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Chapitre 1 : Le chant des sirènes

A. Les hommes et la musique

5. Naissance du heavy metal

Après avoir parcouru en l’espace de quelques pages, plusieurs milliers d’années d’histoire humaine, nous voici enfin rendu au genre musical auquel notre objet d’étude se rattache. Dans cette sous-partie, nous allons essayer de définir les contours de ce à quoi le heavy metal renvoie.

5.1. Étymologie et connotation

The Oxford English Dictionary date l’origine du heavy metal à près de deux cents ans.133

Ainsi au dix-neuvième siècle, heavy metal était, au sens propre, un terme technique d’armement et avait, au sens figuré, une connotation sociale faisant référence à un homme puissant et intimidant.134 Quelle qu’elle soit, cette appellation évoque la puissance et la force. The Oxford English Dictionary confirme une concentration de pouvoir de longue date.

En ce début de vingt-et-unième siècle, ce terme a deux principales significations : pour les chimistes, les métallurgistes et les écologistes, heavy metal (métaux lourds) est une étiquette pour des éléments et des composés toxiques et pour les métalleux, heavy metal est un genre musical.

La longue histoire du terme heavy metal dans la langue anglaise résonne dans l’usage moderne. Le heavy metal n’est donc pas simplement un genre récemment étiqueté ; son sens est intimement lié à la circulation historique d’images, de traits et de métaphores, et a été appliqué en toute logique et en toute légitimité à des pratiques musicales particulières.135

130 Pascal QUIGNARD. La haine de la musique. Paris : Gallimard-Folio, 2006. p. 199. 131

Voir le VIIe traité ayant dont le titre a donné celui de l’ouvrage.

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Nous nous permettons de faire cette remarque en nous basant sur une observation faite par deux de nos élèves fans du groupe allemand Tokyo Hotel. Quand nous leur avons demandé ce qu’elles trouvaient de si formidable chez ce groupe, elles nous ont répondu l’originalité de cette musique chantée allemand par des adolescents. Une d’entre elle nous a ensuite prêté l’album Zimmer 483. Quelle ne fut pas notre surprise en entendant des sonorités, des mélodies et des rythmes quasi identiques à ceux du groupe de punk-rock allemand Die Toten Hosen. La seule différence reposait dans la production et le mixage qui étaient très policés par rapport au son des années 1980 de leurs pairs. Lorsque nous évoqué ces similitudes, la jeune fan nous a dit ne jamais avoir entendu parler de ce groupe et que donc pour elle, Tokyo Hotel c’était original et nouveau.

133

SIMPSON J. A. et E. S. C. WEINER. The Oxford English Dictionary, 2nd Ed. Oxford : Clarendon Press, 1989.

134

“1828 Webster s.v., Heavy Metal, in military affairs, signifies large guns, carrying balls of large size, or it is applied to the balls themselves.

1882 Olgivie s.v., Heavy Metal, guns or shot of large size; hence, fig. ability, mental or bodily; power, influence; as, he is a man of heavy metal; also, a person or persons of great ability or power, mental or bodily; used generally of one who is to be another’s opponent in any contest; as, we have to do with heavy metal. (Colloq.)” Cité par Robert WALSER. Op. Cit., p. 1.

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5.2. Paternité

Dans le petit monde du heavy metal, on attribue souvent la paternité du terme à l’écrivain américain William Seward Burroughs. Cet écrivain fit partie au même titre que Jack Kerouac, Allen Ginsberg et Lucien Carr de la beat generation136 des années 1950. Il vécut le rock life style bien avant que la musique ne soit elle-même inventée. Il est l’auteur, entre autres, de The Naked Lunch, The Soft Machine, The Ticket that Exploded. Burroughs utilisa heavy metal en 1964 dans son roman Nova Express. Ce dernier est décrit comme une œuvre de science-fiction pornographique dans laquelle sévit The Heavy Metal Kid, un habitant de la planète Uranus, de constitution faciale métallique surmontée d’antennes.137 Bien que les thèmes abordés dans les chansons de heavy metal fassent parfois référence au sexe et au grotesque développés dans cet ouvrage, la filiation demeure cependant incertaine. Il serait toutefois plus vraisemblable de penser que heavy metal trouve son origine dans les paroles du morceau « Born to Be Wild »138 du groupe Steppenwolf gravé dans le vinyle en 1968 et rendu célèbre en 1969 par le film culte Easy Rider.139

