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Chapitre 1 : Le chant des sirènes

A. Les hommes et la musique

2. Pratiques réservées

Dans son « essai sur l’économie politique de la musique » intitulé sobrement Bruits, Jacques Attali attire notre attention sur le fait que « trois ordres ont dominé successivement [la musique] : religieux, impérial, marchand. » Lorsqu’il y a domination, il y a automatiquement des privilégiés et des dépossédés.

Cette sous-partie vise à rappeler de façon très succincte que la musique a longtemps été une chasse gardée.

48 C'est-à-dire entre 35,000 et 10,000 avant notre ère. 49

Période allant environ de -35,000 à -20,000.

50

Roland DE CANDÉ. Op. Cit., p. 50.

51 Ibid. p. 48. 52 Ibid. p. 51. 53 Ibid. p. 46. 54 Ibid. p. 58. 55 Ibid. p. 58.

2.1. Le don de jouer

« À l’aube de l’humanité, tout le monde chante et danse. Pourtant faire de la musique exige un savoir particulier, des dons qui ne sont pas reconnus à tous, des compétences qui transcendent celles d’autres artistes. Jouer de la flûte, de la harpe ou chanter n’est pas donné à tout le monde. Et encore moins se servir de la musique pour soigner, consoler, parler aux dieux.

Aussi la distinction entre musicien et non-musicien, qui sépare celui qui crée des sons et celui qui les écoute, constitue une des toutes premières divisions du travail et une des toutes premières divisions sociales. Chaman, médecin, mais aussi intercesseur, prêtre et bouc émissaire, le musicien accompagne les prières à l’occasion des fêtes nomades puis agricoles. Il est l’un des premiers regards d’une société sur elle-même, un des premiers catalyseurs de violence. »56

Comme le note très justement Jacques Attali, les compétences musicales semblaient d’abord relever du don. En effet, il y avait des « élus » qui savaient jouer et chanter pour accompagner les cultes ou les rites car ne l’oublions pas, la musique était à l’origine indissociable de la religion. Elle accompagnait les pratiques religieuses pour appuyer leur puissance et leur portée car comme le souligne Marius Schneider : « Toute action déployée sans la musique ou sans le concours de la parole sonore reste faible, car c’est au son que les rites doivent leur efficacité. »57 Ainsi pendant des millénaires la pratique musicale est restée cantonnée au domaine du sacré.

2.2. Du sacré vers le profane

Ce sont d’abord les Étrusques qui participèrent à une première migration de la musique du domaine sacré vers celui du profane. En effet, les découvertes archéologiques témoignent d’une omniprésence de la musique dans leur culture. Elle accompagnait aussi bien les punitions et les exécutions que les parties de chasse. Les nobles étrusques furent parmi les premiers à posséder des baladins et des musiciens.58

Ensuite ce sont les Romains qui s’inspirèrent des pratiques étrusques. Pour eux, « toutes les occasions étaient bonnes pour entendre de la musique : banquets, défilés, offices, funérailles, jeux… ».59 Ce qui eut comme conséquence que « dans les empires de l’Antiquité, les fonctions se distinguent : le musicien est toujours au service du prince-Dieu mais il n’est plus prêtre. »60 La musique libérée alors en partie de la nécessité religieuse put s’épanouir durant toute la période de domination de l’Empire romain jusqu’à la chute de l’empire d’Occident en 476. Mais que l’on ne s’y trompe pas, « à partir de la conquête romaine et surtout l’avènement du christianisme, la musique n’est plus destinée au peuple, si ce n’est pour son édification ou pour son salut. »61

2.3. Retour vers le sacré : musique et christianisme

Face aux déferlements des hordes barbares, la musique dut, dès le IVe siècle, trouver refuge dans les monastères et les abbayes. Elle fut alors à nouveau liée au fait religieux et au christianisme en particulier.

Au VIe siècle, le pape Grégoire Ier s’efforça de purger la musique des influences païennes, locales ou régionales. Ensuite Charlemagne, grâce à l’imposition du chant grégorien dans les abbayes, réussit une unification politique et culturelle.62

La musique se développa sur les nouvelles bases fixées par l’émergence d’un christianisme fort. Les arts et l’architecture bénéficièrent de cette conjoncture européenne mais en même temps,

56 Jacques ATTALI. Op. Cit., p. 27. 57

Marius SCHNEIDER. « Sociologies et mythologie musicales ». Les colloques de Wegimont III, Ethnomusicologie II, 1960, p. 13. Cité dans Connaissance des Religions. Op. Cit., p. 207.

