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Chapitre 2 : Didactisme et effets socialisateurs du metal

B. Les nouvelles tribus

2. Ce qui attire et rassemble

Dans son ouvrage Les nouvelles tribus urbaines, Valérie Fourier insiste à plusieurs reprises sur le fait que « tout style est presque toujours associé à un genre musical. »318 Avant que les jeunes ne choisissent tel ou tel type de musique, nous pouvons dire qu’il existe une certaine forme d’interchangeabilité des individus. En effet, l’identité se cristallise autour d’une esthétique ; avant, il n’y a qu’un magma informe où les personnes se fondent dans la masse. L’objet de cette sous-partie est d’évoquer les trois principaux types de rassemblements d’individus.

2.1. Rassemblement autour de sonorités et de rythmes

Bien qu’il ait fait et qu’il fasse encore l’objet de nombreuses études,319 le goût musical échappe toujours à toute tentative de modélisation dans la mesure où il n’existe aucune logique le régissant. Ainsi même si l’on observe parfois la reproduction des goûts familiaux, on observe aussi des détachements spectaculaires et ce souvent au grand dam de certains parents qui ne comprennent pas la sauvagerie ou la torture musicales que leur progéniture leur font endurer. En effet, contrairement à la musique grand public, passe-partout, d’ascenseur, de supermarché, si bien décrite et décriée par Thomas Clément dans Les enfants du plastique,320 il existe des formes musicales extrêmes. L’exemple le plus criant est sans doute le cas du metal et de ses formes plus dures comme le thrash metal, le death metal, le grindcore et tous les styles apparentés. La violence sonique qui se dégage de ces styles est souvent jugée comme inaudible et pourtant elle trouve des supporters dans toutes les classes d’âges de tous les milieux socioprofessionnels.321 Ce qui compte chez la plupart des aficionados de ces styles, c’est avant tout l’émotion que procure la musique qui peut être partagée lors des concerts ou lors de soirées privées. La techno est un excellent exemple pour illustrer l’attirance à la seule musique. Généralement instrumentale, elle n’est pas verbalement militante. Elle aussi touche un public socialement très large mais la barrière existe au niveau des sons synthétiques créés par des machines qui sont insupportables pour bon nombre d’oreilles.

Entre ces deux extrêmes, se déploie une ribambelle de styles dont les sonorités et les rythmes très spécifiques font vibrer les corps selon les sensibilités. Le classique, le jazz ou le reggae sont quelques exemples parmi une multitude d’expressions musicales qui touchent certaines personnes en en laissant d’autres totalement indifférentes.

Le cas de la musique classique montre et réaffirme que c’est uniquement la musique et non pas un look ou un discours qui entraînent l’adhésion à ce que Michel Maffesoli appelle une « communauté affective ».

Nous ferons également remarquer que le sens des mots qui accompagnent la musique chantée peut être hors de toute compréhension parce que l’expression est faite soit dans une langue étrangère à l’auditeur, soit de manière tout à fait incompréhensible.

Donc c’est bien la musique et seulement la musique, pour ses sonorités et ses rythmes, qui attire les individus dans certaines tribus. Nous allons cependant voir que l’adhésion peut se jouer aussi à d’autres niveaux.

318

Ibid. p. 16.

319 Une des plus anciennes références régulièrement citée date du XIXe. Il s’agit de Jean-François GAIL. Réflexions sur le goût musical

en France. Paris, Paulin, 1832. Beaucoup d’autres ayant suivi, en voici quelques-unes qui reviennent régulièrement dans les bibliographies. Lionel de la LAURENCIE. Le Goût musical en France. Paris : Joanin, 1905 ; Pierre LASSERRE. Philosophie du goût musical. Paris : Grasset, 1922 ; Robert FRANCÈS. La perception de la musique. Paris, Vrin, 1984 ; Patrick MIGNON, Eliane DAPHY et Régine BOYER. Les lycéens et la musique. Enquête nationale sur les goûts musicaux des élèves de seconde et de première année de BEP. Paris, INRP, 1986 ; Anne-Marie GREEN. Sous la dir. Des musiques et des jeunes. Rock, rap, techno… Paris : L’Harmattan, 1997.

320 Voir notre chapitre 1, première partie, 4.4. Musak et variétés» p. 35. 321

2.2. Rassemblement autour d’un discours

Si nous venons de voir que le texte est tout à fait négligeable pour certaines personnes au point qu’elles n’aient pas la moindre idée de ce qui est chanté et qu’elles n’aient pas l’envie de le découvrir, il en est d’autres pour qui c’est d’abord le discours qui prime.

Nous pourrions tout de suite penser au punk et à son nihilisme déclamé sur des rythmes binaires ultra simples et des musiques peu élaborées, or il nous semble que le mouvement punk était un tout dépassant largement le cadre d’une expression musicale particulière dont il est question ici. Aussi nous semble-t-il que des styles comme le reggae et la oï cadrent beaucoup plus avec notre sujet. En effet, le reggae est l’expression musicale du rastafari que nous pourrions définir comme un mouvement mystique et culturel reposant sur la croyance en un lieu sacré où seraient unis tous les descendants du peuple noir dispersé par la traite des esclaves. L’ancien Empereur d’Éthiopie serait leur divin rédempteur. Pour ce qui est de la oï, il s’agit de l’expression musicale de l’idéologie fasciste et nazie. Aux chants de la Wehrmacht, se sont substituées des chansons aux sonorités punks et aux textes principalement racistes, antisémites et pangermaniques.322 Ainsi à travers ces deux exemples, nous pouvons voir que l’idéologie véhiculée par les chansons prévaut sur la musique. Ainsi dans les tribus rastas et fascistes, la dimension sonore est secondaire. Ce qui compte c’est le message et les idées que le discours tend à propager par un média artistique.

