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Chapitre 1 : Le chant des sirènes

B. Pouvoirs légendaires de la musique

1. Mythes grecs

« Dans de nombreux mythes, la création du monde est décrite comme un phénomène purement acoustique, […] »155

Laurent Aubert La mythologie grecque nous offre, sur le pouvoir de la musique ou du chant, plusieurs mythes qui ont su traverser le temps et les cultures pour devenir aujourd’hui universels.

Selon Roland Barthes, « notre vie quotidienne se nourrit de mythes ». Et le sémiologue va plus loin en écrivant que lorsque « [les mythes sont] isolés de l’actualité qui les font naître, ils apparaissent soudainement pour ce qu’ils sont : l’idéologie de la culture de masse moderne ».156 Ainsi à cause du poids qu’ils font peser sur les pensées des sociétés et cultures occidentales, nous ne pouvons pas faire l’économie d’un rappel de quelques mythes musicaux fondateurs. Nous allons voir, à travers les histoires d’Arion, d’Ulysse et d’Orphée comment la musique aurait sauvé de la mort, ou au contraire, comment elle aurait tué et enfin comment elle aurait séduit les forces et les divinités infernales.

1.1. Un chanteur sauvé par son art

Arion était un maître de l’art de la lyre. Il serait l’inventeur du dithyrambe en l’honneur de Dionysos. Arion était au service de Périandre, le tyran de Corinthe. Ce dernier, lui avait accordé la permission de parcourir la Grande Grèce et la Sicile pour gagner sa vie en chantant.157

Après avoir gagné un concours de musique en Sicile, Arion voulut rentrer à Corinthe. Les marins qui devaient le ramener voulurent s’approprier toutes les richesses que son art lui avait rapportées. Lorsqu’ils furent en mer, ils décidèrent de se débarrasser de lui en le passant par- dessus bord. Arion les implora alors de lui accorder un dernier chant avant de mourir. Comme les marins connaissaient les pouvoirs de sa musique, ils se bouchèrent les oreilles pour ne pas l’entendre de peur de changer d’avis.

Ayant entendu son chant, des dauphins vinrent près du bateau. Lorsqu’Arion sauta dans l’eau, l’un des mammifères recueillit le chanteur et l’emmena sain et sauf sur le terre ferme. « Arion chanta un hymne d’allégresse à son sauveur et le laissa, le cœur plein de grâce. »158

154

Gérard PERNON. Op. Cit., p. 4.

155

Laurent AUBERT « La voix des ancêtres. Notes sur l’usage de la musique dans les sociétés traditionnelles ». In Connaissance des Religions Nº75-76. Les pouvoirs de la musique. À l’écoute du sacré. Op. Cit., p. 210.

156

Roland BARTHES. Mythologies. Paris : Éditions du Seuil, 1970. 4e de couverture.

157

Pierre GRIMAL. Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine. Paris : PUF 2002. p. 51.

158 NOVALIS. Henri d’Ofterdingen, Œuvres complètes, tome 1, trad. Fr. Paris Gallimard, 1975. pp. 96-97. Cité dans In Connaissance des

Le chanteur rejoignit ensuite le palais de Périandre à qui il raconta son histoire. Quelques jours plus tard, le navire l’ayant transporté arriva à Corinthe. Périandre s’en alla voir les marins pour demander où était Arion. Ils répondirent que le chanteur avait péri pendant le voyage et qu’ils avaient dû se débarrasser du corps pour éviter les maladies. C’est alors qu’Arion apparut. Périandre, fou de colère, fit crucifier les assassins.

Arion doit sa vie à la qualité de ses dons musicaux. Dans l’épisode suivant de la mythologie, nous allons voir comme la beauté du chant peut coûter la vie à des êtres humains.

1.2. Les chants qui entraînent la mort

Ulysse est très certainement le héros le plus célèbre de l’Antiquité. Sa légende a été racontée, entre autres, par Homère dans l’Odyssée et selon le mythologue Pierre Grimal elle a également « été l’objet de remaniements, d’additions, de commentaires jusqu’à la fin de l’Antiquité. […] elle a prêté à des interprétations symboliques et mystiques. »159 C’est par l’intermédiaire de ce personnage que le mythe des Sirènes devint très célèbre.

Ulysse se montra un guerrier valeureux lors de la Guerre de Troie et beaucoup de mythographes lui accordent un rôle majeur dans la victoire des Grecs contre les Troyens. C’est lors de son aventureux voyage retour à Ithaque, durant lequel il s’attira la colère de Poséidon pour avoir crevé l’unique œil du Cyclope Polyphème (le fils de Poséidon), qu’Ulysse et l’équipage de son dernier vaisseau croisèrent les Sirènes.160

Les Sirènes sont selon la mythologie des démons marins, mi-femmes et mi-oiseaux. Ce sont des musiciennes remarquables dont les chants attiraient les navires qui passaient à proximité de l’île où elles vivaient. En se dirigeant vers les rochers entourant l’île, les bateaux finissaient par s’y échouer et les membres d’équipages se faisaient alors dévorer par les Sirènes.161

Dans l’Odyssée, la magicienne Circé mit en garde Ulysse contre le pouvoir des Sirènes :

« Vous voilà donc au bout de ce premier voyage ! Écoute maintenant ce que je vais te dire, et qu’un dieu quelque jour t’en fasse souvenir !