5.3. Le rôle de la technologie

Dans son ouvrage Amusing Ourselves to Death,140 Neil Postman affirme que la technologie fait l’idéologie.141 Selon lui, nous vivons aujourd’hui dans ce qu’il appelle une « technopoly » qu’il différencie très distinctement de la « technocratie » du dix-neuvième siècle. La « technocratie » caractérise une société qui employait la technologie afin d’en tirer avantage dans son évolution mais qui conservait ses mythes et ses règles morales traditionnels générant ainsi une dynamique créative dans l’affrontement du moderne et de l’ancien. La « technopoly » caractérise quant à elle une société dans laquelle les mythes, les symboles, les icônes et tout ce qui appartient à un monde « non-technologique » sont relégués au rang de l’anecdote par l’écrasant pouvoir de la vision technologique du monde, une société qui s’en remet totalement au développement technologique.142

La pensée de Neil Postman s’applique parfaitement à la musique amplifiée. Les nouveaux discours lyriques143 et musicaux ont été développés grâce au développement technologique qui a permis la naissance d’une musique capable de les soutenir et qui a participé à leur inspiration et création. Le heavy metal est une forme musicale qui n’aurait pas pu voir le jour sans les avancées et les progrès technologiques réalisés et appliqués dans le domaine de la musique populaire à laquelle son histoire est donc indubitablement liée.

5.3.1. L’amplificateur

L’invention capitale pour le genre fut en 1926 celle de l’amplificateur qui permit la production du volume et de la puissance sonores indispensables à ce style. Jusqu’à la découverte du transistor en 1947, on utilisait des lampes pour amplifier le son. Leur principal inconvénient était leur fragilité. Il n’était pas rare qu’elles explosent sous l’effet de la chaleur ou qu’elles cassent suite à un choc durant le transport.

136

« beat generation » : mouvement littéraire (et état d’esprit) né aux États-Unis dans les années 1950.

137

Deena WEINSTEIN. Heavy Metal, the Music and its Culture. New York : Da Capo Press, 2000. p. 19.

138

Paroles et musique par Mars BONFIRE. Steppenwolf, 1968.

139

Avec Peter Fonda, Dennis Hopper et Jack Nicholson. Deux motards marginaux traversent les États-Unis pour en découvrir les charmes cachés : les côtés pile et face de l’Amérique de la fin des années soixante.

140 Neil POSTMAN. Amusing Ourselves to Death: Public Discourse in the Age of Show Business. New York : Penguin, 1985. 141

“Technology is Ideology.”

142

Neil POSTMAN. Technopoly: the Surrender of Culture to Technology. New York : Vintage Books, 1993.

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Chez les anciens, était qualifiée de lyrique la poésie qui se chantait sur la lyre. La langue anglaise a tiré de cette origine le nom « lyrics » qui désigne les paroles de chansons ainsi que l'adjectif « lyrical » qui désigne tout ce qui a rapport avec les paroles de chansons. Même si dans la langue française d'aujourd'hui l'adjectif « lyrique » peut nous faire penser de prime abord à l'opéra ou à la poésie, il existe également un sens proche du sens anglais, à savoir ce qui a un rapport avec ce qui doit être chanté, et donc par conséquent avec les paroles de chansons.

L’amplificateur permit la fabrication des premiers systèmes de sonorisation dont les niveaux sonores que l’on pouvait en tirer étaient capables de faire vibrer, au sens propre du terme, les corps des spectateurs. Avec ce procédé, il fut alors possible à une formation minimale d’avoir un volume sonore plus élevé que celui d’un orchestre symphonique jouant fortissimo.

