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Les principes révolutionnaires d’assistance aux pauvres

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 41-46)

L’AFFIRMATION HISTORIQUE D’UN DEVOIR D’ASSISTANCE AUX PAUVRES

B- Les principes révolutionnaires d’assistance aux pauvres

37. Les principes révolutionnaires d’assistance aux pauvres ressortent très clairement des travaux des différents comités révolutionnaires créés au sein de l’Assemblée : Comité de Mendicité, tout d’abord, instauré par la Constituante le 30 janvier 1790 et confié à la présidence du Duc de La Rochefoucauld-Liancourt, lequel présentera entre 1790 et 1791 une série de rapports très éclairants sur les projets de réforme de l’assistance ; Comité de Secours public sous la Législative ; Comité de Salut Public, sous l’impulsion de Barère lors de la Convention. La tâche qui leur est assignée, dépassant le strict cadre de la lutte contre la mendicité, est de fixer le cadre général dans lequel doit s’inscrire la politique révolutionnaire d’assistance aux pauvres. Leurs travaux s’inspirent d’une démarche scientifique et rationnelle (1), leur permettant d’inscrire l’assistance au cœur du contrat social (2).

1- L’esprit scientifique et rationnel

38. Un esprit scientifique et rationnel, tout d’abord, anime les révolutionnaires. A l’empirisme de la charité, pratiquée de façon désordonnée et fragmentaire sous l’Ancien Régime, ceux-ci entendent substituer une démarche scientifique. Le Comité fixe l’étendue et les limites de ce qu’il considère comme un droit à l’assistance54, affirme la responsabilité de la société et l’obligation corrélative de l’Etat de secourir les indigents. Ces principes une fois établis, le Comité dénombre et classifie de façon très cartésienne les individus potentiellement admis à en bénéficier.

Or, sur ce point, le premier soin du Comité est de rappeler une distinction au fondement de la politique de secours ecclésiale et de la reprendre à son compte en changeant sa justification. En effet, le Comité distingue les “véritables” des “mauvais” pauvres. Il est, écrit-il, de « l’effet des lois sages (...) de distinguer par le traitement le vrai du faux, en secourant la pauvreté honnête et malheureuse, et

51 ROUSSEAU, « Discours sur l’Economie politique », Oeuvres Complètes, Gallimard, 1959, T. III, p. 271.

52 V. en ce sens Ph. SASSIER, précit., p. 149.

53 MONTLINOT, précit., p. 52.

réprimant le vice »55 . La justification n’est plus ni théologique ni morale, mais tout entière fondée sur la sagesse et la raison : « accorder des secours au-delà des vrais besoins, c’est, ou charger la société d’une contribution excessive, ou ne soulager qu’imparfaitement l’indigence sans ressources »56. Empreint de l’esprit des Lumières, le Comité entend désormais fonder sur la raison la distinction religieuse traditionnelle commandant une sélectivité dans les secours. Les vrais pauvres, ceux qui peuvent bénéficier des secours, sont ceux qui « manquant absolument de ressources personnelles, ne pouvant pas s’en procurer suffisamment par le travail, réclam(e)nt avec nécessité l’assistance publique dans les temps de maladie, de vieillesse, d’infirmités et dans les cas de calamités publiques ». Ce que la société doit, c’est « du travail en abondance à tous ceux qui peuvent travailler », aux autres qui ne le peuvent elle doit des secours gratuits57. Sur la base de cette affirmation, le Comité opère des distinctions supplémentaires, pour affiner et rationaliser davantage la distribution des secours, en prévoyant précisément les modalités d’assistance aux enfants, aux malades, infirmes et vieillards. Aux autres, les valides rejetant le travail, est en contrepoint refusée toute aide. La justification est évidente : aux yeux de Liancourt, fidèle en cela aux théories physiocrates, « si une charité indiscrète accorde avec insouciance un salaire sans travail, elle donne une prime à l’oisiveté, anéantit l’émulation et appauvrit l’Etat »58. L’argument suprême est tout entier contenu dans cette affirmation : l’assistance doit éviter deux écueils, « et ils se touchent de bien près », remarque Liancourt : « insuffisance de secours, c’est cruauté, manquement essentiel aux devoirs les plus sacrés; assistance superflue, c’est destruction des mœurs, de l’amour du travail, c’est désordre »59.

