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Chapitre 1 : Le chant des sirènes

A. Les hommes et la musique

3. Démocratisation

3.1. Démocratisation de la pratique musicale

Bien que nous risquions de froisser des susceptibilités et lever des critiques, dans cette section la pratique musicale renverra principalement à la pratique instrumentale même si nous sommes conscients du fait que le chant a été pendant longtemps l’expression musicale par excellence. La raison de cette exclusion tient du fait que chaque être humain possède à la naissance un instrument intérieur, sa voix, qu’il peut utiliser et, s’il le souhaite, travailler seul ou de manière dirigée. À moins d’être handicapé ou mutilé, rien ne peut l’empêcher de chanter. Par contre l’accès et l’apprentissage d’un instrument autre que la voix n’ont pas été toujours aussi directs. Notre propos est donc de montrer comment aujourd’hui, il est devenu possible à chaque être de pouvoir jouer d’un instrument.

3.1.1. Apprentissage

« Lorsque nous parlons d’éducation musicale, nous confondons aisément des choses très différentes. La formation de l’exécutant professionnel et du musicien créateur est une chose bien distincte […] Et ceci est encore différent d’une certaine formation de l’oreille chez l’enfant et chez l’adulte aboutissant à ce que l’on nomme parfois "l’appréciation musicale". »74

Alain Daniélou Daniélou ayant très justement fait remarquer l’ambigüité de l’expression « éducation musicale », nous préférerons parler ici de l’apprentissage de la musique et plus spécialement de son accès à travers les âges.

D’abord prisonnière de la sphère religieuse, la musique devint chez les Grecs de l’Antiquité une des matières de l’éducation au même titre que la grammaire et la gymnastique. Sa transmission fut essentiellement orale même si un système de notation et une gamme à plusieurs tons apparurent au VIe siècle avant notre ère.75

Lorsque la musique trouva refuge dans les monastères et les couvents, son enseignement fut à nouveau placé entre les mains de l’Église jusqu’à ce que « les bourgeoisies, qui maitrisent la musique et s’en font gloire en se dotant de magnifiques salles d’opéra et de concert, créent aussi des conservatoires destinés à former musicien et chanteur. »76 En effet, comme nous le décrit très bien Gérard Pernon, avant que les municipalités et les États ne se chargent de cette fonction,

74

Alain DANIÉLOU. Origines et pouvoirs de la musique. Paris : Kailash Editions, 2005. p. 137.

75 Jacques ATTALI. Op. Cit., p. 66. 76

« [l]a musique s’apprend généralement en famille, comme chez les Bach ou chez les Mozart. On peut aussi apprendre les rudiments dans les petites écoles, puis dans les maîtrises, où l’enfant étudie la musique et le latin. S’il manifeste des dons, il peut espérer accéder aux instruments. Il lui faut ensuite entrer en apprentissage chez un maitre, après quoi il pourra postuler ou s’inscrire à la coopération des ménétriers, s’associer à d’autres pour constituer une « bande » ou encore se proposer comme organiste dans un couvent. »77

Ainsi, le 3 mars 1671 naissait à Paris l’Académie Royale de musique remplacée par le Conservatoire de Bernard Sarette en 1795. À Londres la Royal Academy of Music fut fondée en 1720.78

La création de telles structures amorça le long processus de démocratisation de l’apprentissage de la musique dont le programme surnommé El Sistema au Venezuela est très certainement le modèle ultime.79

En plus des enseignements encadrés que nous venons d’évoquer, nous ne devons pas oublier l’autodidactisme rendu possible grâce à quelques systèmes d’auto-apprentissage dont la tablature80 – permettant de devenir un virtuose de la guitare sans avoir la moindre connaissance théorique – est l’exemple le plus criant. Des méthodes audio-visuelles ou interactives permettent également aujourd’hui l’apprentissage et la maîtrise d’autres instruments comme le piano, la flûte ou la batterie.

3.1.2. Instruments

Dans la première partie de notre recherche, nous avons évoqué les premiers instruments de musique ainsi que le début de leur évolution. Nous allons directement faire un bond de plusieurs milliers d’années pour nous intéresser à la période à partir de laquelle les instruments ont commencé à ne plus être réservés à une élite.

Dans les classes d’éveil musical, on propose souvent aux enfants de construire des instruments de musique. Si la réalisation de percussions et de flûtes rudimentaires est à la portée de tous, fabriquer des instruments plus élaborés qui sont justes requiert un savoir-faire et une maitrise qui ne sont pas donnés aux premiers venus. Cela explique que pendant des milliers d’années cette expertise au coût prohibitif privait les plus humbles du plaisir d’avoir et de pratiquer un instrument.

