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Le souvenir et la crainte de l’esprit de 1848

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 60-64)

DE LA MORALE AU DROIT SOCIAL

A- Le souvenir et la crainte de l’esprit de 1848

L’histoire de la Deuxième République est contrastée : née de l’immense espoir révolutionnaire (1), elle se révèle incapable de répondre aux aspirations populaires, à tel point que l’échec de 1848 en matière sociale a constitué un traumatisme inaugural (2).

1- Les idées révolutionnaires

55. Le régime de Juillet occasionne la redécouverte d’une idée tombée en désuétude : la République. Or, les hommes se réclamant de cette idée soulignent la nécessité de mettre un terme aux abus les plus criants du libéralisme. Les préoccupations sociales constituent, à des degrés divers, un thème de réflexion politique, comme en témoigne un certain nombre de pétitions politiques républicaines188. Au-delà des revendications de ce républicanisme social, l’époque voit le développement de critiques fondées sur une nouvelle idéologie : le socialisme. En effet, pour une famille d’esprits fort divers, tels que Saint Simon, Fourier, Proudhon, Blanc, Leroux, Blanqui, Cabet, susceptibles d’être regroupés, au prix d’une immense simplification, sous l’appellation “socialistes” ou “communistes”, le développement du prolétariat sous la Restauration monarchique constitue un sujet d’indignation. Les émeutes ouvrières anglaises de 1816 ainsi que les révoltes des Canuts de Lyon en 1831 et 1834 ont attiré l’attention sur les conditions d’existence misérables d’une partie importante de la population et

187 R. CASTEL, Les métamorphoses…, précit., p. 237.

188 Ainsi la Société des droits de l’homme, regroupant, entre autres, Cavaignac, Raspail, d’Argenson ou Leroux, se réclamant nettement du projet de déclaration robespierriste d’avril 1793 ou le programme de la revue républicaine de 1834 appelant à améliorer « physiquement et moralement le sort du prolétaire ». V., pour une présentation et une analyse des revendications républicaines pour un droit à un minimum de solidarité sociale, M. BORGETTO, La notion..., précit., pp. 241-242 et F. DREYFUS, L’assistance sous la Seconde République, précit., pp. 19 et s.

polarisé la pensée socialiste sur la question du paupérisme, assimilée à celle ouvrière. Annonçant le thème marxiste de l’exploitation, leur réflexion porte sur l’organisation du travail et la possession des moyens de production et comporte une sévère critique de l’ordre libéral. Parallèlement à l’essor des thèses socialistes se développe un renouveau de la doctrine religieuse face à la pauvreté, caractérisé par le catholicisme social. Si l’expression en elle-même date des années 1890, son origine remonte au début du XIXe189, sous l’influence de penseurs divers comme Lamennais, Montalembert ou Ozanam. Radicale ou nuancée selon les auteurs, cette relecture prolétarienne du christianisme amène une critique, quelquefois virulente, des principes et des conséquences sociales désastreuses de l’ordre libéral et fonde, en tout état de cause, des revendications sociales affirmées190, notamment sur le thème central de l’entraide par la mutualité.

La monarchie de Juillet voit ainsi la rencontre de différentes doctrines avec les revendications matérielles d’ouvriers des faubourgs, encore largement étrangers à ces doctrines politiques mais dont la condition est insupportable. Cette conjonction explosive n’attendait qu’une étincelle, elle se présente le 22 février 1848. Deux jours plus tard, Paris, couvert de barricades, constitue le foyer de revendications populaires et voit, à la chute de la monarchie, l’instauration d’un gouvernement provisoire porteur de toutes les espérances d’une démocratie non seulement politique, mais aussi sociale. Ainsi, Lamartine, présentant à l’Assemblée les projets du Gouvernement provisoire s’exclame-t-il : « en proclamant la République, le cri de la France n’avait pas proclamé seulement une forme de gouvernement, elle avait proclamé un principe. Ce principe, c’était la démocratie pratique, l’égalité par les droits, la fraternité par les institutions. La révolution accomplie par le peuple devait s’organiser, selon nous, au profit du peuple par une série d’institutions fraternelles et tutélaires propres à conférer régulièrement à tous les conditions de dignité individuelle, d’instructions, de lumières, de salaires, de moralisation d’éléments de travail, d’aisance, de secours et d’avènement à la propriété qui supprimassent le nom servile de prolétaire »191. Le projet d’action ainsi présenté est éminemment révélateur : la fraternité, cette composante essentielle de l’esprit de 1848, est affirmée mais l’idée libérale de tutelle lui est immédiatement adjointe, annonçant d’emblée les limites que les républicains au pouvoir n’entendent pas dépasser. Ce hiatus entre les exigences populaires d’un Etat républicain et social et les positions très modérées de la majorité républicaine entraînera très logiquement les insurrections de juin et la violente répression qui s’ensuivit.