“Désordre”: le mot est lâché : cette bienfaisance que l’humanité exige, l’intérêt et l’ordre publics aussi la commandent. La misère est l’ennemie des gouvernements qui ne peuvent durer que dans la tranquillité et le bonheur perçus comme universels. S’ils sont assurés de la protection de l’Etat, les pauvres seront plus fidèles aux institutions établies, dont ils profiteront et qui allégeront leurs maux60. Cependant, le bon ordre veut que cette assistance ne soit pas inconsidérée mais obéisse à des principes rationnels, au premier rang desquels l’idée que « l’homme secouru par la Nation et qui est à sa charge doit cependant se trouver dans une condition moins bonne que s’il n’avait pas besoin de secours, et qu’il put exister par ses propres ressources »61. Ce principe est ressenti comme éminemment nécessaire et tout à la fois « moral, politique et humain, et même », entendre “surtout”, « bienfaisant pour la société, puisqu’il tend à lui donner de l’énergie, à lui créer des vertus »62.

55 Plan de Travail, p. 316. Les travaux du Comité ont été regroupés et publiés par C. BLOCH et A. TUETEY, Procès verbaux et rapports du Comité de Mendicité de la Constituante, Imprimerie Nationale, 1911. Les références citées renvoient à cette édition.

56 Id., p. 316. 57 Plan de travail, p. 317. 58 Premier rapport, p. 328. 59 Premier rapport, p. 330. 60 Plan de Travail, p. 314. 61 Premier rapport, p. 330. 62 Id., p. 316.

Ainsi, en 1790, toute la doctrine révolutionnaire de l’assistance est posée. Procédant d’un esprit rationnel et d’une démarche scientifique, les députés membres du Comité de Mendicité proposent l’organisation d’une politique de secours fondée sur une bienfaisance éclairée, tendant à assurer un ordre institutionnel stable et à susciter un « esprit public »63, au fondement duquel se trouve le principe révolutionnaire de fraternité64. En somme, l’assistance s’ancre dans la conception du contrat social.

2- L’assistance aux pauvres dans la théorie du contrat social

39. Tout l’effort des révolutionnaires consiste à fonder en droit une obligation

d’assistance aux indigents en la rattachant à la théorie du contrat social. Cette juridicisation des principes d’assistance procède de la reconnaissance d’une dette de la société (a) et entraîne une redéfinition du rôle de l’Etat (b).

a- L’affirmation d’une responsabilité sociale

Une réelle unanimité s’établit chez les auteurs du XVIIIe siècle pour reconnaître une responsabilité de la société à l’égard des pauvres et pour consacrer une obligation d’assistance, présentée comme une « dette sacrée »65. Pour tous, la pauvreté est une question sociale en ce qu’elle s’inscrit au cœur du contrat social, en apparaissant à la fois comme sa cause, son objet et sa raison66. La pauvreté est ainsi souvent présentée comme une situation de fait à l’origine du pacte social, l’association politique ayant pour motivation de permettre à chacun de bénéficier d’entraide. Le souci de sécurité matérielle est placé de la sorte au fondement du pacte social. De ce postulat, de nombreux auteurs infèrent une obligation d’aide et d’assistance pesant sur la société à l’égard de ses membres nécessiteux67. Cette idée, même si elle n’est pas unanimement partagée, a très nettement inspiré les législateurs révolutionnaires68. D’autres auteurs voient dans le besoin d’entraide non

63 Plan de Travail, p. 314

64 V., pour une analyse du rôle essentiel du principe de fraternité dans l’assistance révolutionnaire, M. BORGETTO, La notion de fraternité en droit public français, LGDJ, 1993, pp. 17-210.

65 Article 21 de la Déclaration des droits de 1793.

66 V. en ce sens F. EWALD, L’Etat Providence, Grasset, 1986, p. 74.

67 L’idée est particulièrement développée par Dufourny de Villiers : « le but principal, la condition nécessaire de la société a été la protection, la conservation des faibles et des indigents (...), c’est pour le faible, le pauvre et l’infirme que la Société s’est créée ». Le député en déduit la nécessité « de donner pour base inamovible du bonheur général des lois conformes au but de la société », à savoir « la protection, la conservation des faibles de la dernière classe » (DUFOURNY DE VILLIERS, Cahiers du quatrième ordre, 1789, rééd. 1967, EDHIS, p. 11 et 18).

