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L’accommodation divine dans « le réel donné » qui est le monde crée et le Christ

Chapitre I. La majesté divine et l’union avec Christ en tant que bipolarité de la théologie calvinienne

1. Un pôle : la majesté divine

1.2 L’accommodation divine dans « le réel donné » qui est le monde crée et le Christ

La notion de transcendance divine et celle de l’immanence, qui souligne la proximité di-vine, sont l’une et l’autre soulignées par notre Réformateur : Dieu est à la fois transcendant et immanent. C’est pourquoi l’être humain en relation avec Dieu est confronté à la dialectique d’une part de la transcendance de Dieu et d’autre part de son immanence. Lisant Calvin, on découvre la dialectique perpétuelle d’un Dieu transcendant et d’un Dieu immanent. Le Ré-formateur permet à ses lecteurs de prendre pleinement conscience de cette dialectique : « Dieu est incompréhensible, il remplit aussi la terre »129. Ici se trouve marquée à la fois une forte

128

Gisel, Le Christ de Calvin, p. 30, 32.

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discontinuité et une continuité entre Dieu et tout le registre de la création du monde.

Pour notre théologien, la gloire des choses divines et sa majesté sont tout d’abord trop élevée pour la petite capacité des hommes. Toutefois, sa transcendance se fait accessible et proche : Dieu étant transcendant, toute révélation implique de sa part un acte de « condescen-dance » par lequel il s’accommode aux capacités limitées de l’homme130. Selon Kees van der Kooi la nécessité de l’accommodation divine découle directement de l’élévation infinie où Dieu se trouve au-dessus de la création131. En ce point, on peut trouver un mouvement con-traire qui anime la pensée religieuse de Calvin : l’homme est incapable de monter vers Dieu, c’est Dieu qui descend vers l’homme. R. Stauffer écrit : « les hommes ne pouvant monter jus-qu’à lui, Dieu ne peut être connu que parce qu’il le veut bien. Il daigne quitter sa hautesse, et, pour s’approcher de ceux qui le cherchent en vain, il s’abaisse et descend jusqu’à eux »132

. A diverses reprises, Calvin s’explique à ce sujet. Les passages suivants sont explicites :

« Au reste la majesté de Dieu est trop haute, pour dire que les hommes mortels y puissent parvenir, vu qu’ils ne font que ramper sur la terre comme petits vers »133. « Il ne restoit donc nul remède, que tout ne fust désespéré, sinon que la maiesté mesme de Dieu descendit à nous, puis qu’il n’estoit pas en nostre pouvoir de monter à icelle »134.

« Contentons-nous d’estre suiects à celui auquel nous ne pouvons point parvenir, si-non entant qu’il lui plaist de nous eslever à soi, et mesmes qui nous fait ceste grace de s’abbaisser afin que nous le cognoissions : car il seroit impossible à nostre infirmité de monter à ceste hautesse de Dieu : il faut donc qu’il descende à nous »135.

130

Voir Vincent Bru, « La notion d’accommodation divine chez Calvin », Revue réformée 49, 1998, p. 81.

131

Kees van der Kooi, « Calvin’s Christology from a contemporary systematic perspective. A fex re-marks », dans H. J. Selderhuis (éd.), Calvin - Saint or Sinner ?, Tübingen, Mohr Siebeck, 2010, p. 244.

132

Stauffer, Dieu, la création et la providence dans la prédication de Calvin, p. 21.

133

IRC II. vi. 4, p. 112.

134

IRC II. xii. 1, p. 233.

135

Sermon 103e sur Job, CO 34, col. 521. « Pour exprimer cela, l’escriture use d’une façon qui est

convenable à nostre rudesse, car nous sommes tant infirmes, que nous ne comprendrons iamais la maiesté de Dieu ainsi haute qu’elle est, nous ne pourrons point parvenir iusques là. Il faut donc que

Dieu descende pour estre comprins de nous, c’est à dire, qu’il ne se monstre point selon sa gloire qui

est infinie, mais selon qu’il voit quel est nostre sens, qu’il s’y accommode ». Sermon 4e

sur Job, CO

33, col. 57. « Car pourquoy est-ce que les hommes appettent tant quelque representation de Dieu : sinon pource qu’ils (les hommes) ne peuvent monter au ciel, ils ont leurs sens qui tendent en bas, et s’attachent en terre ? Voila pourquoy ils voudroyent que Dieu descendist à eux. Or il est vray que Dieu descend à nous : mais c’est à sa guise, et non point à nostre appétit. Et il faut bien qu’il s’abbaisse, d’autant que nous ne pouvons venir à luy ». Sermon 23e

