• Aucun résultat trouvé

L’expérience et l’union

Chapitre I. La majesté divine et l’union avec Christ en tant que bipolarité de la théologie calvinienne

2. L’autre : l’union avec Christ

2.2 L’expérience et l’union

Luther place son expérience personnelle au centre de sa démarche réformatrice et

théolo-gique. Rappelons une phrase selon laquelle « l’expérience seule fait le théologien » ( sola experientia facit theologum)196. Luther a fait l’expérience religieuse de la Parole de Dieu, comme « le juste vivra par la foi, Romains 1,17 » « il y a un seul Dieu, qui justifiera par la foi, Romains 3,30 ». Ce qui chez Luther a pour nom justification par la foi ne consiste pas dans une doctrine qui serait à croire. Elle consiste, au contraire, dans le don personnel de Dieu qui lui permet d’expérimenter cette doctrine. Il en est de même pour Calvin. L’expérience joue un rôle important tant dans sa pensée que dans sa vie religieuse. Calvin a mentionné son expé-rience de foi dite de la « subita conversio » dans la préface au commentaire des Psaumes de 1557. Il s’y souvient :

« Et premièrement, comme ainsi soit que je fusse si obstinément adonné aux supersti-tions de la Papauté, qu’il était bien mal aisé qu’on me pût tirer de ce bourbier si pro-fond, par une conversion subite il dompta et rangea à docilité mon cœur, lequel, en égard à l’âge, était par trop endurci en telles choses. Ayant donc reçu quelque goût et connaissance de la vraie piété, je fus incontient enflammé d’un si grand désir de pro-fiter, qu’encore que je ne quittasse pas du tout les autres études, je m’y employais toutefois plus lâchement. Or je fus tout ébahi que devant que l’an passât, tous ceux qui avaient quelque désir de la pure doctrine se rangeaient à moi pour apprendre, combien que je ne fisse quasi que commencer moi-même »197.

écrit également 17,3 : « …. mais celle (connaissance) qui nous réforme à l’image de Dieu de foi en foi, ou plutôt qui est une avec la foi, par laquelle étant insérés au corps de Jésus-Christ, nous sommes faits participants de l’adoption divine, qui nous fait enfants et héritiers du royaume des cieux ».

196

Luther, WATR 1:16, 13 No 46 (1531), cité par Lohse, Martin Luther’s Theology : Its Historical and

Systematic Development, Minneapolis, Fortress Press, 1999, p. 35. Sur le concept d’« expérience » de

Luther, voir Dom Pierre Miquel, L’expérience sprituelle dans la tradition chrétienne, Paris, Beau-chesne, 1999, p. 126-9.

197

45

Pour Calvin, l’expérience de foi est vitale et décisive en rapport à son interprétation de l’Ecriture198. Après avoir fait l’expérience de l’Evangile dans l’Ecriture, Calvin s’est désor-mais mis à commenter l’Ecriture. Le but de toute la vie du théologien consiste à exposer la Parole de Dieu. Sans parler des commentaires bibliques et des sermons, l’Institution chré-tienne n’en est, en quelque sorte que l’exposition.

Il y a longtemps, Hermann Bauke posait une question dans un livre intitulé : le problème de la théologie de Calvin : « Calvin est-il à considérer comme théologien spéculatif ou comme théologien de l’expérience ? »199

Il répond par la phase suivante : « Il n’est en aucune manière philosophe ou théologien spéculatif mais entièrement théologien de l’expérience, tout en étant pourtant un dialecticien formé, un théologien qui travaille philosophiquement »200. Ayant qualifié Calvin de rhétoricien français, non pas de métaphysicien ou de logicien, il a saisi une « complexio oppositorum » 201 qui produit une sorte de tension dialectique, dans la pensée calvinienne202. Attachant une grande importance à l’expérience religieuse, Calvin élar-git en effet la portée de l’Ecriture à l’expérience individuelle, qui à ce moment de l’histoire était réservée aux seuls prêtres.

Dans la perspective réformée, l’expérience est le lieu d’actualisation de la compréhension que l’homme peut avoir de la réalité de Dieu203

. Les fidèles goûtent et apprennent par leur expérience la bonté de Dieu. Selon Calvin, la connaissance de Dieu consiste en une vive expé-rience204. Dieu n’arrête jamais de leur donner sa grâce et son amour parce qu’il est le Dieu vivant. Le Dieu calvinien étant vivant, celui-ci se distingue des idoles mortes. Connaître Dieu comme être vivant n’est autre que le rencontrer, qu’en faire l’expérience.

