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La redistribution sociale

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 106-109)

§ 2- Les techniques juridiques

B- La redistribution sociale

89. Le souci de réduction de la pauvreté en tant qu’inégalité sociale se trouve

également en matière de prélèvements sociaux. En effet, si le souci majeur des pères fondateurs de la Sécurité Sociale était de permettre une indemnisation des victimes de risques, il fut aussi de réduire les inégalités de revenus et d’instaurer une redistribution présentée alors comme l’une des solutions essentielles à la question sociale. L’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945, fondant la Sécurité Sociale, est explicite sur ce point : « la Sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. (...) Le problème qui se pose alors est celui d’une redistribution du revenu national destinée à prélever sur le revenu des individus favorisés les sommes nécessaires pour compléter les ressources des travailleurs et des familles défavorisées »109. Le regard jeté a posteriori par le “père” de la Sécurité sociale, P. Laroque, confirme cette finalité : l’édification du système français de Sécurité Sociale a répondu à la volonté de « supprimer ou de réduire considérablement l’inégalité existant entre catégories sociales au regard de la sécurité du lendemain »110.

L’instauration de la Sécurité sociale marque donc une rupture nette avec l’ancien système des assurances sociales, où la redistribution était plus une conséquence des mécanismes instaurés que leur but. Cette nouveauté était soulignée à l’époque par la doctrine, qui voyait dans le principe de redistribution sur lequel se fonde la Sécurité sociale un instrument de correction des inégalités. Ainsi, P. Durand constatait en 1953 que, si « la politique de Sécurité Sociale veut sans doute indemniser les victimes de risque (...) elle se propose d’abord de remédier aux inégalités entre individus et classes sociales »111. Or, poursuivait l’auteur, « l’inégalité des situations individuelles étant à l’origine du problème social, la

109 Cité par M.-T. JOIN-LAMBERT, Politiques sociales, précit., p. 376.

110 P. LAROQUE, « Quarante ans de Sécurité sociale », RFAS, juillet 1985, p. 12.

111 P. DURAND, « Les équivoques de la redistribution du revenu par le Sécurité Sociale », Droit Social, 1953, p. 293.

redistribution apparaît comme une des solutions nécessaires de la question sociale ; elle prend place à côté des autres modes de redistribution du revenu national : assistance, gratuité des services publics (...) ou les subventions économiques »112.

Il semble toutefois que l’enthousiasme suscité par la naissance de la Sécurité sociale soit retombé. Cinquante ans plus tard, la doctrine est sensiblement plus nuancée quant aux buts poursuivis par les mécanismes de protection sociale, infirmant notamment l’idée d’une redistribution sociale verticale. Il est certain, en effet, que la Sécurité sociale est organisée sur un modèle assuranciel qui comporte trois caractéristiques : une contribution préalable en principe obligatoire, une solidarité horizontale - des actifs en direction des inactifs, des bien-portants vers les malades -, et un objectif de maintien des revenus plutôt qu’une prise en charge d’individus sans ressources. Dès lors, comme le constate R. Lafore, dès ses origines, la Sécurité sociale s’inscrit dans une « perspective de réparation et de rétablissement dans un état antérieur, bien plus que dans une logique de transformation sociale par changement des positions originelles des individus »113, et l’effet redistributif de cette institution serait, en réalité, peu important.

Il est vrai que le choix d’un système assuranciel n’a pas entraîné la suppression de l’ancienne assistance. Tout au contraire, en dépit des prévisions de l’après-guerre, l’aide sociale s’est étendue jusqu’à pénétrer l’institution de la Sécurité sociale, en entraînant la création en son sein de prestations non-contributives. Or, si l’aide sociale est bien fondée sur une logique verticale de transfert des riches vers les pauvres, son extension ne contribue pas toujours à réduire les inégalités sociales. Deux caractéristiques essentielles limitent son action redistributive : d’une part, la subsidiarité de l’aide sociale, qui ne peut intervenir qu’en dernier recours ; d’autre part, sa spécialisation, qui ne lui permet de prendre en charge que des besoins spécifiques et déterminés et ne constitue pas un dispositif de solvabilisation générale des personnes sans ressources, malgré la création de revenus minima catégoriels. Ces protections minimales, comme le souligne R. Lafore, « loin de modifier la position relative de leurs bénéficiaires, procèdent plus comme des assignations de statuts dans lesquelles ces derniers échangent l’acceptation d’une position dévalorisée (invalide puis handicapé, inapte au travail, personne âgée impécunieuse...) contre des prestations, très souvent matérielles et chichement calculées »114. Ce double constat permet à l’auteur de conclure que les mécanismes de protection sociale « opèrent essentiellement comme des dispositifs de conservation sociale par lesquels il s’agit, pour les plus nombreux engagés dans le modèle salarial et le mode de vie qui lui est attaché, de maintenir leur position relative dans l’accès aux biens matériels et symboliques que distribue la société, et pour les marginaux qui en sont exclus, de se stabiliser plus ou moins durablement dans un statut protecteur »115. Dès lors, l’éventuelle redistribution qu’ils instaurent, loin de favoriser une quelconque réduction des inégalités, ne fait que les conserver et les entériner. Plus encore, la prétendue redistribution qu’ils créent tend à être une

112 Id., p. 293.

113 R. LAFORE, « Services publics sociaux et cohésion sociale », Service public et lien social, précit., pp. 369-398, spéc. p. 375.