68 Ainsi, le député MAIGNET y fait écho, lorsqu’il affirme que « tant que l’homme resta dans l’état primitif, lui seul dut pourvoir à ses besoins. L’homme livré à lui-même dut sentir son impuissance à satisfaire aux besoins dont il était entouré. (...) Il dut à chaque instant éprouver une résistance plus ou moins invincible, mais toujours suffisante pour lui faire sentir la nécessité de se rapprocher de son semblable, s’il voulait s’assurer une jouissance complète et encore plus se mettre à l’abri du besoin; il dut se former dès lors un pacte pour se garantir réciproquement la subsistance, de là la naissance des sociétés ». Convaincu par cette affirmation, le rapporteur voit comme une « loi fondamentale de la société celle qui l’avait provoquée, l’obligation de secourir l’indigence » (Projet de décret sur l’organisation des secours à accorder annuellement aux enfants et aux vieillards, A.P., séance du 26 juin 1793, T. 67, p. 477). De même, Saint-Just reprend le même thème lorsque, un an plus tard, il s’exclame : « les malheureux sont les puissances de la terre; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent » (séance du 8 ventôse an II, 26 février 1794, A.P., T. 35, p. 519).

un fondement du pacte social mais une conséquence de l’organisation sociale. Pour ceux-ci, l’assistance constitue une obligation de la société envers ses membres nécessiteux en raison de l’origine sociale de la misère. L’affirmation, tout entière contenue dans le mot célèbre de La Rochefoucauld-Liancourt -« ici se présente ce grand principe longtemps méconnu dans nos institutions sociales : la misère des peuples est un tort des gouvernants »69, fait écho à la dénonciation de Diderot -« lorsque le peuple meurt de faim, ce n’est jamais la faute de la Providence, c’est toujours celle de l’Administration »70- et annonce la condamnation de Barère : « la mendicité est une dénonciation vivante contre le gouvernement, c’est une accusation ambulante »71. La misère naissant d’une mauvaise organisation de la société, cette dernière devient débitrice d’une obligation d’assistance envers ceux qu’elle met à terre. Ceci est d’autant plus admis que l’assistance se présente souvent comme le « salaire de la patience du pauvre »72 : la garantie de secours à l’affamé constitue dans cette voie le meilleur moyen de protéger la propriété du riche contre les tentations nées de la misère73. Ainsi, l’obligation d’assistance apparaît bien, chez les révolutionnaires, comme une conséquence incontournable du pacte social, qui ne saurait, soit créer des situations de misère sans en assumer réparation, soit imposer la protection de la propriété du riche sans assurer au minimum l’existence du pauvre.

L’argument est ici essentiel : la misère est un grave facteur d’insécurité, non seulement pour l’individu qui en souffre mais aussi pour la société tout entière qu’elle menace. Ce constat fait la désolation d’un Mirabeau : « le peuple est prêt à vendre la Constitution pour un morceau de pain »74 et provoque l’exclamation du Comité de Mendicité : « de la misère au désespoir, il n’est qu’un pas, comme de la misère au crime »75, lequel souligne : « il est de l’intérêt public de prévenir les désordres et les malheurs où seraient conduits un grand nombre d’hommes sans ressources qui, maudissant les lois dont ils n’auraient jamais senti les bienfaits, pourraient par l’excès de leur misère être entraînés d’un moment à l’autre à servir les entreprises des ennemis de l’ordre public : toutes ces considérations politiques se réunissent donc aux cris impérieux de l’humanité pour qu’un gouvernement sage compte au rang de ses premiers devoirs le soulagement de la pauvreté »76. L’assistance, par le soulagement qu’elle apporte, apparaît bien chez les révolutionnaires comme une condition nécessaire non seulement à l’institution du pacte social mais à sa survie même. L’argument politique implique inévitablement une redéfinition du rôle de l’Etat.