En plus, comme Gottfried Hamman l’a remarqué, le concept de l’expérience est utilisé abondamment par Calvin comme « élément épistémologique fondamental de sa pensée »205. C’est pourquoi il fait appel à l’expérience pour qu’elle confirme les données de la Bible. La

198

W. Balke, « The Word of God and Experientia according to Calvin », dans W. H. Neuser (éd.),

Calvinus Ecclesiae Doctor, Congrès International de Recherches Calviniennes, Kampen,

Uitgeversmaatschappij J. H. Kor B.V, 1978, p. 20.

199

H. Bauke, Der Probleme der Theologie Calvins, Leipzig, Hinrichs, 1922, p. 39.

200

Ibid., p. 43.

201

Pour ce qui est de sa méthodologie théologique, Calvin emploie souvent le principe de la « com-plexio oppositorum » dont Bauke parle, c’est-à-dire, Calvin expose deux opposés et trouve le juste

milieu entre les deux, ce qui est une tentative de les concilier. Voir deuxième partie, chapitre I, section 1.2.

202

Ibid., p. 16-19.

203

Gottfried Hammann, « Y a-t-il une spiritualité Réformée ? », Positions luthériennes 51, 2003, p. 132.

204

« Tellement que ceste cognoissance consiste plus en vive expérience qu’en vaine spéculation ». IRC I. x. 3, p. 117.

205

46

véracité de la Parole de Dieu se prouve par l’expérience : « Tellement se donne Dieu à sentir tel par expérience qu’il se déclare par sa parolle »206. « L’Escriture nous enseigne que c’est un don singulier du sainct Esprit : et l’experience aussi le monstre »207. L’expérience du fidèle s’assure la fidélité de la Parole de Dieu : « L’expérience de la grâce de Dieu, tant envers nous qu’envers les autres, est une ayde non petite pour confermer la fidélité de sa parolle »208

. C’est-à-dire, l’usage du terme « expérience » a pour but de confirmer le témoignage de l’Ecriture. G. Hamman le met en lumière : « cette accentuation fait de l’expérience un champ de connaissance de Dieu, et confère à l’élément cognitif son caractère existentiel, non pas spéculatif »209. Telle est la compréhension de Calvin sur l’expérience. Il faut dégager deux remarques à partir de cette compréhension.

1. Pour Calvin, l’expérience religieuse ne se produit que par l’Ecriture. Cela se joue ainsi au même niveau que son rapport à la théologie naturelle. A cause de la déchéance totale de l’homme, celui-ci n’a pas la possibilité de connaître Dieu par ses œuvres, comme nous avons déjà indiqué. Il en est de même pour l’expérience religieuse. Depuis l’homme adamique, au-cun homme ne peut connaître Dieu par l’expérience sans l’Ecriture. Bien que Calvin juxta-pose souvent l’expérience et l’Ecriture, quand l’expérience correspond bien à la doctrine de l’Ecriture, il exploite l’argument de l’expérience210

. Il conçoit la véritable expérience de la foi uniquement comme l’expérience par l’Ecriture. Dans l’épître à Sadolet, Calvin énonce clai-rement : « Apprends donc par ta faute, qu’il n’est point moins insupportable se vanter de l’Esprit sans la Parole qu’il est maussade de mettre en avant la Parole sans l’Esprit »211

. Face à ses autres adversaires, ceux que Calvin appelle « anabaptistes », il a étroitement conjoint l’Esprit qui nous donne la vraie expérience, et la parole de Dieu. Abordant la doctrine de l’Ecriture, il procède de la même manière.

206

IRC I. x. 3, p. 70.

207

Le Catéchisme de Genève, CO 6, col. 46.

208

IRC III. xx. 26, p. 365. Traitant de l’Oraison, Calvin affirme « ils (les humains) l’admonnestent et quasi le somment présentement de ses promesses, afin que par expérience il leur monstre, quand la nécessité le requiert, que ce qu’ils ont creu à sa simple parolle estre vray, n’a pas esté mensonge ne chose vaine ». IRC III. xx. 2, p. 328. Dans le sermon de la Genèse, il prêche de même : « Or nous ne sommes qu’herbage, comme l’Escripture le monstre, et l’experience aussi nous le conferme tant plus ».

SC V. XI/2 Sermon de Genèse chapitre 15,1-4, p. 734.

209

Hammann, op. cit., p. 132.

210

Francis Higman, « Calvin et l’expérience », dans Expérience, coutume, Tradition au temps de la

Renaissance, Publications du Centre de Recherches Interdisciplinaires sur la Renaissance, Université

de Paris-Sorbonne, Paris, Klinscksieck, 1992, p. 254-6.