2- Le traumatisme inaugural de 1848

Si 1848 fait figure de « traumatisme initial »192, selon la formule de J. Donzelot, c’est que cette date opère un divorce entre l’idéal républicain, désormais

189 V. sur la question, J.-B. DUROSELLE, Les débuts du catholicisme social en France (1822-1870), PUF, 1951.

190 J.-B. DUROSELLE, précit., pp. 94 à 120 ; A. CUVILLIER, Hommes et idéologies de 1840, M. Rivière, 1956, pp. 95-144.

191Compte rendu des séances de l’Assemblée Nationale, 1849-1850 (ci après Compte Rendu…), séance du 6 mai 1848, T. 1, p. 35.

réalisé par le suffrage universel, et la démocratie sociale, réclamée par les ouvriers parisiens mais rejetée par le gouvernement provisoire et le constituant.

a- Les revendications ouvrières

56. En dépit des nettes réticences de Lamartine et Arago, Blanc et Albert, tout à

la fois soutenus et entraînés par les émeutiers en armes, font proclamer le droit au travail et la création des ateliers nationaux. Ces derniers, censés s’inspirer des ateliers sociaux théorisés par L. Blanc, sont placés sous l’autorité du ministre des travaux publics, Marie, qui, par ailleurs, était leur adversaire. Le décalage entre les aspirations dont cette création était porteuse et ses résultats concrets est évident : comme le remarque C.A. Colliard, « la création des ateliers nationaux replaçait en réalité le droit au travail dans le cadre même de l’assistance » et il n’était pas jusqu’au ministre dont ils dépendaient pour voir en eux une simple « organisation de l’aumône »193, irréalisable pratiquement qui plus est. Faute d’organisation et de motivation politique, les ateliers nationaux rassemblent des hommes occupés au début à de vagues travaux de terrassement, puis désœuvrés et enclins à la contestation antigouvernementale. D’où l’idée que ces “rateliers nationaux”, comme les appelait la bourgeoisie, sont des foyers d’agitation ouvrière à l’origine des émeutes du 15 mai et de la tentative de renversement du gouvernement provisoire194. Leur dissolution, annoncée le 21 juin, est le prétexte aux journées insurrectionnelles qui mettent en présence deux camps désormais nettement opposés : les bourgeois et les paysans, d’un côté, effrayés par la révolte des “partageux” et, d’autre part, les ouvriers, désespérés de cette République qui répond à leurs revendications sociales en les faisant massacrer195. L’ordre républicain qui s’annonce ne sera en rien la traduction juridique des aspirations sociales des ouvriers. Le texte même de la Constitution, voté le 4 novembre après le retour de l’ordre dans les rues de Paris, le prouve.

b- Le texte de la Constitution du 4 novembre 1848

57. Certes, la Constitution contient bien une affirmation des fins sociales du pouvoir. L’article 1er du Préambule en témoigne, en disposant que « la France s’est constituée en République. En adoptant cette forme définitive de gouvernement, elle s’est proposée pour but de marcher plus librement dans la voie du progrès et de la civilisation, d’assurer une répartition plus équitable des charges et des avantages de la société, d’augmenter l’aisance de chacun par la réduction graduée des dépenses publiques et des impôts, et de faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion, par l’action successive et constante des institutions et des lois, à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être ». Pour autant, le texte suprême ajoute, quelques articles plus loin, une disposition rappelant en tout point la position libérale traditionnelle : les citoyens « doivent s’assurer, par le travail, des moyens d’existence, et, par la prévoyance, des ressources pour l’avenir, ils doivent concourir au bien-être commun en s’entraidant fraternellement les uns

193 C.-A. COLLIARD, précit., p. 789.

194 V. en ce sens les propos de THIERS, séance des 25-26 juillet 1848 : « le seul résultat de la création de ces ateliers immenses, que l’Etat veut établir, c’est d’assurer une armée à l’insurrection » (cité par F. DREYFUS, précit., p. 57).

les autres ». L’article VII du Préambule affirme ainsi la problématique libérale constante : la pauvreté est, de façon implicite, présentée comme le résultat de l’inconséquence de l’ouvrier et il dépend de la seule responsabilité individuelle d’y mettre un terme, par le travail et la prévoyance d’une part, par l’assistance fraternelle d’autre part.