Il vous faudra d’abord passer les Sirènes. Elles charment tous les mortels qui les approchent. Mais bien fou qui relâche pour entendre leurs chants ! Jamais en son logis, sa femme et ses enfants ne fêtent son retour : car, de leurs fraiches voix, les Sirènes le charment, et le pré, leur séjour, est bordé d’un rivage tout blanchi d’ossements, dont les chairs se corrompent… Passe sans t’arrêter ! »162

Circé avait conseillé à Ulysse et à son équipage de se boucher les oreilles avec un mélange de cire et de miel. Mais Ulysse voulait entendre leur chant que voici :

« Viens ici ! Viens à nous ! Ulysse tant vanté ! L’honneur de l’Achaïe !... Arrête ton croiseur : viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis s’en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, tous les maux que les dieux dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d’Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière. »163

Pour ne pas succomber à la tentation, Ulysse s’était fait attacher au mat de son navire et chaque fois qu’il suppliait qu’on le détachât, les liens étaient resserrés. Après leur avoir échappé, Ulysse raconta : « Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. »164

159

Pierre GRIMAL. Op. Cit., p. 468.

160

Ibid. pp. 468-474.

161

Ibid. p. 24.

162

Homère. « Chant XII ». Odyssée. Paris : Gallimard, 1997. p. 252.

163 Pierre GRIMAL. Op. Cit., p. 257. 164

Contrairement à ce qu’elles ont chanté à Ulysse, son navire n’a pas été le seul à leur échapper. En effet, il y eut aussi l’Argo sur lequel était embarqué Orphée avec les Argonautes.165 Pierre Grimal nous explique comment : « […] pendant que les Sirènes essayaient de séduire les Argonautes, [Orphée] parvint à retenir ceux-ci en surpassant en douceur les accents des magiciennes. »166

C’est à travers le chanteur de l’Argo que nous allons aborder un dernier mythe, celui du chant qui a le pouvoir de surpasser la mort.

1.3. Le chant plus fort que la mort

« Orphée est le Chanteur par excellence, le musicien et le poète. Il joue de la lyre et de la "cithare". […] Orphée savait chanter des chants si suaves que les bêtes fauves le suivaient, qu’il inclinait vers lui les arbres et les plantes et adoucissait les hommes les plus farouches. »167

Pierre Grimal Comme nous l’avons vu dans la section précédente, Orphée a été le seul être à posséder un pouvoir musical plus grand que celui des Sirènes. Mais ce n’est pas pour cet épisode qu’il est devenu illustre. En effet, Orphée doit sa renommée à l’immense amour pour sa femme Eurydice, un amour qui le fit descendre dans les Enfers.

Eurydice était une nymphe. Pour échapper un jour à Aristée qui « voulait lui faire violence »,168 elle fut mordue par un serpent et mourut. Orphée ne put se résigner à la perte de son épouse chérie et il entreprit d’aller la rechercher.

Grâce à la musique de sa lyre, il réussit à charmer Cerbère, le gardien de l’entrée des Enfers, puis tous les monstres et les dieux infernaux. Ces derniers consentirent à rendre Eurydice à un mari dont l’amour était aussi manifeste. Cependant ils émirent une condition : Eurydice devait suivre son époux sans que ce dernier la regardât sous peine de mourir une seconde fois. Orphée accepta et les deux mariés entreprirent la remontée des Enfers. Malheureusement, Orphée fut soudain pris d’un doute, il se demanda si les Dieux ne s’étaient pas joués de lui. Alors il se retourna et Eurydice mourut une seconde fois.

Orphée fut inconsolable et il ne reprit aucune compagne, ce qui lui valut la haine des femmes thraces qui n’arrivaient pas à supporter l’indifférence du musicien à leur égard.169 Ce seraient elles qui auraient tué Orphée comme le décrit Ovide dans Les Métamorphoses.170

Bien que les religions monothéistes aient pris le dessus sur les croyances grecques, les mythes survivent dans les cultures populaires ayant été en contact avec eux. Aussi est-il compréhensible que certaines personnes peuvent croire aux effets directs de la musique sur les individus.

165

Nom donné aux compagnons de Jason dans sa quête de la toison d’or (la toison du bélier qui avait transporté Phrixos dans les airs). 166 Ibid. p. 332. 167 Ibid. p. 332. 168 Ibid. p. 152. 169 Ibid. p. 333. 170

« […] voici que les femmes des Cicones, la poitrine couverte, dans leur délire, de peaux de bêtes, du haut d’un tertre aperçoivent Orphée accompagnant son chant sur sa lyre dont il frappe les cordes. L’une d’elles, agitant sa chevelure dans l’air léger "Le voilà, dit- elle, le voilà : c’est l’homme qui nous méprise" et elle lança sa lance contre la bouche aux doux sons du chantre aimé d’Apollon ; mais la pointe garnie de feuilles n’y laissa que sa marque, sans faire de blessure. Une autre, pour projectile, prend une pierre qui une fois lancée, dans l’air même arrêtée par l’harmonieux concert de la voix et de la lyre, comme suppliant qu’on lui pardonnât sa folle tentative, tomber aux pieds d’Orphée. Cependant, les attaques se multiplient avec une audace qui ne connût bientôt plus de bornes : Erinys règne dans toute son aveugle fureur. Tous les projectiles auraient pourtant été rendus inoffensifs par le chant d’Orphée mais dans l’immense clameur, la flûte de Bérécynthe au pavillon coudé, les tambourins, les battements de mains, les hurlements des Bacchantes, couvrirent le son de la cithare. Alors enfin les rochers se rougirent du sang du chantre qu’ils n’entendaient plus. » OVIDE. Les métamorphoses. « Livres X et XI ». Paris : Garnier/Flammarion, 1966. pp. 253-255 ; 275-276. Cité dans Connaissance des Religions Nº75-76. Op. Cit., p. 85.