211

« Epître à Sadolet », dans I. Backus - C. Chimelli (éd.) La vraie piété, Genève, Labor et Fides, 1986, p. 91.

47

« En délaissant l’Ecriture… ils (les fantastiques) prétendent orgueilleusement la doc-trine de l’Esprit, méprisant quant à eux toute lecture, et se moquent de la simplicité de ceux qui suivent encore la lettre morte et meurtrissante, comme ils l’appellent. Mais je voudrais bien savoir d’eux, qui est cet esprit par l’inspiration duquel ils sont si haut ravis, qu’ils osent contemner toute doctrine de l’Ecriture, comme puérile et trop vile »212.

D’après Calvin, l’esprit qu’affirment les fantastiques, ceux qui cherchent la nouvelle ré-vélation, n’était pas l’Esprit du Christ, parce qu’il ne se réfère pas à la parole du Christ. L’Esprit que Christ avait enseigné et promis était celui même qui rappelle ce que Christ avait enseigné aux Apôtres. « Ce n’est pas donc l’office du Saint-Esprit de songer nouvelles révéla-tions et inconnues auparavant, ou forger nouvelle espèce de doctrine, pour nous retirer de la doctrine de l’Evangile après l’avoir une fois reçue ; mais plutôt de sceller et confirmer en nos cœurs la doctrine qui nous y est dispensée »213

. La vraie expérience que l’Esprit nous procure confirme l’enseignement scripturaire et celui du Christ.

2. Il faut que l’expérience religieuse se trouve finalement en Christ. Hors de Christ, de sa Parole, la vraie expérience religieuse n’existe jamais. Ainsi, le critère de l’expérience de la foi doit être le Christ dans l’Ecriture. L’union avec Christ, le but de l’Ecriture, est le sommet et la fin de l’expérience religieuse. En plus, l’union avec Christ s’actualise par notre expérience personnelle de la foi d’autant plus que l’entendement humain ne saurait l’entendre et le saisir. « Par experience il (Dieu) nous declaire qu’il se conioint à nous, qu’il en a le soin, qu’il veille non seulement pour le salut de nos âmes, mais pour la nourriture de nos corps »214. « Il (Dieu) nous monstre et nous fait sentir par experience, et par la foi que nous sommes vivans, voire en lui, que nous sommes participans de sa vie, il nous fait voir comme en un miroir ceste immor-talité que nous attendons »215. Il souligne que nous pouvons connaître par expérience, que nous avons été faits participants du salut216. Chez Calvin, le chrétien n’accède qu’à l’union par l’ « expérience de la foi » : commentant l’Evangile de Jean 14,17, il écrit : « …rien ne peut être connu par le sens humain de ce qui concerne le Saint-Esprit, mais qu’il est seulement

212 IRC I. ix. 1, p. 112. 213 IRC I. ix.1, p. 113. 214

Sermon 47e sur le Deutéronome, CO 26, col. 451.

215

Sermon 56e sur Job, CO 33, col. 676.

216

48

connu par l’expérience de la foi ». Pour lui, l’ « expérience de la foi » est le seul moyen de savoir quelle est l’union sainte et spirituelle qui est entre Christ et nous217. « La présence du Christ est connu par une expérience certaine de la foi »218. Calvin prêche également : « co-gnoissons qu’il faut que nous ayons l’expérience de foy, au lieu du iugement et opinion com-mune, pour sçavoir et estre persuadez comment Iesus Christ habite en nous »219.

Selon Calvin l’expérience du fidèle se produit aussi dans les sacrements et elle met en évidence la certitude de l’union : en ouvrant le livre IV de l’Institution chrétienne, Calvin in-siste sur ce caractère : « Surtout il a institué les Sacremens, lesquels nous cognoissons par expérience estre moyens plus qu’utiles à nourrir et conformer nostre foy »220

. Lorsqu’il ex-plique la présence réelle du Christ en la cène, il avance que sa présence (l’union avec lui) s’expérimente, mais ne se comprend pas221

. Ainsi, on s’approprie par l’expérience la réalité de l’union avec Christ.

La fin de cette expérience religieuse ne s’oriente pas vers l’extase mystique mais vers l’union avec Christ, qui est la vérité elle-même qui se révèle dans l’Ecriture. Je cite une phrase de Bernard McGinn : « For Calvin, as for Luther, this union remains an experience of faith, and it is not developed in terms of contemplative prayer or even in the language of rap-ture or ecstasy »222.