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Toute la révélation-de-soi de Dieu dans la création, dans l’Ecriture, en Jésus-Christ doit être comprise comme une forme d’accommodement. La caractéristique de la révélation est son mouvement vers le bas136. L’atténuation de la « tension ontologique » par sa manifestation ou son accommodation apparaît de manière double sous le « réel donné » chez Calvin. L’une est par le monde crée, y compris le cosmos, l’homme lui-même, l’histoire, à savoir la révéla-tion générale. L’autre est en Christ, y compris la Bible, à savoir la révélarévéla-tion spéciale, et la seconde éclaire la première.

Selon Calvin, la majesté de Dieu a été, en premier lieu, imprimée dans le créé. Il exalte la grandeur de la création comme manifestation de la majesté de Dieu : « La maiesté du créateur leur fust manifestée en l’édifice du monde »137. « C’est de reconnaître les vertus de Dieu en la création du monde »138. D’après la description que Calvin fait de la création, celle-ci est com-prise comme le miroir qui réfléchissait sa majesté invisible. « La majesté invisible de Dieu soit manifestée par tels miroirs »139.

De même, Calvin écrit dans le Catéchisme de l’Eglise de Genève de 1545 : « Car notre entendement n’est pas capable de comprendre son essence, mais le monde nous est comme un miroir, auquel nous le pouvons contempler selon qu’il nous est expédient de le connaître »140

. Alors que nous ne pouvons pas voir Dieu directement, c’est l’univers qui nous permet de le contempler comme dans un miroir : « Le bâtiment du monde tant bien digéré et ordonné nous sert de miroir pour contempler Dieu, qui autrement est invisible »141. Le monde, création de Dieu est le théâtre de sa gloire :

« Les hommes doivent dresser les yeux pour contempler les œuvres de Dieu, d’autant qu’ils en sont ordonnez spectateurs, et que le monde leur est dressé comme un théâtre à cest effet, toutesfois le principal est, pour mieux profiter, d’avoir les oreilles dres-sées à la Parolle pour s’y rendre attentifs »142.

136

Kooi, « Calvin’s Christology from a contemporary systematic perspective : A fex remarks », p. 248.

137

IRC I. v. 12, p. 82.

138

IRC I. xiv. 21, p. 204.

139

IRC I. v. 13, p. 84. Très souvent chez Calvin, le miroir est lié à une médiation réfléchissante abso-lument nécessaire. Voir E. Kayayan, « Accommodation, Incarnation et sacrement dans l’Institution de

la religion chrétienne de Jean Calvin : l’utilisation de métaphores et de similitudes », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 75, 1995, p. 273-87.

140

Le Catéchisme de l’Eglise de Genève, CO 6 col. 15.

141

IRC I. v. 1, p. 69.

142

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On le contemple dans un réflecteur, dont la matérialité est la garantie de l’accessibilité à la nature humaine143. Pour Calvin, toute la création porte la marque du Créateur et contribue à glorifier Dieu, puisqu’elle est l’image visible du Dieu invisible en vue de refléter la souverai-neté de Dieu.

Un Dieu créateur éclaire et maintient continuellement sa majesté et rend sa bienveillance dans et par le créé. Dieu qui a créé tous les êtres continue à leur donner la vie. Autrement dit, ils ne tirent que « de la vertu de Dieu » leur vie et leur force. Selon P. Gisel, le Dieu créateur entretient « un rapport présent, continuel et actif » avec sa création144. Ce Dieu créateur reste le gouverneur du monde. Calvin unit d’emblée le créateur au gouverneur et gardien qui régit en sa providence. Au total, sa création est continuée (continuatio creationis) par la providence dans laquelle la révélation de Dieu est aussi portée145. Voici comment l’Institution chrétienne exprime la providence qui est une création continuée :

« C’est que non seulement ayant une fois créé ce monde, il le soutient par sa puis-sance infinie, il le gouverne par sa sagesse, garde et préserve par sa bonté, et surtout a le soin de régir le genre humain en justice et droiture, le supporter par sa miséricorde, l’avoir sous sa protection : mais aussi qu’il nous faut croire qu’il ne se trouvera ail-leurs qu’en lui une seule goutte de sagesse, clarté ou justice, vertu, droiture, ou véri-té : afin que comme ces choses découlent de lui et qu’il en est la seule cause, aussi que nous apprenions de les attendre toutes de lui, et les y chercher ; et sur cela, que nous apprenions de lui rapporter le tout, et le tenir de lui avec action de grâces »146.