Avec la création et le développement des manufactures permettant de passer d’une production artisanale à une production en série entrainant par la même occasion une baisse des prix, le commerce des instruments connut un formidable essor au XVIIe siècle.81

En 1711, eut lieu la première forme d’harmonisation européenne avec l’invention du diapason par le luthier anglais John Shore.82 Il devint alors possible d’acheter des instruments étrangers, ce qui stimula la concurrence et participa à une baisse supplémentaire des prix.

Le XIXe siècle fut marqué par l’invention en 1801 du piano droit qui permit à de nombreuses familles de la petite bourgeoisie de pouvoir acquérir et de faire entrer dans leurs appartements un instrument jusqu’alors fort volumineux et particulièrement cher pour jouir de la musique chez eux.

77

Gérard PERNON. Op. Cit., p. 68.

78

Ibid. p. 54.

79

El Sistema renvoie à Fundación del Estado para el Sistema Nacional de las Orquestas Juveniles e Infantiles de Venezuela. Il s’agit de la nouvelle appellation d’un programme d’éducation privé financé par des subventions publiques. Il a été créé en 1975 par José Antonio Abreu sous le nom de « Acción Social para la Música ». Son but est d’utiliser la musique comme outil d’éducation, de réinsertion et de prévention contre la délinquance. L’idée est d’empêcher des jeunes vivant dans un environnement défavorisé de tomber dans la drogue et dans le crime en leur offrant un instrument de musique pour qu’ils intègrent des orchestres. Environ 150,000 jeunes répartis dans plus de 150 orchestres bénéficient de programme qui a permis une réduction significative du taux de criminalité au Venezuela.

80

Système de notation de la musique où les notes sont remplacés par des chiffres indiquant le numéro de la frette à jouer sur une des cordes que comprend l’instrument.

81 Ibid. p. 46. 82

Grâce à la fée électricité, le développement de l’industrialisation s’accéléra au XXe siècle. De productions en série, on passa rapidement aux productions de masse, ce qui fit baisser davantage le coût des instruments.

Aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation et du commerce planétaire, les musiciens en herbe des pays occidentaux peuvent facilement s’offrir des instruments bon marché en raison des faibles coûts de la main d’œuvre étrangère, notamment celle des pays asiatiques. Toutefois, il n’y a pas que les pays développés qui bénéficient des effets des productions en série. En effet, même dans les pays en voie de développement, certains instruments comme la guitare restent à la portée de toutes les bourses. Il s’en écoule près de dix millions chaque année.83

3.1.3. Pratiquants

Maintenant que nous avons vu quelles ont été les évolutions dans l’apprentissage et dans la fabrication des instruments, nous allons pouvoir nous intéresser aux pratiquants.

Jusqu’à la Renaissance, nous avons vu que la musique relevait du fait religieux et des gens de pouvoir qui l’organisaient et la contrôlaient. Un homme mit fin à l’état de dépendance entre d’un côté, musiciens et de l’autre, prêtres et princes.

« La relation du musicien au pouvoir finit par se rompre en 1781, lorsque Mozart, peu docile et mal traité par son employeur, le prince-archevêque Colloredo, décida de vivre en musicien "indépendant". […] avec lui, le monde bascule. »84

Mozart ne fut pas le seul à vouloir devenir indépendant.

En effet, à sa manière, la bourgeoisie fit de même. Elle ne souhaitait plus se contenter de seulement entendre de la musique, elle voulut en jouer elle-même. C’est alors que se développa l’engouement pour le piano droit qui devint l’instrument roi, celui que toute jeune fille de bonne famille se devait de savoir jouer.85

C’est également à cette période que les bienfaits des partitions imprimées, apparues au XVIe siècle, se firent le plus sentir. Grâce à ce support, la musique se propagea dans les foyers bourgeois comme une trainée de poudre et un style musical marqua tout particulièrement le début de la pratique collective comme l’indique Gérard Pernon :

« […] la musique de chambre fournissait l’occasion à des amateurs d’un bon niveau de jouer ensemble. Cette convivialité fut celle des fameuses schubertiades, Schubert et ses amis se réunissaient chez l’un ou chez l’autre, parfois dans une taverne. »86

La démocratisation de l’enseignement et la baisse des prix des instruments rendirent ces pratiques de plus en plus communes et en peu de temps, toutes les couches sociales purent prétendre à jouer collectivement de la musique. Durant les belles années de l’exploitation minière, nombreuses étaient les compagnies qui finançaient des fanfares et des harmonies auxquelles pouvaient participer les employés ou leurs enfants.