114 id., p. 376.

réparation « moins à l’égard des bénéficiaires qu’à l’égard de la collectivité, puisqu’il convient de la maintenir telle qu’en elle-même, d’une part en protégeant les travailleurs temporairement ou durablement écartés du monde du travail, et d’autre part en apprivoisant ceux qui n’ont pas accès au monde du travail »116. 90. Il convient sur ce dernier point de donner raison à R. Lafore : la finalité de la redistribution sociale réside bien dans le maintien d’une protection sociale, au double sens du terme : protéger les ayant-droits et les bénéficiaires, certes, mais aussi, voire surtout, « protéger la société des menaces de désintégration que lui font courir les phénomènes de marginalité ainsi que les risques sociaux »117. Mais c’est cette finalité même qui fonde le souci de réduction des inégalités à travers différents types de prestations.

L’effet redistributif des prestations sociales est ainsi indéniable dans leur volet vieillesse118. Elles ont permis la « fin des vieux pauvres », selon M.-T. Join-Lambert119. A la Libération, la situation préoccupante des personnes âgées a justifié l’organisation du système de protection sociale autour de cette question des plus urgente. La création d’un régime général de couverture sociale du risque vieillesse, puis sa généralisation et son amélioration progressives, ont eu pour effet de « largement éliminer la vieillesse comme facteur de pauvreté »120 et de reléguer aux oubliettes le terme d’ “économiquement faibles” longtemps employé pour désigner cette catégorie de la population. L’effet redistributif des prestations familiales est également important. En effet, la politique familiale développée après-guerre affichait un double objectif, à la fois démographique et redistributif. Ce dernier s’intensifie dans les années soixante-dix, par la création de mesures à caractère social telles que l’allocation d’orphelin, l’allocation de parent isolé ou l’assurance veuvage et par la mise sous conditions de ressources de certaines prestations, s’inscrivant ainsi dans le cadre d’une politique plus large de réduction des inégalités121. Mais la mise sous conditions de ressources des prestations familiales n’a pas entraîné le déclin de la redistribution horizontale -des célibataires et des familles sans enfants vers les familles nombreuses- au profit d’une redistribution verticale -des familles “riches” vers les familles “pauvres”122-. En effet, le choix a été fait de fixer des plafonds de ressources assez élevés afin d’attribuer les prestations concernées à un nombre important de bénéficiaires, ce qui a eu pour effet de maintenir un caractère horizontal à la redistribution que ces prestations opèrent123.

116 Id., pp. 376-377.

117 Id., p. 378.

118 V., toutefois, en sens inverse J.-J. DUPEYROUX, selon qui l’assurance vieillesse aurait pour effet de « voler » les catégories déshéritées (« 1945-1995 : quelle solidarité ? », Droit social, 1995, p. 713).

119 M.-T. JOIN-LAMBERT, ouvrage précité, p. 459.

120 V. sur ce point, M.-T. JOIN-LAMBERT, ouvrage précité, p. 461 ; M. BORGETTO et R. LAFORE, ouvrage précité, pp. 215-268 et la bibliographie citée.

121 V. en ce sens le rapport du Comité de pilotage de la conférence de la famille, Pour une politique globale de la famille, dact., avril 1997 (cité par M.-T. JOIN-LAMBERT, ouvrage précité, p. 550).

122 En sens inverse, pour M. MESSU, « la politique familiale s’affiche nettement comme une politique de redistribution en faveur des familles “pauvres” » (« Les finalités des prestations sociales », RDSS, 1994, p. 591).

123 Ceci permet à certains auteurs de souligner qu’« on est loin, avec notre système d’allocations sous conditions de ressources, d’un dispositif d’assistance aux familles à bas revenus » (M. BORGETTO et R. LAFORE, précit., p. 204). V. également, en ce sens, J.-C. RAY, J.-M. DUPUY, B. GAZIER, Analyse

La lutte contre les inégalités constitue donc bien une finalité des prestations sociales à caractère familial, même si, par delà les objectifs affichés, le résultat est nuancé124. Le principe d’une redistribution des revenus par le biais des prélèvements obligatoires (impôt sur le revenu et cotisations sociales) est donc certain, même si celle-ci s’avère limitée dans ses effets125.

L’égalité voit donc sa traduction assurée par un ensemble cohérent de dispositifs tendant à l’associer au principe de solidarité, que cela soit dans l’accès au service public ou dans des mécanismes de redistribution. Les objectifs de réduction des inégalités et de maintien de la cohésion sociale, auxquels cet ensemble participe, semblent donc solidement établis par un corpus législatif complet. Pourtant, cette conception de l’égalité semble concurrencée par l’émergence de nouvelles pratiques, présentées comme mieux à même de contribuer à la lutte contre la pauvreté et à la restauration d’une cohésion sociale menacée.

SECTION 2

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