69 Premier rapport, précité, p. 328.

70 DIDEROT, Encyclopédie, V° Faim.

71 BARERE, rapport précité, p. 246.

72 Ph. SASSIER, précit., p. 187.

73 V. en ce sens les propos du député OUDOT : « il faut que le pauvre apprenne ce qu’il gagne dans le nouveau cabinet social en respectant la propriété d’autrui », à savoir « le droit de réclamer des secours de la société » si son « travail est insuffisant pour subvenir à sa subsistance », A.P., séance du 22 avril 1793, T. 63, p. 110.

74 MIRABEAU, 13 juin 1789, cité par M. LEROY, Histoire des idées sociales de Montesquieu à Robespierre, Gallimard, 1946, p. 185.

75 Plan de travail, précit., p. 317.

b- La redéfinition du rôle de l’Etat

40. Puisque l’assistance est une dette de la société, c’est à l’Etat d’y pourvoir. Le Comité de Mendicité rejette toute forme d’assistance à caractère local ou municipal77, accusée d’être inefficace, corrompue et injuste, alors qu’un système d’assistance nationale et étatique est paré de nombreuses vertus : « l’assistance des classes infortunées est une charge de l’Etat, comme le paiement des fonctionnaires publics, comme les frais de culte, comme toute autre charge nationale. Le citoyen, en acquittant ses impositions, ne distingue pas plus la partie qui va soulager la pauvreté que celle qui doit entretenir les routes ou payer l’armée, et le malheureux, mis sous la providence unique de l’Etat, échappe aux reproches, aux regrets de celui qui est expressément imposé pour le secourir »78. Cette redéfinition du rôle de l’Etat marque, selon M. Leroy, la naissance de l’idée contemporaine de service public. L’Etat est appelé à « se substituer aux défaillances de l’empirisme social » et la loi

« est considérée comme ayant pour mission de créer un ordre nouveau »79. Certes,

l’idée n’est pas entièrement nouvelle. Elle a pu être rattachée à la conception paternaliste de la royauté, voyant dans la personne royale, non seulement un prince charitable mais aussi un père tenu de secourir ses enfants démunis80. L’idée se trouve sous la plume de Montesquieu, lequel écrit : « l’Etat doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé »81. Elle est reprise, dans un contexte laïc et démocratique, par Sieyès, qui affirme que « la loi doit être une institution protectrice » ou encore Mounier, lequel énonce que les lois « offrent un secours constant à la faiblesse »82. L’obligation paternelle pesant sur le roi devient une charge maternelle, incombant à la patrie et donc à sa traduction juridique : l’Etat.

La conséquence de cette prise en charge par l’Etat de l’assistance appelle logiquement, chez les révolutionnaires, une nationalisation du patrimoine hospitalier. L’assistance devient donc un service public, au sens contemporain du terme, puisqu’elle associe intérêt général, charge et dépense publiques, participation étatique. Au total, la Révolution a constitué un formidable laboratoire d’idées, où toutes les bases doctrinales de l’assistance moderne ont été posées. L’étonnante modernité et complétude des principes posés explique certainement leur faible traduction juridique et institutionnelle.

II- Les réalisations révolutionnaires

Les mesures juridiques prises par les assemblées révolutionnaires s’avèrent paradoxales. Les questions d’assistance étant un enjeu politique et doctrinal, la nécessité d’instaurer un nouveau système de secours apparaît urgente et fondamentale aux yeux des représentants de la Nation. Pourtant, malgré son

77 Affirmation qui n’est nullement contradictoire avec le principe du domicile de secours. L’assistance est nationale et étatique, mais ne bénéficie qu’à l’indigent “territorialisé”, c’est à dire inséré dans un tissu social.

78 Comité de Mendicité, Septième rapport, précit, p. 545.

79 M. LEROY, précit., T. 1, pp. 321 et 322.

80 En ce sens, Ph. SASSIER, précit., pp. 191 et s.

81 MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, XXIII, 29.

caractère crucial et consensuel, l’assistance ne fera l’objet, sous la Révolution, que de « promesses » ou de « proclamations »83, sans être réellement assurée. En effet, au silence de Constituante et la Législative (A) succède une certaine emphase de la Convention (B), sans que les principes proclamés ne soient rendus effectifs.

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