Mais, même si Dieu est en fait le pouvoir créateur à l’œuvre dans et au-dessus de la créature, on ne doit jamais confondre le Créateur avec la créature, puis identifier le premier avec la seconde. La distinction de Dieu et de son œuvre doit être assurée. Calvin réfute également tout ce que Dieu est détaché de sa créature comme un Dieu déiste. Emile Doumergue en a brillamment mis en évidence les deux facettes : « Si Calvin n’est pas

143

Eric Kayayan, « La portée épistémologique de la métaphore du miroir dans l’Institution de la

reli-gion chrétienne de J. Calvin », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 77, p. 431-51.

144

Pierre Gisel, La création : Essai sur la liberté et la nécessité, l’histoire et la loi, l’homme, le mal et

Dieu, 2e édition, Genève, Labor et Fides, 1987 (1re édition 1980), p. 226. Commentant Genèse 2,2, Calvin déclare aussi : « on ne peut bien reconnaître Dieu créateur du ciel et de la terre, qu’en lui attri-buant un perpétuel entretien et renfort qu’il donne à toute créature ». Pour lui, le repos de Dieu au sep-tième jour représente Dieu « à l’œuvre, en tant qu’il soutient le monde par sa vertu, le gouverne par sa providence, entretient les créatures et les multiplie ».

145

« Par sa providence il (Dieu) continue à maintenir tout ». IRC I. xvi. 1, p. 220.

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panthéiste, il est encore moins déiste »147.

Le « réel donné » au titre du « monde créé » est une voie qui s’approche de la majesté inaccessible. Mais cette voie était niée fortement chez Calvin en raison de la chute adamique. La radicalisation du péché l’avait fait rompre avec toute théologie naturelle dans le sens que par la « révélation générale », l’homme peut avoir la « pure connaissance de Dieu » sans s’appuyer sur la « révélation spéciale »148

. Calvin se sert principalement de la théologie natu-relle comme un motif de l’« inexcusabilité »149.

L’abaissement de la « tension ontologique » culmine, puis se complète, d’autre part, dans la personne du Christ en tant que moyen final de l’ « accommodation ». C’est en Christ que la fin de l’accommodation se trouve :

« Il ne restoit donc nul remède, que tout ne fust désespéré, sinon que la maiesté mesme de Dieu (maiestas ipsa Dei) descendist à nous, puisqu’il n’estoit pas en nostre pouvoir de montrer à icelle. Parquoy il a fallu que le Fils de Dieu nous fust fait Im-manuel, c’est à dire : Dieu avec nous (nobiscum Deus). Voire à telle condition que sa divinité et la nature des hommes fussent unies ensemble (…) »150

On s’approche de la majesté de Dieu par l’« appointement » du Christ151. Par le moyen du Médiateur comme une fontaine, on se rapproche de la majesté incompréhensible, cachée. « Pour ceste cause i’ay accoustumé de dire, que Christ nous est comme une fontaine, dont chacun peut puiser et boire à son aise et à souhait : et que par son moyen les biens celestes sourdent et découlent à nous, lesquels ne nous profiteroyent rien demeurans en la maiesté de Dieu, qui est comme une source profonde »152. L’Evangile du Christ est le seul lieu où reluit légitimement la majesté de Dieu. « L’Evangile est de gloire, c’est à dire que c’est une doctrine glorieuse, en laquelle la maiesté de Dieu reluit »153. Dans le premier sermon sur la première épître à Timothée, Calvin insiste sur le point, ainsi :

147

Doumergue, Jean Calvin : les hommes et les choses de son temps IV, p. 46.

148

Infra, première partie, chapitre II, section 2.1.1

149

Vial, Jean Calvin. Introduction à sa pensée théologique, p. 68.

150

IRC II. xii. 1, p. 232. Dans le Commentaire sur l’Evangile de Jean 14,13, Calvin insiste dans la même souffle que « la fin et le but de toutes choses, c’est la sanctification du nom de Dieu : mais ici est exprimée la vraie façon de le sanctifier, à savoir en son Fils et par son Fils. Car de même que la haute majesté de Dieu, nous étant cachée de soi, reluit en Jésus-Christ, de même sa main étant invi-sible nous est viinvi-sible en Christ ».

151

Sermon 1e sur la première épître à Timothée, CO 53, col. 9.

152

IRC III. xi. 9, p. 214.