58

Gérard PERNON. Histoire de la musique. Paris : Éditions Jean-Paul Gisserot, 1998. p. 11.

59

Ibid. p. 12.

60

Jacques ATTALI. Op. Cit., p. 29.

61 Roland DE CANDÉ. Op. Cit., p. 18. 62

l’Église « domestiqua musiciens et chanteurs »63 et c’est elle qui fournit l’essentiel de la musique du peuple. « Obsédée par l’idée de contrôler tous les rituels, l’Eglise tente d’interdire les autres musiques. »64 Seuls des hommes aussi puissants que les prêtres pouvaient tenter de s’adonner à cet art.

2.4. Troubadours, trouvères et ménestrels,

En France, au XIIe siècle, apparurent troubadours65 et trouvères.66 Ces derniers étaient souvent des seigneurs ou des princes67 qui, « jusque-là portés sur les exercices violents (guerre, chasse et tournois), donnaient à leur existence un tour plus paisible. »68 Guillaume IX (1071-1127), duc d’Aquitaine, serait le premier troubadour.

Avec les troubadours et les trouvères s’opéra alors un nouvel éloignement du sacré. En effet, le principal thème des œuvres de ces musiciens était l’amour courtois.

Au XIVe siècle, la musique d’Église se rapprocha à nouveau de celle des cours. Les jongleurs furent exclus des demeures nobles et le peuple perdit le droit de chanter dans les églises.69 Après la période des troubadours et des trouvères, la musique fut jouée en Europe par des ménestrels au service de l’Église et de princes. « Les musiciens deviennent des domestiques, ménestrels attachés à un maître unique, courtisans, enserrés, canalisés comme les notes de la musique tonale dans leur portée. »70

Afin de défendre leurs droits, « les ménestrels s’organisèrent alors en confrérie sur le modèle des métiers d’artisanat » avec comme saint Patron, Saint Julien des Ménestriers.71 Cela leur permit de gagner leur vie de façon plus indépendante en louant leurs services à une clientèle bourgeoise n’ayant pas les moyens de s’offrir des musiciens à plein temps ni même des concerts à domicile.72

Bien qu’avec la création d’une confrérie, les ménestrels aient ouvert la voie d’une certaine indépendance, nous verrons dans la troisième sous-partie que c’est à Mozart que l’on doit la libéralisation totale des musiciens.

2.5. Musique populaire

À côté des troubadours, des trouvères et des ménestrels, on trouvait des jongleurs – à la fois chanteurs, danseurs, mimes, acrobates et bouffons – qui assuraient les divertissements musicaux du peuple lors des fêtes paroissiales, des noces, des banquets.73

Ainsi pendant longtemps, les petites gens ne pouvaient écouter de la musique qu’en certaines occasions. Il ne leur était pas possible d’en entendre quand ils le souhaitaient ; l’assouvissement de leurs envies de musique était toujours tributaire d’événements hors de leur directe portée économique. En d’autres mots, ils étaient dépendants.

Il faut également préciser qu’à la différence des seigneurs qui créaient des œuvres nouvelles, les jongleurs se contentaient de répéter celles écrites par les élites musicales, le plus souvent au service de l’Église. En général, il y avait également une simplification des œuvres, notamment une réduction du nombre de voix transformant la polyphonie en monophonie ce qui privait souvent le public de toute la richesse sonore dont jouissait la noblesse et le clergé. Ainsi,

63 Ibid. p. 42. 64 Ibid. p. 69. 65

« Poète courtois des pays de langue d’oc qui, aux XIIe et XIIIe siècles, composait des œuvres lyriques. » In Dictionnaire Universel Francophone. Op. Cit., p. 1289.

66 Jongleur et poète de langue d’oïl. 67

Ibid. p. 30.

68

Gérard PERNON. Op. Cit., p. 25.

69

Jacques ATTALI. Op. Cit., p. 30.

70 Ibid. p. 31. 71 Ibid. p. 80. 72 Ibid. p. 31. 73 Ibid. pp. 30-31.

pendant des siècles, perdura une dichotomie entre la musique populaire et la musique de l’Église dite « savante ».

Il fallut attendre les XVIIe et XVIIIe siècles pour qu’il y ait enfin de grands chamboulements dont le peuple allait profiter.