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Chapitre 2 : Didactisme et effets socialisateurs du metal

B. Les nouvelles tribus

1. Subculture et tribu

En 1976, Stuart Hall et Tony Jefferson éditait un ouvrage collectif intitulé Resistance through Rituals. Youth subcultures in post-war Britain.300 Il s’agissait alors d’un des premiers livres à s’intéresser à des strates de la société désignées comme des subcultures. Un des auteurs était Dick Hebdige dont le nom devint très célèbre dans le monde de la sociologie pour un livre intitulé Subculture, the Meaning of Style publié pour la première fois en 1979. Grâce à cette recherche, un concept pour caractériser des nouvelles formes de socialité était lancé. Neuf ans plus tard, Michel Maffesoli proposait une autre terminologie : celle de « tribu ». Enfin en 1999, Valérie Fournier, une étudiante suisse publiait aux éditions Georg son mémoire de Diplôme d’Études Supérieures dont le sujet portait sur quelques formes urbaines de néo-tribalisme. Cette première sous-partie a pour but de présenter rapidement ces trois essais car nous utiliserons assez souvent dans notre étude les termes que ces chercheurs ont largement contribué à populariser.

1.1. Dick Hebdige : une popularisation du terme subculture

Dick Hebdige s’est aperçu de la difficulté des Cultural Studies anglo-saxonnes à définir le terme « culture » qui pouvait être à la fois « un standard d’excellence » et « une façon de vivre totale ».301 À partir de ce constat, le chercheur s’est employé à dépasser ce niveau pour tenter une définition de la subculture. La traduction française « sous-culture » n’est pas idéale dans la mesure où le préfixe « sous- » est très souvent porteur d’une connotation péjorative. D’ailleurs, David Buxton dans son excellent livre Le Rock. Star-Système et société de consommation302 utilise également ce terme.

Hebdige a divisé son essai en deux parties : des études de cas suivies de ce qu’il appelait une « lecture ».303 Dans ses études de cas, Dick Hebdige s’est intéressé aux rastas, aux teddy boys, aux mobs, aux skinheads, aux glams et aux punks qui ont peuplé l’Angleterre du début des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970.304 Dans son étude, il fait apparaître l’idée de bricolage présentée par Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage. 305 Tous ces rassemblements sont nés à partir d’éléments qui, de prime abord, apparaissent totalement antinomiques mais dont l’assemblage, par la magie de la justification a posteriori, semble cohérent. Dick Hebdige souligne l’importance des apports identitaires des communautés noires

298

Philip BASHE. Op. Cit., p. 7.

299

Philippe BLANCHET. Op. Cit.

300 Stuart HALL et Tony JEFFERSON. Resistance through Rituals. Youth subcultures in post-war Britain. Londres : HarperCollins

Academic, 1976.

301

“Culture as a standard of excellence, culture as a ‘whole way of life”. Dick HEBDIGE. Subculture. The Meaning of Style. London : Routledge, 2006. p. 7.

302

David BUXTON. Le Rock. Star-système et société de consommation. Grenoble : La Pensée Sauvage, 1985.

303

Dick HEBDIGE. Op. Cit., p. 73.

304 Alain DISTER. Culture Rock. Toulouse : Editions Milan, 1996. 305

et indiennes dans les bricolages opérés et adoptés par les blancs. Ces bricolages amènent également à des « innovations stylistiques » sur lesquelles l’auteur est revenu dans sa « lecture ».

Dans cette « lecture » donc, Dick Hebdige indique que l’étude des subcultures s’inscrit dans la lignée des travaux d’ethnographie urbaine remontant au XVIIIe siècle.306 La subculture apparait alors comme un « organisme indépendant fonctionnant en dehors des contextes sociaux, politiques et économiques plus grands. »307 Cependant, pour nuancer cette définition, Dick Hebdige indique « que chaque subculture est représentante d’un moment "distinct" – [elle est] une réponse particulière à un concours de circonstances particulier » et cela nécessite la prise en compte dans son analyse de "deux facteurs jumeaux" : la conjoncture et la spécificité.308 Ainsi les subcultures ne sont pas figées. Au contraire, elles évoluent au point de permettre un cycle perpétuel de disparitions et de créations de modèles.

Dick Hebdige fait remarquer que ce sont les « innovations stylistiques » d’une subculture qui attirent d’abord l’attention des médias.309 À partir de cette partie visible vont se créer des représentations sociales. L’auteur déplore alors que bien souvent le bricolage du jeu de signes n’est pas saisi par les observateurs alors que, comme il le rappelle à travers les mots d’Umberto Eco : « Je parle à travers mes vêtements ».310 On comprend ainsi mieux les références récurrentes faites au sémiologue Roland Barthes tout au long de l’ouvrage ; il s’agit de révéler que malgré le chaos apparent, il y a bien une logique qui supporte ces différents types de rassemblements.

Près de trente ans après sa publication, l’essai de Dick Hebdige est toujours une référence qui revient de façon quasi systématique dans les études des minorités culturelles. Cependant, le fait que ces dernières tendent à effectuer aujourd’hui ce que Michel Maffesoli appelle des « va-et- vient avec la masse », peut faire préférer une autre dénomination, à savoir celle de tribu. C’est ce que nous allons voir dans la section suivante.