C’est à la compagnie Fender que l’on doit les premières grandes séries d’amplificateurs pour guitares et basses électriques. Dans les années 1960, la compagnie anglaise Marshall se spécialisa dans les amplificateurs pour guitare et elle développa toute une gamme de produits que le monde du metal adopta après que Jimi Hendrix eut popularisé la marque. Une des images d’Épinal associée au genre est d’ailleurs le mur de haut-parleurs de cette marque en fond de scène.

5.3.2. La guitare électrique

Grâce à l’invention de l’amplificateur, la guitare put passer du domaine de l’acoustique à celui de l’électrique. Tant qu’elle n’était pas électrifiée, son son était relativement doux. Aucun volume sonore important ne pouvait être obtenu. Un jeu en notes individuelles plutôt qu’en accords la rendait particulièrement vulnérable face aux autres instruments des groupes ou orchestres tels que le piano, la trompette, le saxophone et tous les autres instruments pouvant jouer en solo. Les gains en volume et en puissance rendus possibles par l’amplification transformèrent littéralement la guitare en un nouvel instrument capable de dominer le volume sonore des autres instruments pour devenir finalement un instrument soliste. D’autre part, le fait qu’il n’y ait plus besoin de caisse de résonance permit aux luthiers les extravagances les plus folles au niveau des formes. Ainsi, il y eut également une véritable révolution du design.

5.3.3. Les effets

L’amplification de la guitare permit également la création de nouveaux sons tels que le sustain et la distorsion. Ce sont eux qui ouvrirent le chemin à de nouvelles formes musicales. Ainsi ce fut d’abord un nouveau blues144 qui apparut aux détours des années 1930 et 1940. Le rock’n’roll en fit usage mais c’est indéniablement à Jimi Hendrix que l’on doit la plus grande influence. Ses pédales fuzz et wah-wah sont devenus mythiques. Par la suite, ce fut Jimmy Page d’abord grand bluesman puis le légendaire guitariste de Led Zeppelin, qui usa et abusa de ces nouveaux sons pour faire monter les canons hard rock en puissance.

Les progrès dans l’électronique à partir des années 1970 eurent d’importantes répercussions dans le monde de la musique avec la création de nouveaux effets comme le tremolo, le chorus, le flanger, les chambres d’échos, et le delay.

5.3.4. La basse électrique

Bien que l’acte de naissance de la basse électrique remonte officiellement à 1936, et que l’on doit les premiers modèles à Paul Tutmarc,145 il fallut attendre près de 15 ans avant que la compagnie américaine Fender ne lance la production en série de sa légendaire Precision Bass. Jusqu’à l’adoption populaire de cet instrument à la fin des années 1950, on utilisait la contrebasse pour produire les fréquences basses nécessaires à la richesse sonore. En plus des notes graves, cet instrument avait une fonction rythmique très importante allant de pair avec la batterie. Bien que vitale dans le rock, la contrebasse avait deux principaux inconvénients : de par son énorme volume elle était très encombrante et sa sonorisation était très complexe. Ainsi la basse électrique connut un vif succès grâce aux solutions qu’elle offrait aux problèmes que

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En effet, le blues remonte à la fin du XIXe siècle. Il est né des worksongs (chants de travail) et des gospels des anciens esclaves noirs américains. Ainsi la thématique des chansons tournent autour des peines qui pèsent sur les existences. Le premier morceau de blues imprimé sur partition fut « Memphis Blues » de William Christopher Handy à qui l’on attribue souvent la paternité du genre alors qu’il est en fait l’héritier d’une longue tradition musicale.

145 James H. ROBERTS et Jim ROBERTS. American Basses: An Illustrated History & Player's Guide. New York : Backbeat Books, 2003. p.

posait la contrebasse et grâce au frettage qui la rendit accessible à tous. De la même manière que pour la guitare, jouer de la basse pouvait se faire à partir de tablatures. Enfin, le son obscur, extrêmement puissant grâce à l’amplification direct de cet instrument, fut l’élément crucial dans le développement du rock et devint un élément fondamental du heavy metal.