153

Sermon 5e sur la première épître à Timothée, CO 53, col. 62. « Nous adorions la maiesté de Dieu

qui reluit en l’Evangile ». Sermon 8e

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« Car comme S. Paul a nommé Dieu nostre Sauveur, et Iesus Christ nostre esperance, ainsi il entend que tout ce qui appartient à une pleine et parfaite félicité, nous est don-né, de tous deux en commun. Car si nous séparons Dieu d’avec Iesus Christ, nous ne pouvons avoir aucun accès à luy, pource que sa maiesté est trop haute. Nous sommes ici comme aux abysmes de mort. Il faut donc qu’il y ait ce moyen d’union en la per-sonne de Iesus Christ, ou autrement Dieu ne nous sera jamais propice, que nous ne pourrons pas l’invoquer, n’attendre nul bien qui soit de luy, iusques à tant que nostre Seigneur Iesus Christ nous apparoisse, et qu’il se mette là pour nous conduire à Dieu son Père, et qu’il approche de nous, en nous testifiant que Dieu nous sera prochain en sa personne »154.

Dieu déclare familièrement sa volonté pour que Christ soit notre chef et nous recueille en son corps. Voici ce qu’il prêche :

« Et ce pendant, puis que Dieu nous a faict la grace de nous donner son evangille, et que Jesus Christ se monstre estre nostre chef et nous declaire qu’il nous veult recueil-lir en son corps, puis que nous avons aussi ceste mesme doctrine, par laquelle Dieu nous instruict si privement de sa volonté, et nous declares ses secretz, que nous po-vons estre estimez tous prophetes, voire les plus idiotz, qui ont seulement gousté que vault nostre Seigneur Jesus Christ, et laquelle est sa vertu, qui ont congneu le som-maire de l’evangille, selon leur petite capacité »155

.

154

CO 53, col. 10-11.

155

Sermons sur la Genèse chapitres 11,5-20,7 SC, Max Engammare (éd.), Neukirchener Verlag, 2000, p. 650-1. « Car de même que la haute majesté de Dieu nous étant cachée de soi reluit en Jésus-Christ, de même sa main étant invisible nous est invisible en Christ ». Le Commentaire sur l’Evangile de Jean 16,13 « Ou pour parler plus clairement, que la majesté divine qu’il avait toujours eue, reluise en la personne du Médiateur et en la chair humaine qu’il avait vêtue ». Le Commentaire sur l’Evangile de

Jean 17,5. « Il se communique à nous par son Fils. Ceci donc est autant à dire, comme s'il disoit, En

lieu que Dieu estoit bien eslongné de nous, il s’est approché de nous en Christ. Et par ce moyen, Christ nous a esté fait le vray Immanuel, qui est à dire, Dieu avec nous : et son advénement a esté un appro-chement de Dieu aux hommes ». Le Commentaire sur la deuxième épître aux Corinthiens 5,19. « Par-quoy, toutes fois et quantes que nous devons prier Dieu, si ceste haute majesté et inaccessible nous vient en mémoire, afin que la crainte d’icelle ne nous face reculer, ou empesché d’approcher, que quant et quant il nous souviene de Christ homme, qui nous convie tant bénignement, et par manière de dire, nous prend par la main : afin qu'il nous rende le Père propice et favorable, lequel autrement nous ne pouvons concevoir sinon espovantable et terrible. C’est-ci la seule clef par laquelle la porte du Royaume céleste nous est ouverte, afin que comparaissions devant la majesté de Dieu avec fiance asseurée ». Le Commentaire sur la première épître à Timothée 2,5.

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Notre travail nous affectué jusqu’ici, permet de soutenir que le « théocentrisme » de Cal-vin se dirige vers son « christocentrisme » et que l’union avec Christ manifeste, en outre, mieux son sens et sa valeur dans son « théocentrisme ». Calvin souligne d’une part la gloire, la majesté et l’omnipotence de Dieu en tant qu’il nous est caché et inaccessible156, et avec le même niveau d’importance, d’autre part, le salut de l’homme en Christ accessible en tant qu’il nous est révélé157. Le principe de la souveraineté absolue de Dieu se traduit dans la vie en Christ par une attitude de dépendance et de confiance. En somme, le « théocentrisme » de Calvin et son « christocentrisme » sont réciproques.

156

Le Commentaire sur la première épître à Timothée 4,16.

157

« Il faut donc que nécessairement que nous regardions en Christ. C’est le moyen d’avoir accès à la lumière, qui autrement est appelée inaccessible ». Le Commentaire sur la première épître à Timothée 2,23.

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