1.2. Michel Maffesoli et le néo-tribalisme

Dans l’introduction de son livre, Michel Maffesoli rappelle que le concept de « tribu » n’est pas une trouvaille personnelle et que son emploi est courant dans les études anglo-saxonnes. Ce qui est par contre tout à fait remarquable dans la démarche du sociologue français, c’est le travail d’ancrage et de légitimation théoriques qui est déployé pour affirmer la pertinence de ce concept. Face à tant de richesse et surtout de finesse dans l’analyse, notre propos n’est pas de faire en quelques petites lignes le condensé d’un développement de plusieurs centaines de pages. Ce qui nous importe ici c’est de rapporter quelques éléments qui font que le concept de tribu semble parfois plus adapté que celui de subculture pour dépeindre les communautés métalliques.

Tout d’abord nous devons noter que Michel Maffesoli ancre clairement le tribalisme dans la postmodernité que l’on peut selon lui « caractériser par le retour exacerbé de l’archaïsme ».311 Ensuite, comme nous l’avons déjà indiqué, un des aspects fondamentaux de cette forme de socialité est le jeu de va-et-vient constant qui s’opère entre les masses et les tribus. En effet, Michel Maffesoli rappelle très justement qu’il est possible d’observer des regroupements ponctuels ou exceptionnels donnant un aspect de communauté qui vole en éclat une fois le rituel consommé. Ainsi contrairement au concept de subculture, la continuité n’est pas un aspect

306

Dick HEBDIGE. Op. Cit., p. 75.

307

“an independent organism functioning outside the larger social, political and economic contexts.” Ibid. p. 76.

308 Ibid. p. 84. 309 Ibid. p. 93. 310 Ibid. p. 100.

311 Michel MAFFESOLI. Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes. Paris : La Table Ronde, 2000.

fondamental, « le tribalisme […] peut être parfaitement éphémère, il s’organise suivant les occasions qui se présentent. »312 Ainsi on peut distinguer clairement l’opposition existant entre une subculture décrite chez Hebdige comme étant plutôt figée et le tribalisme marqué par l’« enracinement dynamique »313 en perpétuelle mutation décrit par le sociologue français. Enfin, une des très grandes différences repose sur la finalité de ces regroupements sociaux. Selon Hebdige, il y a une lutte ou tout du moins une résistance314 de la part des subcultures pour conserver des valeurs liées à des classes sociales qui se désagrègent alors que selon Maffesoli, « nos tribus contemporaines […] n’ont que faire du but à atteindre, du projet, économique, politique, social, à réaliser. Elles préfèrent "entrer dans" le plaisir d’être ensemble, "entrer dans" l’intensité du moment, "entrer dans" la jouissance du ce monde tel qu’il est. »315

1.3. Valérie Fournier : la « tribu métal »

Bien qu’il ne fasse pas l’unanimité au sein de la tribu des chercheurs sur la musique amplifiée, l’ouvrage de Valérie Fournier présente la qualité d’offrir une illustration concrète et claire des théories sur le néo-tribalisme de Michel Maffesoli. Pour réaliser son étude sur « quelques formes de marginalité culturelle », Valérie Fournier a opté pour la méthode de l’observation participante. Contrairement à de récents travaux d’universitaires militants dont les auteurs tentent de couvrir ou de cacher leur goût pour leur objet d’étude, Valérie Fournier avoue très franchement son appartenance au milieu underground qu’elle explore. Il n’y a ni honte, ni fierté dans cet aveu, simplement le désir que les choses soient dites plutôt que de laisser parfois le lecteur sentir une certaine subjectivité non assumée.

Dans Les nouvelles tribus urbaines, il est question de quelques « mouvements culturels dits spectaculaires ».316 Valérie Fournier y présente « la tribu gothique », « l’esprit hardcore », « la tribu "metal" » avec les punks servant de fil rouge car selon l’auteur « [le mouvement punk] a été le grand frère de tous les mouvements culturels propres à la jeunesse, dits spectaculaires, qui ont suivi. »317

Ainsi, à partir de la théorisation de Michel Maffesoli et de son travail de terrain, Valérie Fournier tente de dresser le portrait et d’expliquer les fonctionnements de ces nouvelles tribus urbaines observées en Suisse Romande. Une fois de plus, nous noterons la portée globale d’une étude réalisée à l’échelle locale. En effet, toute personne s’intéressant à ces mouvements culturels dira que les remarques faites au sujet des tribus suisses sont en grande partie valables aussi dans le cas des tribus françaises, allemandes, scandinaves, anglo-saxonnes…

1.4. Emploi des termes dans cette étude

Par les synthèses de travaux que nous venons de présenter, nous pouvons voir que subculture et tribu ne sont ni homonymes ni interchangeables. En effet, chaque terme renvoi à une chose bien précise. Aussi parlerons-nous de tribus lorsqu’il sera question d’individus et de subculture lorsque l’on passera au niveau idéologique et culturel du style dans lequel s’inscrit une tribu.

312

Ibid. p. 247.

313

Ibid. p. 65.

314 « Punks er Skins n’était pas une simple rébellion adolescente, mais devait plus fondamentalement être interprétés en termes

d’avatars de défense de l’indenté de la classe ouvrières britannique sur le déclin. » Valérie FOURNIER. Op. Cit., p. XI.

315

Michel MAFFESOLI. Op. Cit., p. VII.

Voir également p. 135 : « […] l’efflorescence et l’effervescence du néo-tribalisme qui, sous ses diverses formes, refuse de se reconnaitre dans quelque projet politique que ce soit, qui ne s’inscrit dans aucune finalité, et qui a pour seule raison d’être le souci d’un présent vécu collectivement. »

316 Valérie FOURNIER. Op. Cit., p. XVI. 317