5.4. Premiers sons

À l’origine, le heavy metal n’était pas un style musical à proprement parler, les années soixante étant en effet dominées par le downer rock ou acid rock. Ce genre musical était associé à la consommation de drogues (principalement du LSD) par les fans lors des concerts. Au sein de ce courant, une faction voulut se détacher de la drug culture hippie. Elle ne souhaitait plus que la musique soit reléguée au rang de simple accompagnateur vers les paradis artificiels.146 Un style plus lourd vint remplacer les ambiances planantes. Cette dissidence musicale fut dès lors baptisée heavy rock puis heavy metal. Il est important de noter que heavy metal fut d’abord employé dans la presse comme adjectif avant de devenir un nom pour désigner un genre musical à part entière.147

5.5. La Mecque du genre

Même s’il existe un débat sur le lieu de naissance de celui qui allait devenir l’enfant mal aimé du rock, de nombreux spécialistes du genre148 reconnaissent que Birmingham est le berceau originel du heavy metal. Cette cité industrielle du Nord de l’Angleterre vit éclore en son sein les séminaux Black Sabbath et Judas Priest.

5.6. Les pères fondateurs

Avant de devenir Black Sabbath, le groupe de l’emblématique chanteur et frontman Ozzy Osbourne s’appelait Earth. Malheureusement à la fin des années 1960, une formation homonyme écumait, elle aussi, la scène anglaise. Cette homonymie créa de nombreux problèmes et malentendus lors des engagements de ces groupes. La méprise était des plus désastreuses dans la mesure où les styles des deux formations étaient diamétralement opposés. Un groupe jouait de la pop-musique planante et hallucinante alors qu’Ozzy et ses acolytes ne versaient pas dans le sentimentalisme musical. Il y eut une erreur de trop et par colère, rage et provocation, le groupe de heavy metal Earth devint Black Sabbath,149 en hommage au film d’horreur mettant en scène Boris Karloff.150 De ce nom allait découler toute l’imagerie mystérieuse, occulte et ésotérique dont se sont abreuvés tous les descendants de la famille metal.

En ce qui concerne la séminale musique de Black Sabbath, il faut noter qu’elle est due à un handicap physique. En effet Toni Iommi, le guitariste du groupe avait perdu l’usage de phalanges à la main droite lors d’un accident du travail dans une aciérie. Ainsi il souffrait du même mal que le célèbre guitariste de jazz Django Reinhart. Pour compenser la perte de virtuosité, les guitaristes optèrent pour un style plus harmonique interprété avec un très habile jeu minimaliste. C’est ainsi que sont apparus des riffs151 accrocheurs joués en boucles, comme pour hypnotiser les auditeurs. D’un handicap physique sont nés les canons de l’esthétique sonore métallique : riffs et boucles sont indissociables du heavy metal.

Sur l’importance et la valeur de Black Sabbath, voici ce que Rob Zombie nous dit :

146

Deena Weinstein. Op. Cit., p. 108.

147

Philip BASHE. Heavy Metal Thunder: the Music, its History, its Heroes. Garden City, NY : Doubleday, 1985. p. 4.

148

Philip BASHE, Wolf MARSHALL, Deena WEINSTEIN et Robert WALSER.

149

Lester BANGS. “Bring your Mother to the Gas Chamber. Part 1” Creem, Juin 1972.

150

Mario BAVA et Salvatore Billitteri. Tre volti della paura, I, 1963.

151 Riff : mot créé par les musiciens de jazz : courte phrase mélodique (deux à quatre mesures) qui est jouée plusieurs fois de suite et

« Chaque bon riff a déjà été écrit par Black Sabbath. N’importe quoi que fait n’importe qui, c’est du plagiat pur et simple. Ils peuvent jouer, disons, différemment ou à l’envers, ou plus rapide ou plus lent mais [Black Sabbath] ont tout fait. »152