Outre l’idéologie portée par la musique, il peut y avoir une dimension politique parfaitement visible. Deux groupes, parmi d’autres, illustrent ce fait de façon très pertinente. Tout d’abord, Trust, un groupe français de rock dur ayant connu un grand succès au début des années 1980. Il est l’auteur de l’hymne « Antisocial » qui a été repris outre-Atlantique par le groupe de thrash Anthrax. Ce qui peut frapper à l’écoute de ce groupe, c’est la dimension monocorde du chant. Les variations sont minimales et c’est à la limite du parler. Compte tenu des réelles capacités vocales du chanteur que l’on peut apprécier sur des reprises comme « Paint in Black » ou « Petit Papa Noël »,323 nous pouvons entendre qu’il s’agit d’un réel choix artistique sous-tendant une finalité. En effet, tous les fans du groupe l’affirmeront, ce qui compte chez Trust ce sont les paroles au vitriol que le groupe distille à grands coups de guitares saturées. La France et son système policier jugé répressif et milicien ainsi que le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing étaient les principales cibles des deux premiers albums. Avec le vent socialiste qui souffla sur la France dès mai 1981, le groupe perdit ses bouc émissaires et en même temps sa popularité. Il essaya de se recentrer sur les régimes totalitaires et sur l’impérialisme capitaliste mais la sauce ne prenait plus. Le groupe se sépara en 1985 en ayant laissé une empreinte profonde dans le paysage musical français.

Plus récemment, nous pouvons saluer le discours politiquement engagé du groupe canadien d’expression francophone les Cowboys Fringants. Leur album de 2004 La Grand Messe est un remarquable condensé de conscience humaniste et de cinglante critique politique. Le groupe s’en prend ouvertement aux décideurs ayant amené « la planète au bord du ravin ».324 Bien que ce groupe fasse preuve d’immenses qualités musicales, tant dans l’originalité que dans la virtuosité, le discours lourdement chargé pèse sur l’ensemble et ne manque pas de lasser et ou d’énerver ceux qui n’y adhèrent pas.

L’adhésion aux tribus des fans des groupes cités ci-dessus dépend largement de leur idéologie ou de leur discours politique.

322

En écrivant ceci, nous pensons à chansons du groupe skin Bunker 84 dont des copies circulaient dans notre lycée en 1992. Nous avions été particulièrement choqué par des morceaux tels que « Nacht und Nebel », « KKK », « Mein Kampf », « Jeunes Loups ».

323 Sur l’album En attendant… Brouillard en novembre, Noël en décembre. Musidisc, 1989. 324

2.3. Rassemblement autour d’un look

Lorsque Valérie Fournier parle de « mouvements culturels dits spectaculaires », elle pense à l’aspect extérieur. Nous avons tous en tête l’image du punk anglais avec sa crête de couleur vive, ses vêtements déchirés, ses automutilations aux épingles à nourrices.

Le look est un moyen de se distinguer et Valérie Fournier écrit qu’il :

« […] est la première information donnée lorsqu’on rencontre quelqu’un […] Il est évident que, quel que soit l’accoutrement que l’on porte, celui-ci est chargé de sens, porteur d’une volonté de communiquer quelque chose. Même l’absence de style n’échappe pas à la signification : Il y a une raison qui justifie toute manière de s’habiller, on ne peut y échapper. »325

« […] le look est une manière d’exprimer son identité et sa personnalité, et s’il y a raison d’être, sa contestation. »326

Ainsi le look permet de se donner une identité et c’est ce qui est principalement recherché. La musique et le discours importent alors très peu. Ce qu’on cherche à faire passer, c’est un message à travers le style distinctif emprunté à une tribu qui s’est créée autour d’une musique ou d’un discours ou des deux à la fois comme cela est le cas pour le Hardcore.327 Paradoxalement, c’est dans ce style très pur qu’est apparu le mouvement skater qui a fait l’objet de multiples récupérations et détournements commerciaux. Aussi, si un jeune l’ayant adopté n’est pas un tant soit peu curieux sur ses origines, il ne fera alors que porter un déguisement, une panoplie de Carnaval. Valérie Fournier faisait remarquer l’existence du même phénomène d’adhésion au look gothique rendu très populaire avec le film The Crow328 devenu film culte en grande partie à cause du destin tragique de l’acteur principal Brandon Lee tué par balle pendant le tournage.329 Beaucoup de jeunes ayant vu le film ont adopté ensuite le look vampire avec les peintures faciales noires et blanches également appelées corpse paint330 sans pour autant savoir qu’il était au départ l’expression vestimentaire d’une forme musicale.

Comme nous allons également le voir dans la sous-partie suivante, l’élément déclencheur d’une adhésion à une tribu peut aussi être une de ses parures, en particulier les tee-shirts. En effet, l’imagerie très développée au sein de la tribu metal, véhiculée notamment par l’intermédiaire de ce vêtement, peut être le point de départ dans un processus de construction identitaire.