Avec l’explosion de la culture adolescente au début des années 1950, la pratique de la musique dans des groupes de pop ou rock se popularisa. Les formes musicales très simples de l’époque permirent à tout le monde de s’y frotter avec plus ou moins de succès.

D’après Jean-Marie Seca, il existerait aujourd’hui en France plus de 50,000 groupes de rock amateurs.87 Les musiciens qui les forment viennent de tous les horizons sociaux. En outre, on estime à cinquante millions le nombre de guitaristes dans le monde,88 soit environ un être

83

Ibid. p. 275.

84

Gérard PERNON. Op. Cit., p. 69.

85

Jacques ATTALI. Op. Cit., p. 123.

86

Gérard PERNON. Op. Cit., p. 78.

87 Jean-Marie SECA. Les musiciens underground. Paris : PUF, 2001. 88

humain sur cent trente, et c’est sans compter les millions de percussionnistes qui accompagnent les rites et les fêtes de nombreux peuples.

Pour clore cette partie, nous laisserons une fois de plus la parole à Jacques Attali qui nous donne des chiffres très explicites sur l’état de la pratique musicale :

« Aujourd’hui, la pratique de la musique n’est plus du tout marginale : elle concerne dans les pays avancés, un quart des plus de quinze ans. En France, 15 millions de personnes l’ont apprise et 10 millions en font plus ou moins régulièrement. […] les adolescents d’aujourd’hui sont deux fois plus nombreux à faire de la musique que ceux des générations nées avant 1960. »89

3.1.4. Tous des créateurs ?

Nous avons vu que, grâce aux tablatures, il est devenu possible de pouvoir jouer de la guitare ou de la basse sans avoir la moindre notion théorique. Cependant, la maîtrise de ces instruments implique quand même un certain entrainement se traduisant par de longues heures passées sur les manches pour former les doigts et les mains à la production de sons harmonieux. Un travail de l’oreille s’opère également pour distinguer la justesse des notes produites.

Après avoir acquis des bases rudimentaires, il est alors possible de passer à un niveau de pratique différent : celui de la composition, qui est, selon Jacques Attali, un « refus du spectacle, refus de se taire, refus de se contenter de s’émerveiller, d’admirer. Elle est désir […] de chercher la vie non dans un avenir lointain, sacré ou matériel, mais dans la production de sa propre jouissance. »90 Cela explique en partie pourquoi tant de groupes de rock jouant leurs propres compositions se sont formés depuis la seconde guerre mondiale.

Dans les années 1980, des alternatives ont été proposées à la souffrance de l’apprentissage instrumental des instruments à cordes et de la batterie. Il y eut tout d’abord la commercialisation en 1982 par Yamaha du DX7, premier synthétiseur de masse91 qui annonçait l’arrivée des claviers arrangeurs grand public. Ces derniers avec leurs banques de sons, de rythmes et d’arrangements préprogrammés donnèrent l’illusion d’être l’orchestrateur d’une musique complexe et variée alors que la machine corrigeait automatiquement les erreurs de doigts maladroits.

En 1986, la souris informatique remplaça les touches des synthétiseurs lorsque les fabricants d’ordinateurs Atari et Amiga lancèrent les premiers home-studios informatique MIDI92 avec le concours du fabricant de logiciels Steinberg. À partir de cette date, arrivèrent graduellement sur le marché une pléthore de programmes permettant de générer plus ou moins automatiquement des morceaux de musique avec des ordinateurs. La qualité des échantillons est devenue telle qu’il est difficile aujourd’hui de faire la différence entre musiques organique et informatique. Mais ne nous y trompons pas, ce n’est pas par ce que les outils existent, qu’ils seront forcément utilisés par la masse qui y a accès. En effet,

« […] la composition restera marginale dans la mesure où elle suppose un désir de créer, une volonté d’être actif. Or, la plupart des gens préfèreront toujours rester passifs devant le spectacle du monde, accumulateurs d’objets, trouvant du plaisir à admirer et à collectionner les créations des autres, à vivre par procuration la vie des stars sans chercher à le devenir ni avoir le désir de s’admirer eux-mêmes. Ceux-là n’auront pas su s’accepter comme médiocres, ni vaincre le pire ennemi de l’homme : la haine de soi. »93

89

Jacques ATTALI. Op. Cit., pp. 275-276.

90

Ibid. pp. 271-272.

91

Ibid. p. 273.

92

Musical Instrument Digital Interface. Le MIDI est un protocole de communication standardisé qui permet à des instruments électroniques de musique et à des ordinateurs de communiquer entre eux, de se piloter et de se synchroniser.

93