Dans cette optique, la reconnaissance du droit au travail est rejetée196. Tout au plus, la République naissante le transforme-t-elle en assistance aux indigents valides par le travail. Ainsi, l’article VIII du Préambule reconnaît l’existence d’une obligation d’assistance pesant sur la société : « la République (...) doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en lui procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler ». Mais, comme le texte en témoigne, cette obligation est strictement limitée. D’une part, elle intervient subsidiairement pour conjurer la pauvreté, en cas de défaillance de l’industrie privée ou de la famille. D’autre part, cette obligation d’assistance est subordonnée à l’état des finances publiques, et les travaux de la commission de Constitution témoignent de ce souci d’encadrer la reconnaissance d’une assistance aux indigents valides : « il convient que l’Etat ne promette des travaux que dans les limites de ses ressources, et qu’il soit bien compris que ces travaux ne peuvent être des travaux professionnels, mais seulement des travaux généraux offerts dans les temps exceptionnels de chômage »197. L’article 13 de la Constitution précise cet engagement, en disposant que « la Constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l’industrie. La société favorise et encourage le développement du travail par l’enseignement primaire gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les institutions agricoles, les associations volontaires, et l’établissement, par l’Etat, les départements et les communes, de travaux publics propres à employer les bras inoccupés ; elle fournit l’assistance aux enfants abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources, et que leurs familles ne peuvent secourir ».

Certes, les dispositions constitutionnelles traduisent de nombreuses ruptures : renforcement du rôle de l’Etat198, investi d’un véritable devoir d’intervention afin « d’assurer une répartition équitable des charges et des avantages » et de faire

196 Même si le premier projet présenté était sensiblement différent, la Commission de Constitution a finalement rejeté la proclamation du droit au travail, suivant en cela la démonstration de Marrast : « ce droit ne pouvait et ne devait pas être consacré. C’est l’homme lui-même dans sa liberté et sa prévoyance qui doit chercher le travail. La société ne le lui doit pas, seulement elle doit établir des règles sages et faire des lois bien entendues qui permettent à chaque homme de trouver dans son travail un salaire qui le fasse vivre », Marrast ajoutant que la formule d’un droit au travail avait pu être source de malentendus, en ce qu’elle avait été comprise comme impliquant la transformation de l’Etat en « fabricant, marchand, grand ou petit producteur (...) Puisqu’elle pouvait prêter à des interprétations si contraires à notre pensée, nous avons voulu rendre cette pensée plus claire et plus nette, en remplaçant le droit de l’individu par le devoir imposé à la société » (Compte rendu..., T.3, p.597);V., sur le rejet du droit au travail par la commission, F. DREYFUS, précit., pp. 38 et s. ; G. LORAIN, Les conceptions sociales et politiques des constituants de 1848 d’après les travaux préparatoires, thèse Droit, Paris, 1930, p. 77; et, en faveur d’une reconnaissance limitée M. BORGETTO, précit., pp. 280 et s.

197Procès verbaux de la Commission, séance du 7 août 1848, 2e registre.

198 V. en ce sens J. RIVERO, G. VEDEL, « Les principes économiques et sociaux de la Constitution, le préambule », Droit social, fasc. XXXI, 1947, pp. 30-31.

parvenir les citoyens à davantage de bien-être199 ; énumération des moyens reconnus pour parvenir à ce but200 ; mise en avant du principe de fraternité, sur lequel repose l’intervention étatique201. Pourtant, la Constitution naissante est loin de rompre avec le passé assistanciel : non seulement la réorganisation du travail revendiquée par le prolétariat naissant n’est pas consacrée mais, plus encore, la Constitution républicaine ne fait qu’institutionnaliser au plus haut niveau de l’ordre juridique les mécanismes, traditionnels depuis l’Ancien régime, d’assistance aux invalides (inaptitude physique au travail, rattachement territorial) et l’embryon de protection sociale (assurance, épargne) telle qu’elle avait été conçue par les libéraux sous la restauration monarchique202.

C’est sous l’auspice de ces dispositions constitutionnelles que s’élabore une politique sociale d’assistance aux pauvres s’inscrivant dans la continuité des solutions libérales du début du XIXe siècle et perdurant dans ses principes sous le Second Empire.

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 60-64)