David Willis, cette doctrine est principa-lement un outil herméneutique pour équilibre les divers témoins de l’Ecriture à propos d’une personne du Christ : mais elle repose sur et présuppose l’« union hypostatique ». Willis, Calvin’s Catholic

Christology : The Function of so-called Extra Calvinisticum in Calvin’s Theology, p. 66.

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IRC II. xiv. 1, p. 253. C’est nous qui mettons le chiffre entre parenthèses.

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IRC II. xiv. 2, p. 253. En commentant Luc 2,40 « Le petit enfant croissoit », à cet égard Calvin note que cela relève de la seule nature humaine : « Mais S. Luc dit premièrement, Qu’il croissoit et se forti-fioit d’esprit, signifiant par ces mots, qu’avec l’aage les dons et grâces d’esprit croissoyent aussi et augmentoyent en luy. Dont nous recueillons que ces accroissemens ou avancemens se doyvent rappor-ter à sa nature humaine : car la Divinité ne pouvoit recevoir aucun accroissement ».

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2. Ce qui concerne la nature divine seulement : lorsque le Christ déclare qu’il était avant Abraham, qu’il a eu sa gloire avec le Père avant que le monde fût créé et que dès le commen-cement il besogne toujours avec le Père, cela ne peut se rapporter qu’à sa divinité 618. De même, ces caractéristiques divines sont selon Calvin attribuées à la personne du Christ. 3. Ce qui est convenable à toutes les deux natures conjointes. Et Calvin de donner quelques exemples : avoir l’autorité du Père de remettre les péchés, de donner justice, sainteté et salut, dire que l’on est la lumière du monde, le bon berger, la seule porte, la vraie vigne. Selon Calvin, ce n’est pas « spécial ni à la déité ni à l’humanité d’autant que le Fils de Dieu a été orné de ces privilèges étant manifesté en chair, lesquels bien qu’il les possédât avec le Père avant la création du monde, toutefois ce n’était pas en telle manière (…) »619

Etant donné que Christ est à la fois Dieu et homme, les caractéristiques divines et humaines sont propre-ment et en même temps assignées à la personne du Christ620.

4. Ce qui concerne la communication des propriétés : « La communication des proprietez se prouve par ce que dit sainct Paul, que Dieu s’est acquis l’Eglise par son sang (Act. 20,28). Item : que le Seigneur de gloire a esté crucifié (I Cor. 2,8). Mesmes ce que nous venons d’alléguer de sainct Iean (I Jean 1,1), que la Parolle de vie a esté touchée. Car Dieu n’a point de sang, et ne peut souffrir, ny estre touché des mains. Mais d’autant que Iesus Christ, qui estoit vray Dieu et vray homme, a esté crucifié et a espandu son sang pour nous, ce qui a esté fait en sa nature humaine est improprement appliqué à la divinité, combien que ce ne soit pas sans raison (…) D’autant que luy-meme estoit Dieu et homme, au regard de l’union des deux natures il attribuoit à l’une ce qui estoit à l’autre »621.

Dans ces textes, nous pourrions voir la tension caractéristique du langage calvinien entre l’unité et la distinction des deux natures du Christ. Calvin admet qu’il y a certes un échange, comme il dit : « au regard de l’union des deux natures, il attribuoit à l’une ce qui estoit à l’autre » (propre duplicis naturae unionem alteri dabat quod erat alterius)622

, mais il explique la « communication des idiomes » comme une façon de parler qui applique « improprement »,

618

IRC II. xiv. 2, p. 253.

619

IRC II. xiv. 3, p. 255.

620

Joseph N. Tylenda, « Calvin’s understanding of the communication of properties », Calvin

Theolog-ical Journal 38, 1975, p. 57.

621

IRC II. xiv. 2, p. 254. La Formule de Concorde de 1577 exprime la même idée : « Le Fils de Dieu a donc réellement souffert pour nous, mais selon la propriété de la nature humaine qu’il a admise dans l’unité de sa personne divine et qu’il a adopté afin de pouvoir souffrir, être notre souverain sacrifica-teur et nous réconcilier avec Dieu, comme il est écrit : « Ils ont crucifié le Seigneur de gloire » (1 Co 2,8). « Nous avons été rachetés par le sang de Dieu » (Ac 20,28) ». La formule de Concorde VIII, dans

La Foi des Eglises Luthériennes : Confessions et Catéchismes, p. 437.

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à la nature divine ce qui appartient à l’humanité : l’« improprement » ne devrait pas en fait leur revenir. Quand il est question du « sang de Dieu », par lequel Dieu s’est acquis l’Eglise, cela convient proprement au Christ homme. Mais Calvin ajoute : « combien que ce ne soit pas sans raison » pour éviter de réduire l’affaire à un tour rhétorique623. Ici, Calvin n’a pas l’intention d’exprimer la « communication des idiomes », plutôt, pour lui, celle-ci n’est qu’un moyen d’exprimer l’unité du Christ624

. « …. à cause de l’unité de personne (du Christ) cela est assez fréquent et commun, que ce qui est propre à l’une des deux natures du Fils de Dieu, est transféré à l’autre.... » 625

En acceptant la « communication des idiomes » comme sien, en même temps il prend conscience de la méprise du « mélange », c’est un mot négatif dans son vocabulaire. John Leith affirme sur ce point : « Sa conscience de la distinction aiguë entre Créateur et créature se reflète dans sa doctrine de la personne du Christ »626. Il est certain que Calvin met l’accent beaucoup plus sur la distinction que sur l’union des deux natures car, pour lui, il faut éviter à tout prix l’idée d’une confusion ou d’un mélange627

. Il en est de même pour la « communica-tion des idiomes ». Ainsi, Wendel écrit : « Tout en affirmant avec force l’union de la divinité du Christ avec son humanité, Calvin ne s’avance donc qu’avec beaucoup d’hésitations dans le domaine de la « communication des idiomes », et, chaque fois qu’il croit pouvoir lui concéder quelque chose, il ajoute automatiquement la réserve que, dans la personne du Christ, divinité et humanité gardent leur caractères propres, et ne rejaillissent pas l’une sur l’autre plus que ne l’exige l’existence même de cette union sui generis, ou encore la médiation doit il a été chargé »628.

La « communication des idiomes » se communique par et dans l’œuvre médiatrice, non entre les natures elles-mêmes. Calvin le dit très clairement : « Tenons donc ceste maxime

623

Henri Blocher, « Luther et Calvin en Christologie », Positions luthériennes 56, 2008, p. 74.

624

Stephen Edmondson, Calvin’s Christology, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 215-216.

625

Le Commentaire sur l’Evangile de Jean 3,13.

626

John H. Leith, « Calvin’s Awareness of the Holy and the Enigma of his Theology », dans E. J. Furcha (éd.), Honor of John Calvin 1599-1564, Papers from the 1986 International Calvin Symposium, ARC Supplement 3, Montréal, Faculty of Religious Studies, McGill University, 1987, p. 225, cité par Blocher, Ibid., p. 74.

627

Ganoczy, Calvin. Théologien de l’Eglise et du ministère, p. 97.

628

Wendel, Calvin. Sources et évolution de sa pensée religieuse, p. 167. La spécificité de la christolo-gie de Calvin apparaît ici où il cherche sa propre voie vers une position médiane. D’une part, Calvin ne rejette point la communication des propriétés comme telle à la différence de Zwingli, d’autre part, cette doctrine est « une forme de parler » à la différence de Luther, autant qu’elle est rendue nécessaire par la débilité de notre intelligence. Selon Calvin, la nature humaine n’empiète pas sur la nature divine, ni la nature divine sur la nature humaine dans la communication des idiomes. Les propriétés commu-niquent, dans la mesure où chaque nature a retenu ce qui lui est propre.

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comme une clef de droite intelligence : c’est que tout ce qui concerne l’office de Médiateur, n’est pas simplement dit de la nature humaine, ni de la nature divine »629

. « Et c’est pource qu’ils (les ignorants et même certains qui ne manquent pas de connaissance) ne considèrent pas qu’elles (l’humanité et la divinité) conviennent à sa personne, en laquelle il a esté mani-festé Dieu et homme, et à son office de Médiateur »630. Ainsi, critiquant la pensée de Luther qui affirme la communication des deux natures, par laquelle les propriétés divines sont com-muniquées à la nature humaine du Christ, Calvin a enseigné que la « communication des idiomes » a lieu uniquement à travers l’ « office du médiateur » qu’elle ressortit en ce sens à sa personne, et jamais entre les natures elles-mêmes631, puisqu’aux yeux de Calvin, elle ne pourrait pas se réaliser hors de la personne du Christ. La nature divine et la nature humaine sont capables de se communiquer dans sa personne exclusivement. Cette doctrine insiste sur la vraie union entre Christ et nous, tout en conservant l’irréductibilité divine et la transcen-dance (etiam extra carnem).